Ce que demandent les médecins justifie-t-il vraiment que la rigidité du gouvernement en vienne à hypothéquer notre santé ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Les spécialistes ont annoncé qu'ils se ralliaient au mouvement de grève des généralistes pendant les fêtes de Noël.
Les spécialistes ont annoncé qu'ils se ralliaient au mouvement de grève des généralistes pendant les fêtes de Noël.
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Complètement malade...

Les spécialistes ont annoncé qu'ils se rallieraient au mouvement de grève des généralistes prévu du 24 au 31 décembre pour protester contre le tiers payant généralisé.

Laurent Gerbaud

Laurent Gerbaud

Laurent Gerbaud est chef de service au CHU Hôtel Dieu de Clermont Ferrand. Il enseigne également l’Economie de la Santé.

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Atlantico : Les spécialistes ont annoncé qu'ils se ralliaient au mouvement de grève des généralistes pendant les fêtes de Noël. Les syndicats réclament notamment la revalorisation de la consultation à 25 euros et l'abandon du projet de généralisation du tiers payant. D'après le simple rapport coûts/bénéfices, la rigidité du gouvernement - au détriment de l'accès aux soins pour les Français - est-elle justifiée ?

Laurent Gerbaud : Il y a plusieurs questions soulevées. Premièrement, la revalorisation de la consultation de médecine générale de deux euros. Si l'on considère le coût d'une consultation réalisée par un médecin ayant effectué 9 ans d'études, on peut estimer que celui-ci n'est pas très élevé. Ceci dit, nous sommes face à un système d'assurance sociale en santé globalement en déficit, sauf lorsque, pour certaines complémentaires santé, il est possible de jouer sur une sélection du risque en privilégiant les personnes et les secteurs les plus rentables. Deuxièmement, pour de nombreux médecins, les hausses de charges sont tout à fait réelles: hausse des loyers - notamment là où la tensions sur eux est la plus forte (grandes, villes, littoraux du sud de la France), hausse des cotisations sociales pour rémunérer les employés (secrétaires, personnels de ménage,...), hausse des investissements en matériel, hausse de la dépense en chauffage, des frais d'assurance,..., ceci renforce la demande d'un "rattrapage" du prix de la consultation, alors même que le pays est peu ou prou en déflation. Cela constitue également une incitation forte à passer en secteur II à honoraires libres. Le troisième point tient au fait que le contenu d'une consultation médicale est très hétérogène. Lors des périodes longues de blocage du prix de la consultation, l’adaptation de nombreux médecins a été de réduire le temps de consultation, pour maintenir un revenu constant, en fractionnant les problèmes à prendre en charge en autant de consultations, en recourant plus volontiers à des examens complémentaires de débrouillage ou à des traitements d'épreuve, de sorte que, globalement, la pression sur le coût des consultations peut se révéler tout à fait accélératrice de dépenses de santé peu justifiées. Tout en créant un sentiment de malaise quant à la qualité du travail fourni, chez de nombreux médecins. Pour autant, la voie d'une augmentation du prix de la consultation en échange de consultations plus longues, plus souvent multi thématiques, n'a jamais été complètement explorée.  Des expériences ont été menées (médecins référents, contractualisation sur la qualité, forfaitisation,...) avec souvent des résultats intéressants,mais ces expériences sont restées limitées dans leur ampleur et dans leur durée. Car cela impose de travailler sur le rôle que l'on donne à la médecine ambulatoire, question fondamentale mais qui est escamotée au profit de positions simplistes. Or, notre modèle de soins fonctionne globalement comme il y a 70 ans, alors que la demande de soins a considérablement changé : multiplication des capacités de diagnostic et de soins, transition épidémiologique aboutissant au fait que la plupart des maladies soignées sont des maladies chroniques, prises en charge en médecine ambulatoire du très grand âge,...

La ministre de la Santé a annoncé que "sa priorité n'est pas la rémunération de l'acte" lors de l’émission "12/13 Dimanche" de France 3. Elle a toutefois évoqué l’augmentation "de la rémunération liée à tous ces actes de dépistage, de santé publique que mettent en place les médecins dans leur cabinet". Pourquoi refuser cette augmentation de deux euros sur la base tarifaire de la sécurité sociale si dans tous les cas une augmentation de la rémunération des médecins est envisagée ?

Il y a, depuis 2011, une tentative d'améliorer la connaissance et la qualité du contenu des consultations, par les contrats d'amélioration de la performance individuelle des médecins, remplacés par des contrats de rémunération sur objectifs de santé publique. Le problème tient à la façon dont ces objectifs sont établis, mesurés. Il ne représente qu'une petite partie des incitations qui pourraient et devraient être faites. En fait, sur le fond, rien ne change dans les systèmes de régulation et d'incitation en médecine ambulatoire. Ce qui amène à une dégradation progressive et continue de l'offre de soins : manque de médecins dans les territoires pauvres, concentration des médecins dans les secteurs où habitent  les plus demandeurs de soins ayant un pouvoir d'achat permettant de payer des dépassements d'honoraires, à savoir les retraités riches. C'est le principal motif de concentration des médecins sur les littoraux du sud de la France (et notamment la Côte d'Azur), Paris intra muros et la banlieue ouest et de la prédominance de médecins en secteur II dans ces territoires - ils peuvent ainsi gagner plus en travaillant moins, ce qui est un comportement tout à fait rationnel ! Ce sont des tendances lourdes, liées au déremboursement progressif des soins de ville par la Sécurité Sociale, soit directement (en plafonnant le taux de remboursement) soit indirectement en laissant se développer les dépassements d'honoraires et en laissant les complémentaires santé les prendre en charge. Or, je ne vois pas très bien comment on sort de ces tendances de fond, les incitations mises en œuvre étant trop timides, très à la périphérique du cœur des pratiques et souvent peu durables dans le temps.

Le levier augmentation de la prestation est-il plus coûteux pour la sécurité sociale que l'augmentation nichée sur les actes de santé publique ?

Ce qu'il faudrait ce serait penser notre offre de soins ambulatoires, le rôle qu'elle a à remplir et , une fois cela établi, de penser son mode de financement. D'autant plus que du côté hospitalier, la tarification à l'activité (incitant à faire tourner plus vite les malades et privilégiant les actes rentables) met sous pression la médecine ambulatoire en lui transférant une partie de la charge de soins. De surcroit, le développement des alternatives à l’hospitalisation classique (chirurgie ambulatoire, réduction des durées de séjour post accouchement, hospitalisation de jour,...) a pour objectif d'y faire des économies importantes (l'ANAP prévoit par exemple de "transférer" 25% des postes d'infirmier hospitaliers vers les EHPAD), tout en transférant des activités supplémentaires de soins vers le secteur ambulatoire.

Par ailleurs,  un élément coûteux de notre système de soins est le coût des actes  inopportuns. Ce problème tient en très grande partie à la complexité, d'une médecine disposant de nombreuses stratégies alternatives (mais pas équivalentes en termes de rapport coût/efficacité) que ce soit en termes diagnostic ou thérapeutique. De ce point de vue, la situation française est celle de nombreux pays développés. Par contre, nos avons des spécificités qui sont forts coûteuses : recours excessifs aux hypnotiques (avec en plus les conséquences de leurs effets secondaires), une pratique massive de dépistage de cancer de la prostate par PSA, en contradiction avec les recommandations renouvelées de la HAS et aboutissant à des traitements jugés inutiles (et délétères) par la HAS plus de 8 fois sur 10, des variations de pratiques entre départements ou régions amenant à faire varier le taux de certains actes (chirurgie de la cataracte,...) de 1 à 3, recours erratiques à l'imagerie médicale... Et à côté de cela nous peinons à avoir une couverture vaccinale correcte...

Sur la question de la généralisation du tiers payant, ce sera au médecin de se faire payer par l'Assurance maladie et les complémentaires santé. Soit quelque 400 assureurs différents. Les lourdeurs administratives que redoutent les praticiens sont-elles réelles ?

Concernant le tiers payant, il faut comprendre que sa réalisation est rendue complexe par le fait qu'il faut téléfacturer les actes non seulement auprès des CPAM, mais aussi auprès des complémentaires de santé, qui remboursent 30% du prix de la consultation. Ceci peut amener un médecin à gérer des rapports financiers (voire signer des conventions) non seulement avec deux ou trois CPAM, mais avec en plus 60 à 90 complémentaires de santé. Et cela se complique encore plus lorsque l'on doit recourir à des modalités dégradées de facturation (par exemple, si un patient a oublié sa carte vitale ou n'a pas sa carte vitale). Et que dire des actes considérés (par l'assurance maladie et au vu des informations transmises par le médecin) hors parcours de soins coordonnés. Qui devra rembourser l'assurance maladie puis la complémentaire santé en cas de facturation "à tort" ?

Le fait d'avoir laissé une part importante aux complémentaires santé rend complexe la gestion des recettes pour ceux qui pratiquent le tiers-payant. C'est notamment le cas de nombreux centres de santé qui, d'ailleurs, réclament un forfait administratif complémentaire pour appliquer ce tiers payant. Or, si dans un centre de santé ou une maison de santé on peut mutualiser des moyens de secrétariat entre professionnels de santé, cela a un coût.

En cas d'erreur ou de triche du patient vis-à-vis du parcours de soin, de carte de mutuelle non mise à jour, d'irrégularités... Les médecins pourraient-ils être financièrement lésés ?

Ils risquent bien de l'être, tout comme les centres de santé qui pratiquent actuellement le tiers payant. D'autant plus que certaines complémentaires santé peuvent introduire des conditions de conventionnement ou de remboursement difficiles à atteindre par des médecins isolés dans leurs pratiques ambulatoires.

Pour Jean-Paul Ortiz, président la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF), "transformer la carte Vitale en carte de paiement, c'est déresponsabiliser le patient et c'est banaliser l'acte médical, qui deviendra un service et un dû avec le risque de surconsommation. La gratuité induit des comportements différents !". S'expose-t-on en effet à ce risque avec la généralisation du tiers payant ?

Il existe incontestablement des abus de demandes de soins de la part de certains patients. Mais lorsque l'on cherche à les mesurer, ils ne représentent qu'une très faible part des dépenses de santé. Dans les centres de santé pratiquant déjà le tiers payant, cette dérive n'a été constatée que de façon très marginale.
Par contre, le risque de sur consommation est beaucoup plus fortement lié à des pratiques médicales inopportunes. Ces pratiques existent et ont été étudiées dans de nombreux pays développés - par exemple aux USA, le Pr Robert Brook ayant même défini l'opportunité comme la nouvelle frontière  [des pionniers] ("appropriateness, the next frontier"). Leur développement repose sur les modes de rémunération (favorisés par le paiement à l'acte), la complexité des stratégies diagnostiquées ou  thérapeutiques (qui amènent à couvrir large), le manque d'informations partagées et de coordination entre médecins (ce qui suppose de savoir rémunérer des temps de coordination),  une pression sur la durée de l'acte médical (plus il sera réduit - par exemple par un prix de consultation trop bas- plus il y aura tendance à multiplier des prescriptions de "couverture" inutiles), la qualité de la formation initiale et continue des médecins, la confiance excessive que l'on peut avoir dans les technologies médicales et une méconnaissance du niveau de preuve d'efficacité des actes entrepris.

Enfin, les syndicats dénoncent une prise en otage des praticiens par les caisses et mutuelles. Ces derniers mettent-ils réellement dans la balance leur indépendance et leur statut de libéraux ?

Il faut bien rappeler que les vrais médecins libéraux, au sens économique sont ceux agissant hors convention (puisqu'il n'y a pas de tiers financeur pour solvabliliser le patient - seul les règles d'offre et de demande s'appliquent). Mais cela ne concerne qu'une infime minorité de médecins, pour des exercices souvent très particuliers.

Les questions de l'indépendance du médecin et de la croissance continue des tâches bureaucratiques qui lui sont imposées sont des questions fondamentales pour la qualité de tout système de soins. Cela concerne aussi bien les médecins du secteur ambulatoire que des secteurs hospitaliers public comme privé. Il y a un réel fantasme selon lequel un contrôle accru du travail des médecins serait source d'économie et de performance. Ce qui amène à un développement continu de la pression réglementaire. Or tout règlement a horreur de trois choses: la complexité, l'incertitude (ou difficulté à classer ou catégoriser) et la nouveauté. Et la médecine est le domaine de la complexité (et encore plus avec l'augmentation de personnes âgées poly pathologiques), de l'incertitude (diagnostique, thérapeutique) et de l'innovation (des traitements, des maladies, des stratégies de diagnostique, de prise en charge,...).
Par ailleurs, un médecin a été formé à soigner, pas à remplir des papiers et effectuer des tâches administratives. Et les patients attendent de lui qu'il les soigne, non qu'il se consacre à des tâches administratives.
Par contre, il faut constamment se rappeler que  l'indépendance professionnelle a comme corollaire la responsabilité. Et les médecins doivent impérativement et urgemment s'emparer de la question de l'inopportunité d'une grande partie des soins actuellement délivrés en France.

Propos recueillis parFranck Michel / sur Twitter

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