"Responsables du bonheur en entreprise" : faut-il se méfier de ces nouveaux managers apparus aux États-Unis ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Aux Etats-Unis ont été inventés les CHO, "chief happiness officers", responsables du bien-être des employés.
Aux Etats-Unis ont été inventés les CHO, "chief happiness officers", responsables du bien-être des employés.
©Flickr

Un ami qui vous veut du bien

Votre mission, si vous l'acceptez : rendre les salariés heureux. Impossible ? Il se pourrait que cette initiative américaine, louable sur le principe, ne soit pas si simple à mettre en place dans la réalité de la vie d'entreprise.

Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Denis Monneuse

Denis Monneuse

Denis Monneuse est sociologue, directeur du cabinet Poil à gratter et chercheur à l’UQAM (l’Université du Québec à Montréal). 

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Atlantico : Aux Etats-Unis ont été inventés les CHO, "chief happiness officers", responsables du bien-être des employés. La création de ce nouveau poste est motivée par l'idée que des salariés heureux sont des salariés performants. Quel est le rôle de ces employés en charge du bonheur de leur collègue ? Concrètement comment s'y prennent-ils ? 

Denis Monneuse : Leur rôle derrière la notion de bien-être est surtout de travailler sur l’ambiance et la convivialité entre collègues. Ils s’assurent que l’aménagement de l’espace est agréable, ils organisent des réunions informelles entre collègues, éventuellement des évènements sportifs ou culturels. Ils améliorent la décoration des open spaces… Ils s’efforcent de mettre un peu de créativité et de divertissement parmi les collègues.

Xavier Camby : C’est une question de bon sens. Le bien-être est le premier facteur de la performance individuelle et collective. Quand tout va bien, quand on se sent aimé, qu’on est en bonne santé, qu’on a assez d’argent on est performant. Ce n’est pas toujours le cas lorsque l’on est malade, que l’on a des problèmes financiers, que l’on s’est disputé ; l’énergie est mobilisée ailleurs, on ne produit pas la même performance que quand tout va bien. Le bien-être du salarié est le principal critère de sa motivation. Ce qui est difficile ici, c’est que le CHO est responsable du bien-être qui, en fait, est la première responsabilité du manager lambda. On peut concevoir des organisations transversales mais le seul qui soit suffisamment proche de l’employé pour veiller a son bien-être, c’est le manager. Le bien-être est le premier critère de la performance, le mal-être est le premier vecteur de destruction de valeur : lorsque l’on n'est pas heureux dans son travail, le premier symptôme est l’absentéisme, or si la personne est à l’aise, son présentéisme augmentera.

N'est-ce pas infantilisant pour les salariés ?  

Denis Monneuse : Il est vrai que selon la conception américaine, le bonheur est lié au divertissement. La critique qui peut être faite est que l’on essaie de divertir les salariés pour leur faire oublier les vrais problèmes. C’est pour cela que ce type de poste pourrait être mal vu dans une entreprise où il y a par exemple des restructurations, des licenciements ou une surcharge de travail…

Xavier Camby : C’est l’inverse. Il ne s’agit pas de distribuer du chocolat mais au contraire de responsabiliser son collaborateur en lui demandant de quoi il a besoin. On n’entre pas dans une approche psychologisante ou analytique, l’idée est d’instaurer une confiance. Une intrusion créerait au contraire du mal-être, or il faut respecter la liberté de chacun. L’idée est de tout mettre en œuvre pour que le collaborateur se sente à l’aise. 

Si le concept peut paraître séduisant au premier abord, n'est pas finalement très intrusif ? A instaurer ce genre de fonction dans une entreprise, ne franchit-on pas une limite ? 

Denis Monneuse : Cela dépend du périmètre accordé à ce type de poste dans l’entreprise. Cela peut devenir intrusif, par exemple lorsque des événements conviviaux sont organisés et deviennent obligatoires, ou quand la présence des conjoints est "fortement conseillée/souhaitée"… De plus, tout le monde n’a pas envie d’avoir des moments festifs avec ses collègues, or les salariés se sentent obligés d’y aller. L’intrusion peut venir aussi sous l’angle des conseils d’hygiène de vie. Par exemple, des recommandations pour manger équilibré, pour arrêter de fumer peuvent être prodigués. Or ce n’est pas le rôle de l’entreprise que de s’intéresser à ce domaine. Le risque est que l’entreprise veuille faire le bonheur des gens à leur insu.

Xavier Camby : Former ceux qui encadrent le bien-être de leurs employés est un enjeu déterminant. 64% des salariés français vont au travail avec la peur au ventre, 80% des managers canadiens sont dans une détresse psychologique. Il est bien évident que dans de telles conditions il est difficile d’accomplir efficacement son travail.

La mise en place d'un CHO témoigne-t-elle d'une vision utilitariste et restrictive du concept de bonheur ? 

Denis Monneuse : Ce que l’on oublie sur la notion de bien-être et de bonheur, c'est que chacun le définit de manière différente. Ma source de bonheur n’est pas la même que celle de mon collègue.  En outre, les marges de manœuvre de ces CHO sont limitées. Si la restructuration ou le licenciement pèse, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Ce n’est pas le fait d’organiser des événements conviviaux qui va résoudre les problèmes initiaux. Est-ce que le CHO a vraiment le pouvoir de s’attaquer aux vraies racines du mal-être au travail ? Le bonheur au travail, c’est aussi créer des relations amicales avec ses collègues. C’est quelque chose qui se fait près de la machine à café ou à la cantine, ce n’est pas une troisième personne qui peut l’imposer. On ne peut pas forcer les gens à devenir des amis.

La recherche du bonheur par le manager peut-elle devenir un prétexte pour entrer dans l'intimité du salarié ? S'agirait-il en fait d'une façon de garder un oeil sur ses employés ?  

Denis Monneuse : Le risque est de donner une vision très normative du bonheur dans le sens où être heureux reviendrait à arrêter de fumer, à manger ce que préconise l’entreprise, à être toujours positif... et donc finalement cela risque de restreindre la liberté des individus, on va les obliger à entrer dans un certain moule. Un autre risque est que les employés se voient "obligés d’être heureux", n’aient plus le droit de se plaindre car leurs chefs diront alors qu’ils ne peuvent pas se plaindre car des postes ont été créés pour leur bien-être. Leurs plaintes paraîtront moins légitimes et recevables. De plus, le manager risque de se déresponsabiliser du bien-être de ses employés, ce qui est pourtant son rôle.

Ces stratégies ne sont-elles pas à double tranchant dans le sens où on peut avoir l'impression qu'elles dûpent les employés en leur faisant croire qu'elles s’intéressent à leur bonheur, alors que les motivations sont purement économiques ? 

Denis Monneuse : Cela peut être un peu hypocrite dans la dénomination utilisée, et peut éventuellement se retourner contre l’entreprise si le salarié dit par exemple que son bonheur, c’est de gagner beaucoup d’argent ou de passer plus de temps chez lui. Même chose pour les syndicats, ils peuvent utiliser ce terme de bonheur pour critiquer l’entreprise si celle-ci prévoit des plans de licenciement en disant qu’il s’agit là d’une preuve de ce comportement hypocrite, que les entreprises ne veulent pas vraiment le bonheur de l’entreprise.

Xavier Camby : Si on cherche à manipuler les employés ils le ressentiront immédiatement, cela va créer l’effet inverse. En revanche si on est sincère, ils voudront travailler plus longtemps et plus longtemps. 

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