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Un terroriste peut-il aujourd'hui changer l'Histoire ?
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Retour vers le futur

Les terroristes qui perpétuent des attentats de façon isolée comme Anders Breivik à Oslo ont-ils raison de penser qu'au-delà de l'horreur, leur geste pourra changer l'Histoire ? Que le sang vaut la peine d'être versé s'il peut faire avancer une cause ou éviter d'en faire couler encore davantage ? Gavrilo Princip n'a-t'il pas été le déclencheur de la première guerre mondiale en assassinant l'archiduc François Ferdinand, héritier du trône d'Autriche Hongrie, en 1914 ?

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Tout terroriste prétend changer l'Histoire : d'un coup de poignard ou de pistolet, il espère renverser un rapport de force, supprimer un obstacle à la libération, réveiller un peuple... Platon et Aristote discutaient déjà de la légitimité du tyrannicide : l'assassinat d'un dictateur est il juste si sa mort rend le pouvoir au peuple ? Les terroristes révolutionnaires qui se multiplient dès la fin du XIX° siècle en Russie et en Europe vont plus loin : ils démocratisent le principe. Ils acceptent de se rendre coupables, pour que, selon l'expression de Camus, « la terre se couvre d'innocents ». Comprenez : la mort de quelques cibles symboliques (policiers, bureaucrates, politiciens complices du système) peut accélérer la Révolution, et donc, au final, économiser le sang d'une émeute menée par les masses, mais plus risquée et plus tardive. Les successeurs donneront une définition encore plus large de la cible légitime (des gens dans un autobus, si leur mort peut constituer un message efficace et faire céder un gouvernement injuste, par exemple).

« Économe de la mort »

La démarche qui amène Breivik à tuer 76 personnes avec la froideur d'un bourreau est-elle si différente ? Acceptant, il le dit lui-même, d'apparaître comme le plus grand criminel depuis la seconde guerre mondiale, il est persuadé que son nom sera réhabilité dans quelques décennies. Probablement en 2083, date pour laquelle il a prévu la libération de l'Europe. Il pense en effet que son geste servira de détonateur : les bons Européens prendront conscience qu'ils sont menacés d'asservissement par l'Islam, "religion génocidaire" aidée par ses complices "multiculturalistes", comme les jeunes travaillistes "collabos", qui, dans son optique, ont bien mérité leur sort.

Qu'est-ce qui est délirant chez Breivik ? D'avoir la phobie de l'islam, de détester "l'Autre", de se replier sur son identité ou de refuser "la différence" comme on nous le répète a satiété depuis quinze jours ? Peut-être, mais à ce compte ceux qui haïssent le capitalisme ou le bolchevisme, le subversif ou le colonialiste, l'occupant anglais ou espagnol, le sioniste ou le feddayin (et leurs inévitables "complices") sont des millions.

La spécificité d'un Breivik c'est de se comporter en économe de la mort : tant de sang versé vaut tant de publicité pour ses idées ; cela fait gagner tant de temps dans la prise de conscience du peuple. Même si ledit peuple n'a nullement mandaté le Norvégien pour le sauver, il investit des morts pour toucher les dividendes de l'Histoire. Pour le moment, les réactions ne semblent guère lui donner raison. On peut parier que pendant quelques années, quiconque se risquera à douter de la douceur foncière de l'Islam ou des bienfaits de la diversité se verra accuser de nourrir les fantasmes annonciateurs de massacres d'Oslo. Mais qu'un raisonnement soit démenti par les faits ne l'a jamais empêché de trouver repreneur.

Massacre, mimétisme et efficacité

Demain, un écolo fou, le sectateur d'une religion apocalyptique, ou un obsédé d'un complot quelconque peut-il imiter Breivik ? La réponse est dans la question : c'est Breivik qui, d'une certaine façon, a imité Unabomber (années 1980), Baruch Goldstein (au tombeau des Patriarches en 1994), Timothy McVeigh (à Oklahoma City, 1995), ou le gourou d'Aum Shinrikyō (dans le métro de Tokyo, 1995), sans parler des jihadistes solitaires ou spontanés. Or le principe de mimétisme peut jouer demain pour une autre Cause.

Mais l'affirmation que le terrorisme change l'Histoire est ambiguë. Certes, l'assassinat de Kennedy, de Yitzhak Rabin ou d'Indhira Gandhi ont bouleversé la donne. Certes, l'homme qui fait exposer une bombe contre l'hôtel King David, la gare de Bologne ou le Drakkar de Beyrouth pèse plus qu'une armée sur le cours des événements. Mais en quel sens à long terme ?

Israël, l'Algérie ou l'État palestinien auraient-ils existé plus tôt, plus tard ou pas du tout, si leurs partisans n'avaient pas tué des innocents pour la cause ? Provoquer une réaction adverse, comme une répression disproportionnée ou une guerre (deux dans le cas du 11 septembre) fait-il avancer ou reculer les valeurs que l'on défend ? Du gouffre de cette question indécidable peuvent surgir ceux que Dostoïevski, le premier écrivain à décortiquer le raisonnement terroriste, nommait les Démons.

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