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L'autre guerre Russie-Europe
L'autre guerre Russie-Europe
©Reuters

En silence

La crise ukrainienne constitue le maillon d'une opposition plus vaste entre l'Europe et la Russie, sur la question de l'approvisionnement en gaz. Ce conflit est d'autant plus complexe qu'il implique indirectement les Etats-Unis et la Chine.

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi est conseiller scientique de Futuribles international et géoéconomiste spécialiste des questions énergétiques. Il est aussi docteur en géographie économique, professeur de relations internationales au sein de l’Enseignement militaire supérieur spécialisé et technique, intervenant à Sciences Po et à Polytechnique. Il est l'auteur de Energie, ressources, technologies et enjeux de pouvoir, chez Armand Colin (2017) et avec O. Kempf et F-B. Huyghe, Gagner les cyberconflits, Economica, 2015.

 

 

 

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Atlantico : En dépit d'une relative accalmie diplomatique sur le cas ukrainien, la confrontation entre Moscou et Washington semble se poursuivre sur un autre plan alors que l'Europe reste en partie dépendante du Kremlin dans son approvisionnement en gaz. Faut-il voir les tensions actuelles comme les prémices d'une guerre énergétique et commerciale plus vaste ?

Nicolas Mazzucchi : Le terme de « guerre énergétique » semble un peu fort ; néanmoins la crise ukrainienne a servi d’accélérateur à une confrontation énergétique dont l’Europe est à la fois acteur et enjeu. La Russie est le fournisseur privilégié d’un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie, République Tchèque, Pays baltes, etc.), avec l’Allemagne comme principal partenaire servant de nœud de redistribution. Même si la Russie est loin de disposer d’une hégémonie en la matière, notamment en Europe du Sud (France, Italie, Espagne), la dépendance aux approvisionnements énergétiques russes, si l’on confond gaz et pétrole, a tendance à s’accélérer.

D’un autre côté les Etats-Unis veulent de plus en plus rentrer dans ce marché européen avec une perspective d’exportation à court-terme de leur gaz de schiste. Profitant de la méfiance générée par Moscou sur ce dossier ukrainien, Washington joue de plus en plus du sentiment antirusse, dans les Pays baltes et en Pologne, pour se placer comme une alternative crédible.

Le regard de nombreux dirigeants européens se porte actuellement sur le projet de gazoduc "South Stream" initié par Gazprom et qui devrait entrer en fonction d'ici fin 2015. La réalisation d'un tel projet n'est-elle pas menacée actuellement par la crise ukrainienne ? Qu'en attendre ?

En réalité les projets Nord Stream et South Stream sont déjà issus d’une précédente crise avec l’Ukraine. A la suite des « guerres gazières » de la 2e moitié des années 2000 entre Moscou et Kiev, lesquelles ayant causé des disruptions dans les approvisionnements en Europe orientale, la Russie a pris la décision de créer un nouveau réseau. Ce dernier comprenant l’ancien réseau terrestre Ukraine-Biélorussie et deux nouvelles routes, l’une sous la Baltique au Nord et l’autre dans les Balkans au Sud, devait amoindrir le pouvoir d’influence dont disposaient les pays de transit (Ukraine et Biélorussie) en permettant des routes alternatives et desservir de nouveaux clients (Europe du Sud, Scandinavie).

Dans cette optique, South Stream, réalisé en partenariat avec de nombreuses entreprises énergétiques européennes comme ENI ou EDF, s’avère toujours aussi important tant pour la Russie que pour les pays sur son trajet. En outre, il faut également voir que South Stream avait été pensé par Moscou comme une arme pour bloquer le projet européen de gazoduc Nabucco devant relier le Vieux Continent aux ressources du Caucase (Azerbaïdjan) ou même d’Iran et d’Asie centrale. Cela en fait donc un projet doublement stratégique pour la Russie.

Du côté des Européens, si la France a fait entendre sa voix sur le dossier ukrainien, l’Italie, dont la compagnie pétrolière ENI est le premier partenaire de Gazprom sur le South Stream, a été particulièrement silencieuse. De même les différents pays concernés par ce gazoduc que ce soit dans les Carpates (Bulgarie), les Balkans (Serbie) ou même la Turquie dont la ZEE sera partiellement traversée par ce dernier, sont restés très silencieux.

Face à l'emprise russe sur l'Europe Centrale, Obama souhaite répliquer en autorisant la construction du gazoduc Keystone. Reliant le Canada au territoire américain, ce projet permettrait de renforcer l'indépendance énergétique de Washington tout en facilitant d'éventuelles exportations vers l'Europe. L'Amérique du Nord peut-elle devenir une alternative pour l'Europe face au durcissement de la Russie ?

Vis-à-vis de la question énergétique il se pourrait que les grands gagnants de cette crise ukrainienne soient les Etats-Unis. En effet ces derniers n’ont cessé ces derniers jours de jouer sur la peur de la Russie en Europe, notamment à l’Est, pour annoncer qu’ils allaient accélérer les procédures destinées à l’exportation de gaz issu de schiste vers les pays alliés ; comprenons ceux de l’OTAN. Si l’on replace cette nouvelle ambition dans le cadre du Traité Transatlantique voulu par B. Obama, c’est tout un pan de la politique économique des Etats-Unis vis-à-vis de l’Europe qui apparait. Jusqu’ici Washington offrait surtout le savoir-faire de ses compagnies pétrolières – principalement Chevron-Texaco - pour l’exploitation des ressources de gaz de schiste européennes mais il semblerait que cette crise serve d’accélérateur à l’ambition américaine de devenir un fournisseur privilégié du Vieux Continent. Il existe toutefois un problème d’infrastructures et de coûts. En effet il faudrait construire en Europe un certain nombre de terminaux de regazéification vu que le gaz américain serait exporté sous forme liquéfiée (GNL) ; or le GNL, même conventionnel, coûterait bien plus cher que le gaz conventionnel russe livré sous forme gazeuse pour des questions de coût logistique.

La Chine est dans ce contexte un acteur de poids alors qu'un accord de fourniture en gaz est actuellement en négociation avec la Russie. A-t-il des chances d'aboutir aujourd'hui ? Quelles en serait les conséquences ?

Les relations entre la Chine et la Russie ont toujours été particulièrement complexes depuis la rupture de Mao avec le parti communiste russe en 1960. A l’heure actuelle, il serait juste de dire que les deux sont interdépendants. D’un côté si la Chine est à elle seule le 4e producteur mondial de pétrole, elle ne cesse d’en augmenter l’importation au point d’être depuis fin 2011-début 2012, le 1er importateur mondial. Dans le domaine du gaz le problème est encore plus aiguë avec une demande qui ne cesse d’augmenter en vue d’une substitution partielle du charbon – notamment pour des raisons écologiques puisque le gaz est le moins polluant des hydrocarbures – et une absence quasi-complète de ressources nationales. Pour le moment la Chine et la Russie disposent déjà de plusieurs accords en ce domaine, par exemple 50% du pétrole transitant vers la Chine dans le pipeline Kazakhstan-Chine est en fait du pétrole russe, mais ces derniers se signent très lentement avec une certaine méfiance qui malgré tout persiste entre les deux. La volonté de Pékin de développer son influence en Asie centrale, lieu privilégié de la géopolitique russe, irrite beaucoup Moscou. De même les deux ont une vision opposée du rôle de l’Organisation de Coopération de Shanghai en matière d’énergie ; là où Pékin voudrait créer une sorte d’alliance fournisseurs-consommateurs, Moscou y voit plutôt la possibilité d’affermir son pouvoir sur un club de producteurs (Kazakhstan, Ouzbékistan). Néanmoins Moscou a besoin également de diversifier ses clients car si la Russie détient un certain pouvoir géoéconomique sur l’Europe, la réciproque est vraie. Pour le moment la quasi-totalité des infrastructures d’exportation de gaz et de pétrole russe partent vers l’Ouest, ce qui ne va que s’accentuer avec Nord Stream et South Stream ; or en cas de retournement de tout ou partie de ses clients européens vers d’autres fournisseurs (Algérie, Qatar, Etats-Unis), Moscou serait très embêté. La Chine représente donc pour la Russie un marché d’avenir quasi-obligatoire, plus complexe à gérer que l’Europe mais potentiellement plus rentable vu les projections de la demande sur les 30 prochaines années.

En parallèle, l'Iran peut aussi devenir un levier important alors qu'il est l'un des premiers producteurs de gaz naturel au monde. Le récent dégel des relations avec Washington pourra-t-il déboucher sur des accords énergétiques ?

Le dégel des relations entre les Etats-Unis et l’Iran est pour l’instant à peine entamé et, vu l’évolution très lente du processus, il risque de se passer du temps avant que l’Iran puisse devenir une alternative crédible en matière de fourniture de gaz pour l’Europe. Toutefois il est important de noter que Téhéran avait été envisagé au début du projet Nabucco comme fournisseur de gaz pour le gazoduc européen, signe que cette option n’est pas aussi fermée qu’elle apparait. Il faut également prendre en compte le fait que les sanctions internationales ont causé beaucoup de dommages à l’appareil productif de pétrole et de gaz iranien. La fin des contrats avec l’Occident et des investissements dans les infrastructures ont amené à une stagnation voire à une baisse de la production. Pour que l’Iran redevienne un fournisseur crédible, déjà faudrait-il y investir massivement pour relancer la production, le raffinage et le transport. Cela prendrait beaucoup de temps et aurait un coût certain. De son côté l’Iran a-t-il envie de se rapprocher d’une Europe qui l’a sanctionné ? D’autres pays sont, pour Téhéran, des clients bien plus intéressants comme l’Inde, le Pakistan ou même la Chine qui ont tous trois des velléités de construire des gazoducs et des pipelines vers leur territoire. Ces pays affichent des taux de croissance économique et démographique intéressants et se sont révélés des partenaires géopolitiques plus souples que les Européens, refusant de sanctionner Téhéran dans sa course à l’atome.

En quoi ces rivalités impactent-elles l'avenir du commerce mondial et de la mondialisation ? Se dirige t-on vers la formation de blocs animés par une rivalité commerciale croissante ?

Contrairement à ce que certains tentent de faire croire, nous ne sommes pas entré dans une nouvelle « guerre froide ». La Guerre Froide c’était deux systèmes opposés politiquement et économiquement qui n’avaient pratiquement pas de rapports géoéconomiques entre eux. L’on appartenait à un bloc ou à l’autre et on faisait des affaires avec ses alliés. Depuis le début des années 2000, nous sommes entrés dans l’ère de la mondialisation achevée où l’ensemble du système économique mondial est interconnecté ; c’est d’ailleurs là-dessus que V. Poutine n’a cessé de jouer lors de cette crise ukrainienne.

Dans ce cadre il est évident que tous les pays aspirant à devenir des puissances tentent de prendre l’ascendant par l’économie, notamment en déployant leurs entreprises dans des régions ciblées. Le Brésil par exemple cherche à s’implanter durablement en Afrique de l’Ouest – et ne s’en cache pas puisque cela figure dans tous les textes officiels traitant de la stratégie du pays – via ses entreprises énergétiques comme Petrobras, Eletrobras ou Odebrecht où il se heurte aux compagnies pétrolières françaises et chinoises.

Cette hypercompétition entre puissances voit l’Europe devenir de plus en plus un enjeu, notamment pour les Etats-Unis qui, lancés dans une course géopolitique au Pacifique avec la Chine, souhaiteraient sanctuariser leur influence sur le Vieux Continent. Certes c’est l’une des fonctions de l’OTAN mais avec la fin des grands engagements, Washington veut sécuriser sa position par une influence plus seulement géopolitique mais aussi géoéconomique et cette crise lui donne l’opportunité de le faire. De son côté la Russie a bâti son retour en tant que puissance sur les matières premières et le contrôle de flux mondial qu’elle en a.

L’Europe au milieu de ce jeu des puissances entre Russie, Chine, Brésil, Etats-Unis, fait plus figure d’enjeu que d’acteur. L’impuissance du Vieux Continent et l’incapacité des pays de l’UE à s’entendre – sur une politique énergétique commune par exemple – en fait une cible parfaite pour ceux qui, jouant sur les fractures intra-européennes, imposent leur pouvoir géoéconomique.

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