Petropolitik : la crise ukrainienne expliquée par les enjeux énergétiques<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Vue d'un ouvrier à travers un pipeline / photo d'illustration.
Vue d'un ouvrier à travers un pipeline / photo d'illustration.
©Reuters

Matières premières

N'oublions pas que l'Ukraine occupe une position stratégique entre la Russie et l'Europe, en partie pour le transit du gaz russe vers l'Union européenne.

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi est conseiller scientique de Futuribles international et géoéconomiste spécialiste des questions énergétiques. Il est aussi docteur en géographie économique, professeur de relations internationales au sein de l’Enseignement militaire supérieur spécialisé et technique, intervenant à Sciences Po et à Polytechnique. Il est l'auteur de Energie, ressources, technologies et enjeux de pouvoir, chez Armand Colin (2017) et avec O. Kempf et F-B. Huyghe, Gagner les cyberconflits, Economica, 2015.

 

 

 

Voir la bio »

Atlantico : L'Ukraine est considérée par la Russie, et par l'Europe, comme un pays stratégique quant aux enjeux énergétiques qu'elle représente. Quels sont-ils ? Se limitent-ils au gaz ? D'autres matières premières permettent-elles d'expliquer la crise ?

Nicolas Mazzucchi : La position stratégique de l’Ukraine est, pour l’Europe une position géographique. En effet, l’Ukraine est le lieu de transit par excellence du gaz russe vers l’Union européenne via un réseau complexe de pipelines dont le fameux Druzhba qui dessert la Slovaquie, la Hongrie, la République Tchèque et l’Autriche. L’Ukraine est ainsi un pays de transit dont le principal poids géopolitique, vis-à-vis de l’Europe, est celui des tubes le traversant. Cette position stratégique a néanmoins déjà été un problème, notamment lors des "guerres gazières" russo-ukrainiennes de la fin des années 2000 où les sanctions prises par Moscou à l’encontre de Kiev ont eu des répercussions jusqu’en Allemagne. A cette époque la coupure d’approvisionnement vers les pays d’Europe centrale et orientale a fait réfléchir tant leurs gouvernements que la Russie sur des solutions alternatives à cet acheminement gazier par voie terrestre. Côté est-européen des politiques de diversification des énergies, vers le nucléaire notamment, et des ressources ont été envisagées et côté russe s’est développée l’idée de contourner l’Ukraine. C’est ainsi que la Russie a décidé, en partenariat avec certains pays européens dont l’Allemagne de créer deux routes alternatives, l’un sous la Baltique, Nord Stream, et l’autre sous la Mer Noire, South Stream, pour diminuer la dépendance géographique au trajet ukrainien.
Toutefois la Russie est loin de ne fournir que du gaz à l’Europe. Elle exporte également du pétrole – 85 % du pétrole russe est exporté vers l’Europe – et surtout des métaux stratégiques indispensables aux industries occidentales comme le titane, le rhodium, le palladium, le manganèse, etc. De même la Russie est redevenue depuis quelques années un très important producteur de blé et une éventuelle cassure des relations économiques entre Russie et Europe aurait de graves conséquences sur les économies des deux.  

Ces enjeux énergétiques offrent-ils finalement une clé de compréhension plus pertinente de la position de la Russie sur ce dossier ?

Pour la Russie la question ukrainienne est avant tout un élément géopolitique et pas géoéconomique. En ce sens l’énergie ne me semble pas être une explication majeure de la crise en elle-même. Toutefois les retombées de cette crise peuvent rapidement se cristalliser autour des enjeux énergétiques (gaz, pétrole, mais aussi uranium) et des matières premières en règle générale (métaux, blé). Ces ressources naturelles sont en effet le principal levier de pression de Moscou pour éviter des sanctions de la part des pays occidentaux. On a beaucoup parlé de "retour de la Guerre Froide" mais il faut bien comprendre que la mondialisation a totalement transformé le paradigme des relations russo-occidentales. Là où auparavant il existait deux systèmes économiques opposés qui ne dialoguaient que marginalement, l’insertion de la Russie dans l’économie de marché à partir des années 1990 et la reprise en mains de l’économie par Vladimir Poutine à partir des années 2000 ont amené à une interdépendance des pays et à un renforcement de la position internationale de la Russie par l’économie. Là où il n’existe que peu de chances de voir les protagonistes se menacer militairement, il est par contre prégnant que l’arme économique est devenue il élément fort de la diplomatie des deux côtés.  

Pour quelles raisons la Russie pourrait-elle avoir intérêt à ce que la crise dure ? L'instrumentalise-t-elle en ce sens ? Permet-elle de maintenir des prix du pétrole plus élevés ?

La Russie ne me semble pas avoir un intérêt particulier à voir durer la crise. Les prix du pétrole et du gaz devraient mécaniquement, dans les prochaines années et décennies, connaitre une hausse. En effet si les pays de l’OCDE sont en train de réduire leur consommation d’énergies fossiles, la croissance économique et démographique des pays émergents – tant des grands émergents comme l’Inde ou la Chine que des émergents secondaires comme la Turquie, le Mexique ou la Corée du Sud – va prendre le relais. Or cette croissance économique des émergents s’accompagne d’une transformation de leur consommation qui aggrave leur dépendance aux fournisseurs. La Chine, si elle est le 4e producteur mondial de pétrole, en importe quand même de plus en plus ; sans parler de sa courbe d’importation du gaz qui est exponentielle.
Dans ce cadre la Russie n’a pas un intérêt à faire monter des cours qui vont de toute façon monter. Au contraire même puisque plus la crise dure, plus on court de le risque de voir un retrait de l’économie russe de la part des pays occidentaux. Cà n’est pas un hasard si la bourse de Moscou a perdu près de 10% le jour de l’annonce des premières sanctions occidentales. Si les pays européens sont dépendants de la Russie, cette dernière est également dépendante, notamment dans le cas de certains produits technologiques ou de coopérations économiques dans l’aéronautique, l’automobile, etc. Cela fait plusieurs années que la Russie cherche à se réindustrialiser avec l’appui des entreprises occidentales (Boeing, Renault, Fiat, etc.) et une coupure des partenariats serait également dommageable pour Moscou.  

A cet égard les sanctions envisagées par les Occidentaux sont-elles adaptées ?

A mon avis une politique de sanctions contre la Russie, eu égard à la manière dont elle est menée, n’est pas constructive. L’Allemagne qui, tout en condamnant l’attitude russe cherche avant tout à négocier, me semble plus réaliste. La question ukrainienne est complexe et ses racines plongent loin dans l’histoire ; penser que la Russie est unilatéralement responsable de la situation c’est adopter une vision manichéenne et, pour le coup, très "Guerre Froide". Certes Vladimir Poutine tente d’imposer sa vision et ses solutions de manière brutale, toutefois il est important de trouver un compromis sur l’Ukraine qui puisse satisfaire tout le monde. Eu égard aux déterminants économiques du pays, une partition de l’Ukraine se ferait à l’avantage net de la Russie qui y récupèrerait les régions les plus productives et les plus intéressantes géopolitiquement avec un accès renforcé à la Mer Noire.

Propos recueillis par Marianne Murat

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !