Lutte contre le séparatisme et le jihadisme: point de convergence majeur entre les Émirats, le Maroc et l'Occident<!-- --> | Atlantico.fr
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Emirats arabes unis Maroc Moyen-Orient diplomatie
Emirats arabes unis Maroc Moyen-Orient diplomatie
©KARIM SAHIB / AFP

Géopolitico Scanner

Alexandre del Valle évoque la situation de rapprochement entre le Maroc et les Émirats arabes unis dans le cadre de la normalisation des relations avec Israël face à la menace iranienne et sur le front de la lutte contre le jihadisme.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Alexandre del Valle revient cette semaine sur le rapprochement entre le Maroc et les Émirats dans le double contexte de normalisation des relations avec Israël face à la menace iranienne puis de lutte contre le jihadisme et le séparatisme au Sahel et au Sahara occidental, que les Émirats ont officiellement reconnu, à l'instar d'autres pays arabes et des Etats-Unis, comme étant marocain à part entière. Cette avancée majeure pour Rabat est due au très efficace activisme diplomatique des Émirats arabes unis, rivaux majeurs pro-occidentaux du Qatar et plus grands ennemis des Frères musulmans et de l'Iran révolutionnaire khomeyniste.

Le 10 décembre dernier, le président sortant Donald Trump avait annoncé la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël, en échange de la reconnaissance - par les Etats-Unis et les Émirats arabes Unis, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Ce vaste territoire "non -autonome" (selon l'ONU) de 266.000 km² situé entre le Maroc, la Mauritanie et l'océan Atlantique, oppose depuis 1975, les indépendantistes du Front Polisario, soutenus par l'Algérie, au royaume marocain. En fait, le deal tripartite américano-émiro-marocain rentrait dans un "package" global de paix israélo-arabe inédit conçu par Donald Trump et son gendre Jared Kushner en vertu duquel 7 pays arabes ont normalisé leurs relations avec l'Etat d'Israël. Cet accord a été récemment dénoncé par une trentaine de membres du Congrès américain, mais Joe Biden ne reviendra pas sur cette avancée majeure car toutes les administrations américaines ont essayé de favoriser des rapprochements israélo-arabes. Pour le Maroc, qui a toujours eu des liens non conflictuels et officieux avec Israël et qui a toujours su protéger son importante communauté juive, la normalisation des relations avec Israël est moins problématique que pour d'autres pays arabo-musulmans plus proches du théâtre israélo-palestinien. Et les Frères musulmans du parti de la Justice et du Développement (PJD), formellement à la tête du gouvernement marocain, ont été obligés par le roi d'avaliser cet accord et sont en perte de vitesse électorale. Le roi Mohamed VI a d'autant plus réussi à l'imposer au premier ministre Saad Eddine El Otmani, personnellement opposé au départ, qu'il a invoqué la raison d'Etat et rappelé que l'ennemi principal du royaume marocain sont les indépendantistes du Sahara occidental et les Etats voisins qui les soutiennent comme l'Algérie et pas Israël. Par ailleurs, le renforcement des relations avec les Etats-Unis, les Émirats et Israël va permettre au royaume chérifien d'accéder à des technologies de pointe et des armes stratégiques pour sa défense dans l'éventualité d'un conflit de plus grande intensité avec les groupes armés du Sahara occidental, tant indépendantistes que criminels ou jihadistes, sachant que les indépendantistes sahraouis du Front Polisario se sont retirés récemment de l’accord de cessez-le-feu signé avec le Maroc en 1991 et qu'ils ont annoncé une reprise des attaques armées contre les forces marocaines.

Quel jeu joue le Qatar en aidant les indépendantistes sahraouis en guerre contre le Maroc?

Comme dans d'autres zones du monde arabe et de l'Afrique subsaharienne, on retrouve du côté des forces nationalistes anti-islamistes les Émirats arabes unis, et du côté des Frères musulmans et des groupes séparatistes et jihadistes, le Qatar. Doha soutient de ce fait le Front Polisario du Sahara occidental, les Frères musulmans de Libye (Tripoli), de Mauritanie, de Tunisie, de Syrie ou d'ailleurs, puis certains groupes jihadistes du Sahel, notamment au Mali, d'ailleurs souvent connectés aux rebelles sahraouis. Le Qatar s'est ainsi mobilisé diplomatiquement en faveur du Front Polisario en incitant des pays africains à reconnaître le Front, et en accueillant certains de ses leaders  au Qatar même, notamment Hassan Omar. La Radio Al Jazeera, voix officielle du Qatar, défend tant les Frères musulmans marocains du parti de la Justice et du Développement, à qui Doha accorde des aides financières via les ONG d'Allah « Qatar Red Crescent » ou « Qatar Authority for Charitable Activités »), que les Sahraouis. Pour un Etat "ami" de la monarchie marocaine, ces choix de Doha s'apparentent plus à des formes d'ingérence hostiles... Par contraste, les Émirats arabes unis combattent, de la Lybie à l'Egypte, les Frères musulmans, les forces jihadistes, l'irrédentisme turc, donc les alliés stratégiques du Qatar, ainsi que les rebelles du Sahara occidental récemment totalement désavoués par l'ouverture d'un consulat général émirien dans la capitale du Sahara occidental marocain. Il est clair qu'entre les deux pays du Golfe, les Émirats se comportent bien plus en allié stratégique de Rabat que l'étrange "allié" qatari. Outre la lutte contre le jihadisme, la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental et le rapprochement avec Israël, le Maroc et les Émirats ont une même perception de la menace globale représentée par l'Iran chiite révolutionnaire et ses branches armées au Yémen, au Liban ou en Irak. On se rappelle que le Maroc, emboîtant ainsi le pas aux émirats, a ainsi rompu les relations avec Téhéran en mai 2018 en représailles à la fourniture d'armement iranien au Front Polisario, via le Hezbollah libanais. La décision diplomatique émirienne de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental a d'ailleurs surtout pour but de renforcer le front arabo-israélien contre l'Iran et d'inciter du même coup Rabat à endiguer progressivement l'islam politique des Frères musulmans soutenus par le Qatar. Il est vrai que malgré la récente réconciliation avec les Émirats et l'Arabie saoudite, le Qatar demeure idéologiquement et stratégiquement sinon ennemi du moins un adversaire majeur des Émirats et des régimes arabes nationalistes en général hostiles aux projets néo-califales des Frères musulmans et des jihadistes. Et dans le cadre de la lutte contre l'État islamique et Al-Qaida (AQMI) qui, depuis la chute de Kadhafi en 2011, ont plongé l'ensemble de la zone sahélo-saharienne dans le chaos, les Émirats ont par ailleurs invité le Maroc en 2014 à rejoindre l'alliance militaire du Conseil de Coopération du Golfe (CCG).

Le conflit du Sahara et la menace terroriste commune

Le Maroc a été relativement épargné par le jihadisme depuis les derniers grands attentats de 2003. Toutefois, le fait que les groupes jihadistes progressent dans tous les pays du Sahel voisins du Maroc et se rapprochent des rebelles du Front Polisario, d'ailleurs souvent en lien d'affaires avec les jihadistes (drogue, trafics, armes, etc) sont un autre sujet de préoccupation commun à Rabat et Doha. Bien qu'ayant leur généalogie locale propre, les groupes jihadistes africains du Sahel sont respectivement rattachés au Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans, lié à Al-Qaida, au Nord, ou à l'État islamique au Grand Sahara", au Sud. Et depuis le 20 octobre 2020, lorsque des échanges de tirs et attaques ont opposé l'armée marocaine aux rebelles sahraouis du Front Polisario, la crainte d'une connexion entre la rébellion sahraouie et les jihadistes n'a cessé de croître, à l'instar de l'alliance entre séparatistes berbères de l'Azawad et Jihadistes au Mali qui a déclenché le conflit malien. Ce conflit a ensuite contaminé le Niger et le Burkina Faso et son moteur jihadiste-salafiste est en train de déstabiliser des pays jadis épargnés comme le Cameroun, la Côte d'Ivoire ou le Bénin. Rappelons par ailleurs que le Sahara occidental possède les plus grandes mines de phosphate du monde, une énorme banque de pêche, des réserves de pétrole impressionnantes, ainsi que des réserves de gaz, de fer, de cuivre et d'uranium. Comme le Niger voisin, où des entreprises françaises exploitent les importantes réserves d'uranium, le Sahara occidental ne peut devenir le fief d'un futur Etat jihadiste, au cas où les indépendantistes sahraouis fusionneraient comme leurs homologues nord-maliens, avec des jihadistes.

Ces dernières années, le Sahel a connu une forte croissance  des groupes jihadistes (GISM, Macina, AQMI-Al-Qaïda, Daesh, Boko Haram, etc.). Le ministère marocain de l'Intérieur a fait arrêter plusieurs jihadistes (dont des anciens du Front Polisario) affiliés à Daech, à Laâyoune, la capitale du Sahara occidental, en grande partie sous le contrôle du Maroc. Rappelons tout de même que l'Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), né en 2015 de la fusion de groupes islamistes militants préexistants, a pour chef Adnane Abou Walid al Sahraoui, né à Laayoune, et qu'il n'est autre que le petit-fils d'un chef sahraoui du Polisario... Et comme d’autres groupes jihadistes tels que la Katiba Macina (groupe jihadiste peul), l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) s'est spécialisé dans l'exploitation des griefs des communautés ethniques et tribales marginalisées pour recruter, en particulier (mais pas exclusivement) en ciblant les tribus Peuls et Berbères du Sud qui contestent les frontières reconnues des Etats post-coloniaux où ils vivent. La récente reprise des hostilités entre Sahraouis et l'armée marocaine pourrait fournir l’occasion recherchée à AQMI comme à Daech pour déstabiliser le Maroc ou établir un Etat néo-califal au Sahara occidental qui deviendrait aussi une zone de non droit propice aux trafics en tout genre et une base arrière régionale pour le terrorisme islamiste. En apportant son appui au Polisario pour l’indépendance du Sahara occidental, et en exploitant le chaos qui découle de la relance de ce vieux conflit, les jihadistes pourraient accroître leur légitimité "indigéniste" en épousant une cause nationaliste-indépendantiste qui remet en cause les frontières tracées par les anciens colonisateurs "mécréants". Les services secrets émiriens et marocains savent par ailleurs que, depuis 2011, des membres du front Polisario et d’AQMI coopèrent de plus en plus en matière de trafics de drogues et d’armes. Outre le Polisario, de nombreux jeunes rebelles sahraouis désœuvrés sont facilement recrutables par les centrales jihadistes. Et s'il est vrai que  le front  Polisario ne fait pas le poids à lui seul face à l’armée marocaine, Rabat pourrait s'enliser au Sahara occidental en cas de conflit asymétrique (guérilla et terrorisme) l'opposant à une alliance entre AQMI et le Polisario. Rappelons que plus de 1500 Marocains ont rejoint des groupes islamiques jihadistes en Syrie et en Irak et même en Libye depuis la fin des années 2010 et que les "revenants" ont déjà fait des petits, ces forces aguerries étant capables de former les nouvelles générations et de les fanatiser.

Le rapprochement émiro-marocain: une bonne chose pour la France et l'Occident

Du point de vue de la France et de l'Union européenne, le rapprochement entre, d'une part, les Émirats et le Maroc et, puis, de l'autre, entre des pays arabes et Israël, ne peut être qu'une bonne nouvelle. Car contrairement au Qatar, qui appuie le Hamas palestinien à Gaza, les Frères musulmans partout en Occident (et leur "séparatisme"), et même des groupes djihadistes en Afrique, au Proche Orient et donc indirectement dans nos "banlieues de l'islam", les EAU poussent les pays arabes à normaliser leurs relations avec Israël, donc à dédiaboliser le sionisme, meilleur moyen pour que la Cause palestinienne cesse d'être un carburant du jihadisme, et surtout n'exercent aucun prosélytisme en Europe puis combattent — depuis l'épicentre libyen — les djihadistes qui s'attaquent à nos soldats au Sahel. Hélas, assez peu de médias européens ont fait état des négociations stratégiques américano-israélo-arabes évoquées plus haut, souhaitées par l'Administration Trump et le prince-héritier émirien Mohammed ben Zayed al-Nahyan (MBZ), qui ont débouché, en septembre 2020, sur la signature du traité de paix d’Abraham, entre les Émirats et Israël d'une part, et Israël et Bahreïn, de l'autre. Cet important traité a ensuite été rejoint par le Maroc, la Mauritanie, le Soudan, et Oman. On oubliera probablement bientôt qu'il a été conçu par la "terrible" Administration Trump tant il est fondamental et propice à la paix. Par ailleurs, l'implantation à la fois diplomatique, économique et bientôt sécuritaire des Émirats arabes unis en Afrique de l'Ouest et au Maghreb, en même temps que d'Israël, va sans aucun doute "équilibrer" l'influence du Qatar et de la Turquie dans la région, pays dont les diplomaties et alliances sont directement tournées contre l'intérêt de la France et de l'UE. Le fait que le Qatar aide de plus en plus les rebelles du Front Polisario et d'autres groupes sahraouis connectés aux jihadistes des pays du Sahel a poussé depuis quelques temps le royaume marocain à rééquilibrer ses alliances extérieures, surtout depuis la reprise des attaques sahraouies dans le Sahara occidental. Les services marocains et Mohamed VI, qui parient d'ailleurs sur une érosion du vote en faveur des Frères musulmans du PJD, savent que des forces spéciales qataries avaient entraîné les islamistes qui ont fait tuer Kadhafi en 2011 puis ont assuré peu après l’entraînement des recrues du groupe jihadiste Ansar dine et appuyé le Mouvement national de Libération de l'Azawad (MNLA) qui ont déclenché la guerre au Mali en 2012 en s'alliant avec les jihadistes. Le pire scénario pour Rabat serait que ce schéma infernal d'appui conjoint aux séparatistes-rebelles et aux islamistes jihadistes se reproduise au Sahara occidental. La nouvelle coopération renforcée entre le Maroc et les Émirats arabes unis est également conçue pour conjurer cette éventualité inacceptable.

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