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Dans l'enquête des étoiles de David taguées à Paris, c'est un couple de moldave qui a été interpellé pour avoir dessiné 15 étoiles à l'aide d'un pochoir sur les murs dans le 10e arrondissement.
Dans l'enquête des étoiles de David taguées à Paris, c'est un couple de moldave qui a été interpellé pour avoir dessiné 15 étoiles à l'aide d'un pochoir sur les murs dans le 10e arrondissement.
©Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP

Du sel sur les plaies

Les menaces d'ingérence étrangère sont bien là. La conjonction d’opérations de désinformation, de manipulation et de provocation répétées sur un long terme finiront par saper le lien existant entre la société et ses élites.

Claude Moniquet

Claude Moniquet

Claude Moniquet, né en 1958, a débuté sa carrière dans le journalisme (L’Express, Le Quotidien de Paris), avant d’être recruté par la Dgse pour devenir "agent de terrain" clandestin. Il exerce ainsi sous cette couverture derrière le Rideau de fer à la fin de l’ère soviétique, dans la Russie des années Eltsine, dans la Yougoslavie en guerre, au Moyen-Orient ou encore en Afrique du Nord. En 2002, il cofonde une société privée de renseignement et de sûreté : l’European Strategic Intelligence and Security Center. De 2001 à 2004, il a été consultant spécial de CNN pour le renseignement et le terrorisme, et est aujourd’hui consultant d’iTélé et RTL. Il est l’auteur, notamment, de Néo-djihadistes : Ils sont parmi nous (Jourdan, 2013) et Djihad : d’Al-Qaïda à l’État islamique (La Boîte à Pandore, 2015), de Daech, la Main du Diable(Archipel, 2016) et, avec Genovefa Etienne, des Services Secrets pour les Nuls (First, 2016). Il est également scénariste de bandes dessinées : Deux Hommes en Guerre (Lombard, 2017 et 2018). Il réside à Bruxelles.

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Atlantico : Dans l'enquête des étoiles de David taguées à Paris, c'est un couple de moldave qui a été interpellé pour avoir dessiné 15 étoiles à l'aide d'un pochoir sur les murs dans le 10e arrondissement. Le couple, en situation irrégulière, aurait agi sur "la commande d'un tiers". Le commanditaire serait basé en Russie. Est-ce la Russie qui serait derrière cet acte ? C'est sa manière de faire ? 

Claude Moniquet : C’est en tout cas ce que prétendaient les deux ressortissants moldaves qui ont été interpellés. N’étant pas liés à la France ni à aucune communauté directement concernée par la guerre et n’étant pas connus pour une quelconque implication politique de quelque côté que ce soit, le fait qu’ils aient agi en mercenaires pour le compte de tiers est en effet une hypothèse plausible. Et ils évoquent un commanditaire « russe » et résidant en Russie. Maintenant, ce qui va compliquer un peu les choses, c’est qu’ils ne répondront plus à aucune question : arrêtés le 27 octobre, placés en centre de rétention administrative à l’issue de leur garde-à-vue, ils ont été immédiatement expulsés du territoire. Une rapidité inhabituelle. Mais pour répondre à votre deuxième interrogation, oui, cela tient la route. La Russie a développé, ces vingt dernières années, de formidables capacité de guerre non conventionnelle, de « guerre hybride » comme on aime à le dire aujourd’hui. Manipulations politiques, désinformations et   manœuvres de déstabilisation y jouent un rôle essentiel. Le but recherché est toujours le même : affaiblir « l’ouest global », un « monde occidental » perçu comme une menace, en sapant le contrat social, en jouant sur ses contradictions pour le miner de l’intérieur en exacerbant les tensions…     

Comment organise-t-elle ce type d'opération ? 

De manière générale, alors que le service de renseignement extérieur, le SVR, s’occupe essentiellement d’espionnage classique, c’est le renseignement militaire, le GRU qui est à la manœuvre dès que l’on en vient à la guerre hybride. Le GRU dispose de plusieurs unités « spéciales » capables de mener ces actions. Je pense à l’unité 26165, aussi connue sous le nom d’APT28, spécialisée dans la cyberguerre et qui peut aussi bien être utilisée pour des attaques informatiques très agressives visant à désorganiser un pays ou une structure en rendant ses réseaux inopérants que pour répandre de la désinformation via les réseaux sociaux.   

Il y a également l’unité 29155, dirigée par le général Averyanov. Spécialisée dans les assassinats (on lui dit entre autres la tentative d’empoisonnement de Sergueï Skripal, à Salisbury en mars 2018), elle mène également des opérations de déstabilisation. Je pourrais encore citer 35555, un laboratoire de psychologie sociale qui vise à analyser les faiblesses de l’adversaire, 54777, spécialisée dans la guerre psychologique ou 74455 dont la mission première est de diffuser des documents détournés ou forgés de toutes pièces afin de répandre sur la toile ou dans les médias des rumeurs susceptibles de nuire aux gouvernements et aux élites occidentales. Bref, c’est une véritable petite galaxie d’unités spécialisées qui gravite dans l’orbite du GRU pour mener ses opérations hybrides. Ce qui complique l’analyse, c’est qu’aucune de ces unités ne se cantonne à sa mission premières mais que tout le monde peut tout faire, à l’exception des assassinats qui sont exclusivement du ressort de l’unité 29155 en raison des « talents » particuliers que ce type d’action requiert. Mais le mode opératoire reste toujours le même. Les objectifs sont définis au plus haut niveau, au Kremlin et le GRU reçoit l’ordre de mettre ses spécialistes en œuvre. Ceux-ci peuvent agit en fonction d’un plan très structuré, à moyen ou long terme, qui définit une série d’objectifs tactiques s’inscrivant dans la stratégie globale qui a été définie ou, au contraire, réagir très vite, de façon opportuniste à une situation donnée qui n’avait pas été prévue. En d’autres termes, le GRU n’est pas une sorte de Deux ex machina, qui crée le désordre à distance, mais bien davantage une organisation qui tire profit de désordres existants ou potentiels pour les amplifier et atteindre son but : affaiblir l’ennemi. L’exécution, elle, suit un schéma récurrent les méthodes et « produits » sont conçus à Moscou et sont ensuite appliquées ou utilisées par des « illégaux » (des agents du GRU installés çà l’ouest en pénétration profonde, souvent depuis des années) ou par des « missionnaires » spécialement envoyés par « le Centre » pour une ou des mission(s) précises.    

On sait que lors de la présidentielle ou pendant les Gilets jaunes, les Russes ont cherché à nous déstabiliser. Par quels types d'opérations ? Quelles sont celles qui ont eu un impact ? 

On a en effet cru voir la main de Moscou à l’œuvre lors de l’épisode des Gilets jaunes. Je dis « cru voir » parce qu’en cette matière, les certitudes absolues sont rares, sauf à prendre un agent russe la main dans le sac. Mais il est admis que le GRU a manipulé des individus appartenant à la sphère complotiste et à l’ultra-droite pour envenimer les choses. Les Russes adorent jouer avec l’ultra-droite parce que celle-ci offre une couverture parfaite. Qui irait soupçonner un militant néo-nazi d’avoir des accointances avec Moscou ? C’est pourtant le cas. Si on prend la France, je ne citerai pas de noms mais deux militants d’extrême-droite, tous deux anciens du GUD ont créé il y a des années, à Moscou, une petite société de conseil qui est très proche à la fois du GRU et du Kremlin et qui s’est spécialisée dans les opérations de manipulation et de désinformation. Pour ce qui est de la présidentielle de 2017, je suis catégorique, parce que j’ai vu passer le matériel utilisé pour tenter de déstabiliser Emmanuel Macron et je sais qu’il venait, en droite ligne, de Moscou. Il faut bien comprendre que pour les Russes, la France est un objectif principal essentiel. Moscou rêve toujours de « déconnecter » Paris de l’OTAN avant de détruire l’alliance militaire occidentale. Et un président comme Emmanuel Macron, jugé très « atlantiste » est une cible de choix. Maintenant, il est extrêmement difficile de juger de l’impact réel de ce type de manœuvre. Moscou a-t-il vraiment eu une influence sur le mouvement des Gilets jaunes ? C’est possible, mais le mouvement était réel, il avait des racines françaises profondes et il se s’est déclenché sans aucune aide extérieure. A-t-il affaibli la France ? Oui, sans doute, mais pour un temps limité, et il n’a pas fait vaciller les institutions. Quant à la manipulation visant Emmanuel Macron, elle a fait long feu. Le matériel répandu était grossier, de sources invérifiables, diffamatoire et il n’a jamais trouvé le chemin des grands médias. On a retrouvé quelques mails d’Emmanuel Macron, sans doute détournés par l’Unité 26 165, sur Wikileaks ou sur les réseaux, mais tout cela n’a eu aucune influence sur le résultat des élections. Plus récemment, le GRU a diffusé en France de faux articles de grands médias (Le Figaro, le Monde, Le Parisien, 20 Minutes) ; parallèlement la même opération était menée en Allemagne. Le but était de diffuser l’idée que Paris et Berlin pouvait être hostiles à l’Ukraine et se désolidariser de ce pays. Les faux articles, hébergés par des « sites miroirs » des médias visés étaient postés, en quantités industrielles, sur les réseaux sociaux.   

Comment mesurer si ça marche ? Est-ce qu'il y a des études réalisées ? 

La Délégation parlementaire au renseignement vient de publier un rapport sur la question et souligne que la menace russe est importante mais qu’elle a baissé du fait des expulsions massives de diplomates-espions qui ont eu lieu partout en Europe depuis le déclenchement de la Guerre en Ukraine et de la fermeture des médias russes comme Russia Today. C’est sans doute vrai. Mais on ne peut pas ne pas remarquer par ailleurs que la Russie a joué un rôle majeur dans l’éviction de la France du Sahel ces deux dernières années, en manipulant avec succès les opinions publiques au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Donc oui, je dirais que ça marche. D’autant mieux que le résultat recherché n’est pas immédiat. Moscou sait bien qu’une seule opération ne suffira pas à faire « tomber » un pays. C’est une stratégie à long terme que l’on pourrait comparer à la stratégie « des milles entailles » pratiquée par la sphère djihadiste : un coup de couteau superficiel ne vous tuera pas, mais la répétition illimitée de l’agression, mille coups de couteau, vous videront de votre sang et vous mourrez. C’est la même chose avec les tactiques d’ingérence : la conjonction d’opérations de désinformation, de manipulation et de provocation répétées sur un long terme finiront par saper le lien existant entre la société et ses élites et la fragmenteront en autant de groupes qui entreront en rivalité puis un conflit. Le fruit pourrira de l’intérieur. C’est là le but recherché.   

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