Virus, bactéries et parasites : les agents itinérants des routes commerciales<!-- --> | Atlantico.fr
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Une dose de vaccin contre la Covid-19 et un globe terrestre.
Une dose de vaccin contre la Covid-19 et un globe terrestre.
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

Anne Levasseur-Franceschi et Gilles Dufrénot ont publié « Crises épidémiques et mondialisation, Des liaisons dangereuses ? » aux éditions Odile Jacob. Depuis toujours, les routes commerciales ont coïncidé avec l’apparition, la disparition et la réémergence des nouveaux virus. Ce livre propose de repenser la mondialisation en inventant des mécanismes de résilience face aux crises épidémiques. Extrait 2/2.

Gilles Dufrénot

Gilles Dufrénot

Gilles Dufrénot est Professeur de Sciences Economiques à Aix-Marseille Université et membre de l’Ecole d’Economie de Marseille (AMSE). Il est également chercheur associé au CEPII. Il est l’auteur de nombreux livres dont Les pauvres vont-ils révolutionner le 21ème siècle ?, sorti en 2018 aux Editions Atlande.

 

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Anne Levasseur-Franceschi

Anne Levasseur-Franceschi

Anne Levasseur-Franceschi est économiste, normalienne et agrégée en économie et gestion. Elle enseigne en prépa Normale Sup en zone de prévention violence à Bobigny. Ses travaux actuels en économie de la santé portent sur des sujets pluridisciplinaires impliquant économistes et praticiens de santé.

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L’évolution des civilisations nous permet de confirmer sur une vaste échelle historique la concomitance entre l’étendue des épidémies et le développement des routes commerciales. Envolons-nous avec les papyrus égyptiens pour découvrir les premières épidémies et atterrissons vers l’an 8000 avant notre ère, dans le Croissant fertile, qui va de la Mésopotamie jusqu’au Nil. Retrouvons nos fameux moustiques et nos animaux domestiqués. L’homme abandonne progressivement ses activités de chasse et de cueillette, s’organise autour de l’agriculture et de l’élevage, produit de la nourriture, développe des villages, et les premières routes commerciales apparaissent. Des guerres voient aussi le jour. L’expansion des échanges commerciaux et les conflits facilitent la transmission des maladies. Les premières épidémies apparaissent. Mais avançons dans le temps pour atteindre l’Antiquité.

La propagation des épidémies dans le monde ancien suit deux routes : celle de l’expansion du commerce et celle des guerres d’invasion s’étendant à plusieurs régions. Quelques exemples pourront montrer une certaine corrélation entre l’histoire de la navigation des marchandises, celle de la structuration des échanges à partir d’un centre névralgique de l’économie-monde et celle de la diffusion des pandémies. Il en fut ainsi de la peste d’Athènes (430-427 av. J.-C.) qui se révélera être une épidémie de fièvre typhoïde, de la peste de Constantinople en 542, de la variole à partir de 900 et de la peste bubonique qui arriva en Europe à partir de 1330.

La peste d’Athènes ne peut se comprendre que dans le contexte de la guerre du Péloponnèse, « la plus grande crise qui émut la Grèce » selon Thucydide*. Revenons rapidement sur l’histoire de la Grèce pour comprendre le lien entre cette peste et la guerre. Entre 490 et 479 av. J.-C., les guerres médiques instaurent la suprématie athénienne. Athènes ambitionne alors de contrôler une partie du centre et du nord de la Grèce, ce qui déclenche un premier conflit avec Sparte, ancienne ville grecque de la région du Péloponnèse. Mais ce n’est pas le « bon » moment pour se battre car chaque cité souffre déjà de problèmes intérieurs (révoltes notamment), et, durant trente ans, le calme domine avec deux alliances distinctes autour d’Athènes et de Sparte qui reconnaît l’Empire athénien. Cette paix ne dure pas et la guerre éclate entre Athènes et Sparte en 431 avant notre ère. Les Spartiates envahissent le Péloponnèse en direction d’Athènes, et, en 430, une épidémie de peste démarre à Athènes. Elle s’arrête puis reprend par vagues successives. Assiégée, Athènes est surpeuplée avec de nombreux réfugiés vivant dans de mauvaises conditions d’hygiène. La maladie devient très contagieuse. Elle se propage rapidement et provoque de nombreux décès parmi les médecins et la population. Elle décimera entre un quart et un tiers de la population d’Athènes.

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Les épidémies sont filles du commerce et de la guerre ! Le monde grec importait beaucoup de blé et devait donc financer ses importations via le commerce maritime, en exportant notamment du vin, des céramiques et de l’huile d’olive. Athènes devint une plate-forme d’échanges et la Grèce, un centre névralgique d’un commerce florissant la liant à l’Italie, à l’Égypte et aux îles de la mer Égée. Les navires marchands, ronds et stables, étaient très faciles à manœuvrer et quatre à cinq membres d’équipage suffisaient. D’après Thucydide, un navire marchand ne mettait que quatre jours pour faire le voyage de la cité grecque d’Abdère à l’embouchure de la mer Noire. De nombreux navires y transitaient et l’épidémie arriva probablement par un navire égyptien durant l’invasion spartiate en 430 av. J.-C. Et comme l’épidémie suit les navigants et les commerçants, elle eut comme source l’Éthiopie, puis se diffusa à l’Égypte, à la Libye pour ensuite se propager par la mer dans le Bassin méditerranéen, à l’Italie et à la Grèce.

On retrouve les mêmes liens entre commerce/guerre et épidémies de pestes à différentes époques.

Arrêtons-nous un instant sur certaines épidémies qui se sont développées entre le i er siècle av. J.-C. et le VIIe  siècle, et qui présentent un aspect « international » dans le monde ancien. Le développement de ces pandémies suit le transport des produits de luxe qui part de la Chine, traversant tout le continent d’Eurasie pour se retrouver au cœur de l’Empire romain.

Commençons par la peste antonine durant le règne de Marc Aurèle, entre l’an 165 et l’an 180, qui est probablement une épidémie de variole. Apparue lors de la prise de la ville de Séleucie, elle oblige l’armée romaine, qui domine alors le Bassin méditerranéen, à se retirer. Les soldats retournent à Rome et ramènent avec eux la maladie qui se propage dans tout l’Empire et l’affaiblit profondément, puis s’étend à l’Asie Mineure, à l’Égypte et à la Grèce. Elle provoque 5  millions de morts sur une population mondiale de 100 à 250 millions d’habitants et détruit jusqu’à un tiers de la population dans certaines régions.

Prenons maintenant l’exemple de la peste de Justinien, première pandémie connue de peste bubonique ou peste de Constantinople, en 541, qui provoque la mort de 30 à 100 millions de personnes en deux siècles, ce qui correspond à 25 à 30 % de la population mondiale. Très probablement partie d’Asie centrale, elle s’étend jusqu’à l’Empire byzantin, particulièrement à Constantinople, et  tout le Bassin méditerranéen est touché. On parle souvent des rats et des puces comme vecteurs, mais attardons-nous plutôt sur les routes commerciales et militaires. Constantinople est très bien située au niveau du détroit du Bosphore. Point de jonction entre l’Occident et l’Orient, elle occupe donc une place stratégique grâce au contrôle de deux axes commerciaux majeurs, le premier reliant l’Europe à l’Asie et le second joignant la mer Noire à la mer Méditerranée, par le biais de la mer de Marmara. De nombreuses marchandises transitent par cette ville, des soieries et des épices venues d’Orient pour être envoyées en Occident, ainsi que du bois, des fourrures et des métaux venant d’Occident. Véritable carrefour commercial, Constantinople propage donc la maladie dans tout le Bassin méditerranéen. Concernant la diffusion via la guerre, notons que les conflits entre les Perses et les Byzantins sévissent à cette époque. Des soldats byzantins sont présents à l’Ouest et ils sont rapidement contaminés, ils ramènent l’épidémie à Rome où le pape Pélage II succombe. Dans L’Histoire des guerres, écrite en 550, Procopius retrace la route de cette peste jusqu’en Chine et au nord-est de l’Inde, via les routes commerciales terrestres et maritimes. Le commerce reliait deux régions hégémoniques dans le monde, à savoir la Chine et Rome. Ces « routes de la soie », entre le i er siècle av. J.-C. et le Ve  siècle, marquent le début d’un commerce mondial. C’est la première fois que des produits de luxe, comme la soie et les épices, transitent le long de la Chine, de l’Inde, de la Corée et du Japon.

De même, les pandémies qui s’étendent à toutes les régions du monde entre le VIIe et le XVe siècle correspondent à une autre ère de mondialisation, à savoir celle de la route des épices avec le rôle clef des marchands arabes qui développent un commerce florissant entre la Méditerranée et l’Asie, et qui s’étend de l’Espagne occupée par les Maures à l’Indonésie. Depuis l’Antiquité, principalement en Europe et en Asie, des épices, herbes et aromates y transitent. Mais, au Moyen Âge, les marchands arabes font exploser ce commerce très lucratif (les épices comme la muscade, les clous de girofle deviennent très chers) car ils dominent les routes maritimes via l’océan Indien et aussi via les routes terrestres. Même s’il ne s’agit pas encore à proprement parler de mondialisation, ces routes des épices sont internationales. La Ceinture (route maritime) et la Route (route de la soie) marquant l’origine du commerce entre l’Est et l’Ouest sont nées !

Un autre exemple intéressant est celui de la peste bubonique qui part probablement de Chine et d’Inde et se transmet entre les différents continents via Venise, déjà mondialisée puisqu’elle commerce avec l’Europe, l’Empire byzantin et l’Asie. Elle atteint l’Europe à partir de 1330.

Arrive alors une deuxième pandémie de peste, la peste noire, qui part de Wuhan en Chine en 1334. Bien au chaud dans les puces des rats, le bacille de la peste n’hésite pas à emprunter tous les moyens possibles pour assouvir sa soif de voyage : il galope avec les soldats mongols sur les routes de la soie pour envahir Caffa, colonie génoise en Crimée, sur les bords de la mer Noire. Puis le bacille poursuit sa route en naviguant avec les marchands génois vers les villes portuaires de Sicile, d’Italie et d’Afrique du Nord. Mais un tel voyage ne peut s’imaginer sans emprunter les routes commerciales pour aller visiter toutes les grandes villes d’Europe, y compris Paris. Échanges via les routes commerciales terrestres et maritimes, mais aussi déplacements des populations et des armées dus à la guerre de Cent Ans, lorsque le commerce et la guerre s’allient pour favoriser la propagation des maladies, le coût est énorme : en vingt ans environ, 200 millions de personnes meurent dans le monde, avec plus d’un tiers de la population européenne décimée.

Entre le XVe et le XVIIIe siècle, plusieurs facteurs contribuent à l’essor des échanges mondiaux et accélèrent les pandémies : l’affirmation des empires européens sur le reste du monde, l’ouverture du détroit de Magellan qui favorise le commerce avec les Amériques et les expansions coloniales. C’est l’ère des découvertes avec de nombreuses innovations sur des navires de plus en plus performants, permettant aux Espagnols et aux Portugais d’explorer le monde et de favoriser un commerce devenu mondial. Les échanges se multiplient et le monde entier est infesté d’épidémies souvent nouvelles, qui durent parfois plus de cinq ans. Prenons l’exemple du choléra parti du Bengale, qui gagne la Russie puis l’Europe et tout le Bassin méditerranéen, pour atteindre Marseille en 1834. Ou encore la syphilis qui se répand en Europe via l’Amérique, les maladies tropicales comme la fièvre jaune et le paludisme qui se propagent dans le monde entier.

Poursuivons notre voyage à travers le temps. Nous arrivons aux XIXe et XXe siècles. Le même phénomène a été observé durant les deux premières ères de mondialisation : développement sans précédent du commerce entre grandes puissances grâce aux progrès technologiques et aux révolutions industrielles, et aussi à la mondialisation d’après-guerre. Prenons l’exemple des deux grandes épidémies de grippe, la grippe russe des années 1889-1893 et la grippe espagnole de 1918-1919 en sortie de guerre. Elles interviennent, l’une en pleine révolution industrielle, l’autre en fin de conflit. Les deux épidémies ont un lien étroit avec les flux migratoires, car elles se déplacent avec les armées et se diffusent très rapidement dans les zones de combat. Le XXe siècle est le siècle des découvertes, de la technique, du capitalisme industriel, mais aussi des grippes. Et ce n’est pas un hasard !

L’histoire des grandes pandémies coïncide donc avec celle de l’intensité des échanges et des conflits. Au XXIe siècle, l’essor fulgurant du transport aérien a décuplé les vitesses de propagation d’autrefois. Si la grippe de Hong Kong de l’été 1968 a parcouru une partie du globe en un an, sautant d’avion en avion pour atterrir à Taïwan, à Singapour, au Vietnam, aux États-Unis puis en Europe, les virus respiratoires des années 2000 ont été plus rapides. Ce fut le cas du SRAS de 2002 et de la grippe H1N1 de fin 2002 : le coronavirus du SRAS démarre dans des restaurants du sud-est de la Chine qui cuisinent des civettes palmistes infectées. Personnel du restaurant et clients sont touchés, le virus se propage rapidement dans trente pays, via les transports aériens (les lecteurs intéressés par l’histoire de la propagation de ces virus via le transport aérien peuvent consulter Mangili et Gendreau, 2005). En 2009, « vecteur malgré lui », l’avion transporte également le virus de la grippe A/H1N1. D’abord au Mexique, ce virus se répand dans au moins 125 pays.

La mondialisation et les épidémies virales entretiennent-elles donc des liaisons dangereuses ? Certainement, pour toutes les raisons évoquées précédemment. Cependant, la dangerosité d’un virus s’évalue ainsi par son taux de létalité, et non pas seulement par sa contagiosité. Par exemple, le SRAS de 2002-2003 aura duré neuf mois et causé peu de décès (774  morts). Le virus Ebola de 2014 est resté cantonné à une zone géographique limitée, en Afrique de l’Ouest et centrale, mais s’est révélé beaucoup plus dangereux (avec un taux de létalité de 50 %). Il en est de même du virus MERS de 2012, peu contagieux et localisé en Arabie saoudite avec quelques cas aux Émirats et en Corée du Sud. Son taux de létalité a atteint 60 %. Le Covid-19, très contagieux, ne devrait pas atteindre ce taux.

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Extrait du livre de Anne Levasseur-Franceschi et Gilles Dufrénot, « Crises épidémiques et mondialisation, Des liaisons dangereuses ? », publié aux éditions Odile Jacob.

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