Violences sexuelles dans le sport : les victimes bafouées face au culte du secret<!-- --> | Atlantico.fr
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Une photographie prise à Lansing le 16 janvier 2018 lors du procès de Larry Nassar, accusé d'avoir agressé une centaine de jeunes femmes alors qu'il était médecin pour l'équipe américaine de gymnastique et Michigan State University.
Une photographie prise à Lansing le 16 janvier 2018 lors du procès de Larry Nassar, accusé d'avoir agressé une centaine de jeunes femmes alors qu'il était médecin pour l'équipe américaine de gymnastique et Michigan State University.
©SCOTT OLSON / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / GETTY IMAGES VIA AFP

Bonnes feuilles

Patrick Karam et Magali Lacroze publient « Le livre noir du sport » aux éditions Plon. Trois marches. Et la plus haute que l'on grimpe dans la lumière. L'or dans les mains, la victoire, les acclamations, les caméras, la joie et la fête. Mais, à l'ombre des podiums, l'image est en fait écornée. Les dérives de la société sont entrées dans cet univers, masquées par les victoires, la fête, le partage et le respect des règles et de l'adversaire. Extrait 2/2.

Patrick Karam

Patrick Karam

Patrick Karam, docteur en sciences politiques, a fait son métier des questions liées au sport et aux dérives pouvant y être associées. Il est également vice-président du Conseil régional d'Ile-de-France en charge des sports, de la jeunesse, de la vie associative, de la citoyenneté et des loisirs depuis 2015.

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Magali Lacroze

Magali Lacroze

Magali Lacroze est journaliste d'investigation, reporter pour le programme "C dans l'air" de France Télévisions. Elle recueille depuis plus de dix ans les témoignages de vies qui racontent la société d'aujourd'hui.

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Au sein des clubs de sport et des organisations sportives, les espaces dédiés, de confiance, de prise en charge officielle des cas d’agressions sexuelles, pour les agressés comme pour les agresseurs, n’existent pas, ou sont rares. Avec son Rugby Social Club, Laëtitia Pachoud fait figure d’exception. Son équipe agit au sein même de la fédération depuis deux ans. «On travaille adossés à notre service juridique, main dans la main avec la commission sociale parce qu’on a aussi besoin de psychologues, de psychothérapeutes… Et moi-même, je fais beaucoup de terrain parce qu’il n’y a rien de mieux que le contact, la relation humaine. Quand il y a un problème dans un club, j’interviens immédiatement. »

Dans cette fédération, au contraire de beaucoup d’autres, les acteurs de la prise en charge et de la lutte contre les violences sexuelles sont identifiés et se font connaître. Malgré tout, les remontées sont très faibles, selon l’aveu même de Laëtitia Pachoud. «Seulement 17 cas déclarés de violences sexuelles cette année [2019] sur 480 000 licenciés, c’est déjà trop. Mais ce n’est pas normal d’avoir si peu de signalements. »

Les violences sexuelles dans le sport sont impossibles à quantifier, malgré les études, les enquêtes et les différents rapports. Personne n’en connaît aujourd’hui l’ampleur. Ceux qui se sont attelés à cette tâche assurent que le fléau est réel, mais confessent un manque d’information total. Les victimes parlent peu. Le milieu sportif ferme les yeux ou préfère relativiser. Les cas ne sont pas déclarés. Ou à la marge. Omerta.

Le culte du secret

L’un des pionniers sur le sujet, Philippe Liotard, au début des années 2000, l’atteste : «Ce qui m’a surpris c’est le nombre d’affaires restées secrètes et qui le resteront. Mais la surprise la plus grande provient du rôle de l’entraîneur lors des agressions. Le rapport de domination et le mécanisme d’emprise qui le lient à ses athlètes est au centre de ces affaires. »

Si la parole est rare lorsqu’un cadre spécifique existe, dans les fédérations où la prise en charge n’est pas explicitement annoncée, les remontées de situations sont inexistantes. Alors, pas de remontées? Pas de faits délictueux ! Pas de faits délictueux ? Pas de prévention! La performance, le résultat d’abord? Mais à quel prix ?

Pour Guy Missoum, ancien directeur du Laboratoire de psychologie du sport de l’INSEP, le silence a la peau dure, particulièrement chez les sportifs : «Les sportives victimes de violences sexuelles ne veulent pas compromettre leurs chances de performances et de médailles. Si elles parlent, elles savent ou croient que leur carrière est finie. Elles font de tels sacrifices pour vivre leur passion, pour atteindre leurs objectifs, qu’il est inenvisageable pour beaucoup d’entre elles de perdre le soutien de leur fédération avant la fin de leur carrière. Quand on est sportive de haut niveau, on apprend à surpasser la douleur, qu’elle soit physique ou psychologique. Une victime de violences sexuelles est capable de se concentrer uniquement sur son objectif sportif et de cloisonner sa vie pour ne pas compromettre ses performances. »

Pour y remédier, les rares auteurs d’études sur les violences sexuelles dans le sport – ceux-là mêmes qui font état, à des années d’intervalle, de constats identiques – prodiguent les mêmes recommandations, d’ailleurs réitérées récemment au ministère des Sports.

Les différentes préconisations des rapporteurs tournent autour de cette idée : un observatoire des violences sexuelles, des formations adaptées, la mise en place d’un référent au sein de la fédération qui serait identifié par tous les clubs et les dirigeants, une prise en charge juridique et judiciaire simple et fiable, ainsi qu’un suivi socio-médical des victimes.

Baptiste comme Sophie ne pratiquent plus les sports dont ils étaient mordus au sein d’un organe fédéral. «Après la deuxième agression sexuelle de mon entraîneur de basket, à deux années d’écart, alors que j’étais encore mineur, je n’ai plus pratiqué de sports collectifs. Je jouais de temps en temps au basket entre copains. »

Dans de très nombreux cas étudiés, lorsque l’agression a été dénoncée, il est impensable pour les victimes de revenir s’entraîner au sein du club dans lequel le crime a eu lieu – elles n’en expriment généralement d’ailleurs plus jamais le désir; contrairement aux entraîneurs, parfois déplacés, pour un temps, dans un club voisin, souvent très faiblement sanctionnés en commission de discipline. La victime est-elle victime (ou coupable, c’est selon) d’avoir parlé ? Quel message est alors donné ? Entre le sport ou la parole, faut-il choisir?

Les victimes bafouées

La prise de parole des athlètes leur a parfois coûté leur carrière. Catherine Moyon de Baecque et Michelle Rouveyrol seront exclues de l’équipe de France d’athlétisme, après la révélation de leurs agressions. Un an plus tard, elles voient même leurs agresseurs disputer les Jeux olympiques de Barcelone. «C’est une histoire terrible, et c’est encore vrai aujourd’hui : quand une victime parle, on préfère couper la branche plutôt que de tenter de régler le problème à la base », fustige le Dr Véronique Lebar, fondatrice, on l’a vu, du comité Éthique et Sports, en contact permanent avec des victimes qui, elles, ne veulent pas de presse, pas de médiatisation.

Les rares procès très médiatisés d’athlètes victimes d’agressions sexuelles n’ont pas encouragé la libération de la parole dans le monde du sport. Bien au contraire… Aujourd’hui, lorsque Véronique Lebar, avec l’aide de son équipe du comité, met en place une procédure judiciaire à leurs côtés, celles-ci lui demandent de « régler les choses au plus vite »… « sans que ça se sache », précise le médecin. «Cette notion est fondamentale pour elles, elles sont terrorisées à l’idée de voir leur nom dans la presse. (Elle soupire.) Leur nom, et celui de leur agresseur. Même quand elles parlent, on est toujours dans le même système de la honte, de la culpabilité et de l’emprise de l’agresseur…»

Pourquoi cela « reste-t-il entre nous » ?

Le monde du sport, de la discipline, du dépassement de soi, du respect de la hiérarchie, repose sur une organisation verticale : les clubs dépendent des comités départementaux ou régionaux, qui eux-mêmes dépendent des fédérations, financièrement et en termes de politique sportive. Ce monde-là, pensé au départ pour que les mêmes règles soient imposées à tous et pour permettre une compétition juste, à armes égales entre sportifs, ce monde-là, précisément, a-t-il pensé un espace propice à la libération de la parole en son sein? Un espace de confiance, indépendant de la hiérarchie ? Où la hiérarchie n’a pas de prise ? La réponse est clairement négative. «Ça reste entre nous», disent les prédateurs à leurs victimes. Et « ça » le reste.

«Les victimes attendent d’être sorties du milieu sportif pour parler, par peur d’être limogées, écartées ou décrédibilisées. Dans le sport, l’omerta est bien plus forte qu’ailleurs », estime l’ancienne responsable du pôle sport-santé-bien-être au ministère des Sports, et qui redoute que la perspective des Jeux olympiques de 2024, à Paris, favorise les dérives : «Avec les Jeux en France, la nécessité de médailles nationales est très claire ; il risque d’y avoir une pression accrue au sein des fédérations, et donc une tendance à brider un peu plus la parole des victimes. »

Combien de témoignages de sportives, de sportifs, amateurs ou professionnels existe-t-il en France ? Le domaine du sport, particulièrement marqué par la place de l’État et des fédérations sportives, protège-t-il ses sportifs? Protège-t-il notamment, en attention particulière, les mineurs? Pourquoi certains agresseurs sont-ils encore en activité ? Où en est-on, aujourd’hui, avec les chiffres des violences sexuelles dans le sport? Ont-ils évolué ? Quelle prévention a été mise en place par le ministère ou les fédérations? Quel suivi? Quel contrôle ? Quel budget? Qui joue le jeu? Qui refuse ?

L’absence de réponses claires ouvre un questionnement essentiel : la lutte contre les violences sexuelles dans le sport existe-t-elle vraiment au-delà des déclarations d’intention et des communications du mouvement sportif comme des ministres concernés?

Silence, on blesse!

Le rapport du 28 mai 2019 de la mission d’information du Sénat « sur les infractions sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions » relève que, malgré la prévalence de ce type de crimes ou de délits qui, depuis les années 1980, « se sont imposés dans l’esprit collectif comme les crimes les plus graves », « aucune enquête statistique fiable et approfondie sur les violences sexuelles commises contre les mineurs n’existe en France ». La mission a donc utilisé des enquêtes partielles, des sondages, des évaluations d’associations et demande un observatoire national des violences pour avoir ces données.

Les sénateurs ont alerté sur la situation des structures sportives «particulièrement à risque » en raison «des contacts physiques, de la promiscuité des vestiaires ou des déplacements rendus nécessaires par la participation à des compétitions ». Ils pointent également « la faiblesse des contrôles effectués s’agissant des bénévoles » qui encadrent les associations sportives et qui représentent près de 1,8 million de personnes. Selon ce rapport, ces bénévoles seraient un « véritable angle mort de la protection des enfants en milieu institutionnel ».

Or, en Norvège, au Canada, aux États-Unis ou au Danemark, par exemple, dès les années 1990 des études spécifiques ont été conduites sur ces questions. Pourquoi rien de tel n’a émergé en France jusqu’aux années 2000? Anne Jolly et Greg Décamps, par deux fois et par un article retentissant du journal L’Équipe dans son édition du 9 juin 2011, ont mis ce phénomène en lumière. En 2006, les deux universitaires ont publié Les Agressions sexuelles en milieu sportif : une enquête exploratoire133, investigation menée auprès de 117 élèves en formation STAPS entre 2000 et 2002. Les résultats montraient que 2 garçons sur 47 (4,3 % de l’échantillon) et 7 filles sur 70 – soit 10 % des étudiantes interrogées – avaient subi des agressions sexuelles. Pour les garçons venant d’autres sportifs, et pour les filles d’un homme présentant un ascendant sur elles dans la quasi-totalité des situations.

Des chiffres qui font peur

Quelques années plus tard, ces deux auteurs, cette fois avec Sabine Afflelou, vont publier une enquête plus ambitieuse portant sur deux ans, entre 2008 et 2009, et interrogeant 1 407 sportifs (60,3 % de garçons et 38,3 % de filles, âgés de 11 à 35 ans, avec 60,1 % de mineurs) dans 44 disciplines. L’étude a été commandée par le ministère des Sports dans le cadre d’un programme de lutte contre les violences sexuelles.

Les auteurs évaluent le sport comme un « contexte particulier pouvant induire plus facilement des actes de violences sexuelles ». Le taux d’exposition des athlètes (aux actes de voyeurisme, aux atteintes et agressions sexuelles) mesuré était alors de 11,2 %136. Contre 6,6 % hors de la sphère sportive. Mais si on prend en compte les sportifs qui manquent de certitude sur leur exposition à de possibles violences, le taux des victimes grimpe à 17 %. Avec 88 % de mineurs.

Les agresseurs sont à 83,8 % des hommes et à 80,4 % connus par leur victime. Près de 55,8 % des violences se déroulent entre athlètes, dont 35,5 % du même âge, et 17,3 % par l’encadrement sportif, dont plus de la moitié par le propre entraîneur du sportif (8,7 %) mais aussi par un encadrant ou un dirigeant.

Les taux d’exposition aux différentes formes de violences sexuelles varient suivant les disciplines, qui sont par ailleurs toutes concernées. La moyenne s’établit à 11,2 %, avec des pointes de 28,4 % pour le judo, 16,7 % au volley, 14,3 % au rugby et 4,9 % au football. Le judo tient d’ailleurs la première place sur les trois catégories de violences sexuelles. Selon Sébastien Boueilh, «tous les sports sont concernés, mais plus l’enfant est dénudé plus il attire les prédateurs : athlétisme, natation, gymnastique ».

Les violences se produisent d’abord dans les vestiaires avec 22,2 % des atteintes, l’internat avec 18,8 % et la salle de sport avec 11,9 %, et pendant la fête à 22,4 %, l’entraînement à 21,5 %, la compétition à 11,2 % ou encore le bizutage à 10,3 %. Le sport de haut niveau comme le sport de loisir sont concernés, mais le taux d’exposition progresse avec l’intensité de la pratique.

Les victimes déclarent en avoir parlé à leur entourage, surtout à leurs amis pour plus des trois quarts, mais pas à des professionnels en raison, selon l’enquête, de la difficulté à « identifier des personnes-ressources ». Cette enquête confirme également la réticence à dénoncer les faits en justice, puisque seuls 5 % (7 victimes sur 158) le font.

Quelque chose a-t-il changé?

Deux fois plus de prévalence, et pourtant peu de changement depuis cette époque! Un rapport de l’Inspection générale de la jeunesse et des sports a bien été commandé en 2014, mais il n’a pas fait l’objet d’une publication, et sans doute encore moins de la mise en œuvre de ses préconisations. Pourquoi? Quel tabou levait-il? Pourquoi l’avoir enterré?

Certes, neuf outils de prévention, sous forme de guides, ont été élaborés par la Direction des sports ou d’autres organismes sur les sujets plus généraux de la prévention des incivilités, des violences et des discriminations dans le sport et mis à jour régulièrement. Il s’agit de protéger les victimes des dérives en les informant sur leurs droits et sur les dispositifs d’aide à leur disposition. La mise en place des outils de prévention permet d’accompagner tous les acteurs, qu’ils soient sportifs, dirigeants, éducateurs, supporters, arbitres, mais aussi les professionnels comme les services déconcentrés, les collectivités territoriales, les fédérations et les clubs sportifs, les établissements, les ligues professionnelles dans des actions de sensibilisation, de communication, de formation. Les niveaux d’information et de précision de ces guides dépendent du public ciblé.

Différentes directions régionales ont édité des plaquettes de vulgarisation qui abordent concrètement cette thématique, à la fois par des indicateurs donnés et des conseils et lieux de vigilance pour «définir et expliquer les comportements attendus de chacun et les limites de l’acceptable ». Mais tout cela n’est pas suffisant.

Les courageuses lanceuses d’alerte

La première affaire publique faisant état de violences sexuelles dans le sport a été dénoncée dans les années 1990 par l’athlète Catherine Moyon de Baecque, de la Fédération française d’athlétisme. Au cours d’un stage en équipe de France en 1991, la lanceuse de marteau avait été victime de violences sexuelles de la part de ses coéquipiers. L’«Affaire des marteaux » a fait la une de la presse. Deux ans plus tard, ses agresseurs ont été condamnés, elle a gagné son procès. Pour la première fois, une femme brisait la loi du silence dans le sport. «Non seulement c’était la première fois qu’une telle plainte était déposée contre des membres de l’équipe de France, mais en plus je mettais en cause l’encadrement, comme l’entraîneur national ou les responsables de la Fédération française d’athlétisme, en montrant leur négligence », explique-t-elle aux médias. Elle gagne son procès… et la mise au ban du monde sportif.

Il a fallu attendre les révélations d’Isabelle Demongeot en 2007, à la suite de la publication de son livre Service volé, pour que les pouvoirs publics s’emparent du sujet.

L’ancienne numéro deux du tennis français révèle dans l’ouvrage les agressions sexuelles que lui a fait subir son entraîneur, Régis de Camaret, pendant neuf ans. Tout commence en déplacement lors d’un championnat de France à Roland-Garros, alors que la joueuse a 13 ans. « J’ai regardé en l’air, je ne voulais pas voir, j’ai tout verrouillé comme si j’étais déjà morte. » Elle décrit l’emprise que l’homme exerçait sur elle et sur les autres joueuses. « Il nous demande de ne plus avoir de vie d’adolescentes. Si on va au cinéma, c’est avec lui. » Elle parle des agressions sexuelles qu’elle subit : «Chaque fois, il me demande de ne rien dire. » Et de sa descente aux enfers : « Il m’a tout enlevé, cet homme, il m’a vidée, il m’a enfermée dans un système. »

Une charte restée lettre morte

Roselyne Bachelot, la ministre chargée des Sports, lance, le 20 juillet 2007, une campagne de lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles dans le milieu sportif. Ce plan se décline en quatre volets : un état des lieux commandé à des universitaires et des médecins; une mallette pédagogique ; la mise en place de comités de pilotage régionaux et d’une «demi-journée type annuelle » d’information et de sensibilisation; un dispositif d’écoute et d’accompagnement, en partenariat avec l’INAVEM et son numéro d’accueil le «08 VICTIMES». Quelques mois plus tard, une charte relative à la prévention des violences sexuelles dans le sport est signée par le ministère des Sports, le Comité national olympique du sport français et 95 fédérations ou groupements sportifs. Cette première campagne de prévention des violences sexuelles dans le sport, coordonnée par Isabelle Demongeot, pouvait-elle bouleverser le monde du sport?

La charte contre les violences sexuelles de 2008 fait partie de ces documents signés en grande pompe sous les feux médiatiques pour se donner bonne conscience et qui sont oubliés sitôt l’encre séchée. «Rien n’avait été fait avant, explique Greg Décamps à la presse. Mais ce n’était pas efficace : le ministère a expliqué aux fédérations et à toute la communauté sportive ce qu’il fallait mettre en place sans vérifier si c’était fait et sans donner les moyens de le faire. Il ne suffit pas de mettre en place un plan d’action pour que ça change le monde, il faut le faire vivre. »

Au fil des années, Greg Décamps et d’autres enquêteurs après lui, missionnés par le ministère, font le même constat : à de très rares exceptions près, la charte est demeurée lettre morte, le ministère ne s’étant d’ailleurs pas soucié de veiller à son application par les fédérations. Pourtant les conseillers techniques sportifs, à commencer par le directeur technique national, agents de l’État placés auprès des fédérations, avaient la capacité de porter cette politique publique. Encore aurait-il fallu leur en assigner la mission. La Direction du sport (DS), dans le dialogue entretenu avec les fédérations pour l’application des conventions d’objectifs pluriannuelles qui les lient au ministère, elle aussi, aurait pu en faire une priorité. Mais aucune priorité politique, aucune ambition, aucun cap fixé ne suivront cette signature.

Des fédérations immobiles

La faible implication des fédérations dans la lutte contre les violences sexuelles est pointée du doigt. Plus d’une fois. Parfois, même, en signalant le peu de moyens alloués à cette question, aussi bien par les services de l’État que par les fédérations, depuis 2010.

La lutte contre les violences sexuelles dans le sport, pourtant portée médiatiquement par la ministre lors de la signature de la fameuse charte, n’apparaît à l’époque que dans une seule convention d’objectifs, celle de la Fédération française de tennis, pour un budget de 50 000 euros de 2009 à 2013, sur une subvention allouée par le ministère en 2009 de 15 000 euros, non renouvelée après 2009.

La FFT a d’ailleurs été l’une des premières fédérations à réfléchir à ces questions de violences, y compris sexuelles, et à s’être dotée des outils pour lutter contre les dérives. Mais cette prise en compte, qui s’inscrit dans un code de bonne conduite et une charte éthique, n’est pas explicite. Ainsi, l’expression « violences sexuelles » n’apparaît pas!

Les autres fédérations n’abordent également le thème dans leurs conventions d’objectifs qu’au titre d’actions de prévention contre les « incivilités » liées à la pratique sportive, terme fourre-tout bien faible pour qualifier les agressions sexuelles ou les viols. Les règlements disciplinaires ne l’évoquent pas, les formations ne les prennent pas en compte, et tous les acteurs avouent leur impuissance à justifier des sanctions en commission de discipline. Les dirigeants, eux-mêmes, confrontés à un signalement, tentent de minimiser. Ils font valoir qu’une trop grande rigidité mettrait en péril l’apprentissage technique et le lien social créé par le sport. Mais que dire du laxisme qui laisse la porte grande ouverte aux abus?

Si l’État semble se désintéresser de la question, comment s’étonner de l’absence de mobilisation des fédérations? Une petite minorité d’entre elles désigne un référent pour recueillir et traiter les informations. Encore plus rares sont celles qui ont mis en place un véritable plan pour structurer une réponse publique à des dérives non quantifiées et passées sous silence.

D’ailleurs, la plupart des fédérations n’ont déployé aucune action pour lutter contre les violences sexuelles et considèrent que d’éventuelles dérives ne concerneraient pas leur discipline. «Pour quoi faire ? Nous n’avons pas de cas chez nous », répètent-elles en chœur. Quand elles répondent.

Lorsqu’une nouvelle enquête du ministère est diligentée sur la question auprès des 95 fédérations et groupements sportifs signataires de la charte de 2008, beaucoup s’abstiennent ou déclarent, une fois de plus, n’être pas concernées et n’avoir constaté aucun fait.

Entre 2011 et 2014, seules une vingtaine d’agressions sexuelles ont été déclarées au ministère par 9 fédérations olympiques (3 en 2011 et en 2012, 2 en 2013, 12 en 2014). Les rares données obtenues semblent confirmer que les victimes mineures sont très largement majoritaires (18 sur 23), mais aussi que les deux sexes sont concernés par les violences (9 garçons victimes sur 23). Les agresseurs ont pour la plupart le profil d’éducateurs ou d’entraîneurs (14 sur 23), majoritairement salariés. Ces données ne révèlent pas l’ampleur du phénomène.

Pour les compléter, le croisement avec les recueils de l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale, constitués à partir des dépôts de plainte auprès des services de police et de gendarmerie, est instructif, mais ne fournit pas non plus un état des lieux exhaustif. Pour exploiter ces données, les procédures administratives, lourdes et lentes, sont donc inévitables. Pour faire émerger le profil d’un agresseur par exemple, ou le contexte sportif d’une infraction, l’Observatoire doit être saisi par un ministre, avant d’extraire les fichiers et de les exploiter.

Le focus «Violences, incivilités et autres infractions spécifiques aux activités physiques et sportives en France de 2005 à 2011 » donne un aperçu de la part des délinquances sexuelles qui représentent 295 infractions sur 1826 au total, soit 16,2 % des infractions; 146 mineurs sont concernés, soit près de la moitié des faits. Par ailleurs, 90 % des plaintes des mineurs sont relatives à ces infractions sexuelles.

Les données de l’Observatoire permettent un classement, sur la période, des disciplines les plus exposées. En tête des risques d’exposition aux infractions à caractère sexuel : les activités aquatiques (lieux de loisirs comme en pratique fédérale) qui représentent plus de deux tiers des infractions dénoncées sur six ans (68 %, soit 201 infractions sur 295). Suivent les sports collectifs, avec le football (26 infractions sur 295), et, loin derrière, le basket-ball (7 infractions), le rugby et le hand-ball à égalité avec 4 infractions chacune.

Le sport non encadré est aussi concerné. À la suite du meurtre de trois jeunes joggeuses en l’espace de neuf jours et en pleine journée, le magazine américain Runner’s World a publié une étude qui montre que 43 % de femmes se disent victimes de harcèlements, invectives, obscénités, en majorité d’ordre sexuel durant leurs séances de footing ; 30 % disent avoir été suivies durant l’entraînement; 18 % ont même reçu des propositions de rapports sexuels et 27 % d’entre elles ont dû arrêter la course à pied. Les hommes, quant à eux, déclarent à 96 % n’avoir jamais été harcelés pendant leur séance de footing. La pratique des Françaises est-elle différente ? Une telle étude est-elle envisagée ?

L’échec de l’État

Il faut aujourd’hui admettre l’échec de l’État dans la lutte contre les violences sexuelles liées au sport. Aucun bilan chiffré et précis n’est disponible. Les cas d’agressions sexuelles ne sont ni répertoriés ni déclarés. Rien non plus sur les suites données aux sanctions à l’encontre des auteurs ou l’accompagnement des victimes.

Comment expliquer le décalage entre la démarche volontariste et médiatique du ministère des Sports et la légèreté de sa mise en application? Selon les années, les directives nationales d’orientation commandées par le ministère semblent peu explicites dans la formulation concrète de ce qu’il serait attendu. Quelle politique de prévention? Quel cap? Quel horizon? Quels objectifs sont fixés et donnés à voir? Les réunions du comité de suivi et de lancement des dispositifs d’écoute et d’accompagnement des victimes des violences sexuelles dans le sport, prévues pourtant dans la charte de 2008, n’ont jamais lieu. Des objectifs peu précis, un manque de suivi et l’invisibilité d’un pilotage national. Voilà comment s’essouffle la lutte, allumée en grande pompe quelques années plus tôt. Et comment, peu à peu, la question des violences sexuelles devient moins visible, au profit de la prévention de discriminations plus ciblées (racisme, violence dans la pratique sportive).

Extrait du livre de Patrick Karam et Magali Lacroze, « Le livre noir du sport :  Violences sexuelles, radicalisation, communautarisme, homophobie, paris truqués… tout ce qu'on ne dit jamais », publié aux éditions Plon

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