ENA, corps préfectoral...
Une réforme de la haute fonction publique entre cynisme et illusions
Emmanuel Macron avait créé la surprise en annonçant, en avril dernier, la suppression de l'Ecole nationale d'administration (ENA) et la refonte à la fois du recrutement et de l'organisation de la carrière des hauts fonctionnaires de l'Etat.
Edouard Husson
Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli.
Bruno Alomar
Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).
Atlantico : La réforme de l'ENA n'est-elle pas qu'une politique en trompe-l'œil qui en fin de compte ne changera pas grand-chose au mode de recrutement des hauts fonctionnaires ?
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Cette réforme est pensée comme un moyen de renouveler le rapport entre l'Etat et les Français, mais le problème fondamental n'est-il pas que les hommes politiques ne jouent pas leur rôle et laissent le pouvoir à l'administration ?
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La réforme de la haute fonction publique et de l'ENA n'empêche-t-elle pas l’Etat d’avoir des compétences dans un monde de plus en plus complexe ?
Bruno Alomar : Le problème fondamental de cette réforme c'est l'affaiblissement majeur du niveau des hauts fonctionnaires. La France c'est un pays qui fonctionne sur deux jambes, la jambe politique et la jambe administrative, ce que Halévy appelait la constitution administrative de la France, c'est-à-dire la capacité de la haute fonction publique d'Etat à compenser sur le temps moyen et long les déficiences de la sphère politique. C'est pour cette raison qu'en France, nous avons une haute fonction publique de très haut niveau, qui n’a aucun équivalent dans le monde, sauf partiellement avec les britanniques. Les hauts fonctionnaires français sont choisis avec un niveau de sélectivité qui n'existe nulle part ailleurs. Les trois formations d'élite de notre pays, l'école polytechnique (dite l'X), l'école Normale supérieure (ENS), et l'Ecole Nationale d'Administration (ENA), sélectionnent et forment des hauts fonctionnaires d'excellent niveau. L’existence de ces écoles d’élite exerce un effet d’entrainement sur tout le système d’enseignement supérieur. Les Français ne le savent pas mais l’ENA est considérée comme la meilleure formation dans son genre par la plupart des pays du monde.
Cette réforme vient briser tout cela, pour plusieurs raisons.
Raison première : elle va substituer à un système de formation à l'ENA - qui est certes perfectible -, un autre système qui sera beaucoup moins formateur et beaucoup moins sélectif. L'idée de rapprocher l'ENA des universités n'a aucun sens : on n’a pas besoin d'universitaires mais de fonctionnaires d’autorité, c’est à dire des gens qui sont capables de mettre en œuvre les politiques du gouvernement sur le territoire. Transformer les hauts fonctionnaires en chercheurs, c’est un non sens. Ce n’est pas leur rôle. Ce qui fait la force de l'ENA, c'est que quand vous sortez de l'ENA, quel que soit votre âge, vous êtes capable de prendre et d'exercer tout de suite des responsabilités importantes. C'est une école d'application. C'est le premier point : la formation est affectée elle-même.
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Raison seconde : cela créé dans les carrières de hauts fonctionnaires des ruptures. Or, pour faire un bon préfet, pour faire un bon ambassadeur, il faut quinze ou vingt ans ; on ne s'improvise pas bon ambassadeur ou bon préfet ! Cette réforme fait comme s’il suffisait de prendre quelqu'un de parfaitement intelligent et compétent – le secteur privé en regorge - , qui aurait n'importe quelle expérience et/ou formation, et de lui dire, « tu as quarante ans ou cinquante ans, et tu deviens préfet ». Dans les faits ça ne marche : on a déjà l'exemple du tour extérieur, qui est globalement un échec. Donc vous vous retrouvez d'un côté à nommer des gens à des fonctions qu’ils sont incapables d’exercer, et de l’autre vous allez également dissuader les ambitions des jeunes talents. Evidemment, si on dit aux jeunes de vingt-cinq ans « si vous rentrez dans la carrière préfectorale ou dans la carrière d'ambassadeur, il faudra accepter un moindre salaire que dans le secteur privé » et en plus « vous n’avez aucune garantie d’y faire carrière », alors l’effet dissuasif est fort. Je le vois d’ailleurs concrètement parmi mes élèves qui préparaient l’ENA : beaucoup des meilleurs disent déjà qu’il vaut mieux renoncer à une fonction publique si abîmée et où ils seront aussi mal traités ! La perte pour le pays est déjà là.
Le plus important n’est peut-être pas là. Cette réforme revient à tuer ce qui fait un des cœurs de l'identité de la France, à savoir qu'une partie importante des meilleurs de ses enfants doit se consacrer à la chose publique. Cela revient à faire une croix là-dessus. Ce n’est pas difficile pour Emmanuel Macron qui, bien qu’ayant fait l’ENA, n’a aucune éthique du fonctionnaire et n’a jamais raisonné qu’au gré de ses seuls intérêts. L’éthique du haut fonctionnaire c'est rentrer jeune dans la fonction publique et consacrer sa vie à l'intérêt général, avec les satisfactions et les sacrifices qui y sont liés, avec la conscience que faire carrière dans le public n'est pas la même chose que de faire carrière dans le secteur privé.
Le résultat de tout cela, c’est un affaiblissement programmé du pilier central de notre pays, l’Etat. C'est pire qu’un crime contre l'esprit : c’est une erreur.
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