Ukraine ou Russie : à qui la Crimée a-t-elle objectivement le plus intérêt à appartenir ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un bulletin de vote lors du référendum en Crimée, le 16 mars.
Un bulletin de vote lors du référendum en Crimée, le 16 mars.
©Reuters

Entre deux chaises

Le référendum sur l'indépendance de la Crimée se tient ce dimanche. Un vote qui chamboulera indéniablement la carte géopolitique en Europe de l'Est. Retour sur ce que les deux prétendants ont à offrir à la Crimée.

Pierre Lorrain

Pierre Lorrain

Pierre Lorrain est chercheur indépendant spécialiste de l’URSS et de la Russie. Il est également journaliste et écrivain.

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Atlantico : La Crimée va dire ce dimanche par référendum si elle souhaite être rattachée à la Russie plutôt qu'à l'Ukraine. Davantage que "qui choisirait-elle ?" la question n'est-elle pas "Qui peut lui apporter le plus ?" Objectivement, quel est le "meilleur parti" pour la Crimée ?

Pierre Lorrain : La comparaison de l’état économique et financier de l’Ukraine et de la Russie donne aussitôt la réponse. Face à l’Ukraine aujourd’hui dans une situation critique et au bord du défaut, c’est évidemment la Russie qui peut investir le plus et le mieux en Crimée. Cependant, il est difficile de réduire l’aspiration de la Crimée à se joindre à la Russie à une simple volonté d’acquérir des avantages économiques. Depuis l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, la Crimée aspire à la maîtrise de son destin. Les scrutins électoraux organisés en plus de vingt ans (le dernier en 2012 : 80 députés pro-russes sur 100) vont dans le même sens. Or, ce destin, pour la majorité des Criméens, ne saurait être lié à l’Ukraine tout simplement parce qu’ils ne se sont jamais sentis ukrainiens.

Conquise sur les Ottomans, la péninsule devint russe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (sensiblement en même temps que la Corse devenait française). Elle ne fut rattachée à Kiev qu’en 1954, lorsque le Parti communiste soviétique lui en fit « cadeau » pour célébrer le 300e anniversaire de l’union de la Russie et de l’Ukraine. Mais ce changement resta purement administratif. En revanche, après la chute de l’URSS, les députés du Parlement de Crimée proclamèrent, le 5 mai 1992, l’autonomie étatique de la péninsule (en d’autres termes, sa souveraineté de fait), et promulguèrent une Constitution. Les autorités de Kiev, mécontentes de cette évolution, rognèrent les prérogatives de la République de Crimée, souvent sous la menace de l’emploi de la force, jusqu‘à abolir son statut particulier en 1995.

Au-delà des facteurs économiques évidents, la Crimée a-t-elle quelque aspect culturel à perdre, en se détachant de l'Ukraine ? Ou le bilan serait-il complètement positif (au moins pour elle), si elle ralliait la Russie ?

Un divorce laisse toujours des traces – même pour dissoudre un mariage forcé – et il serait vain de prétendre que la Crimée ne perdrait pas une partie de son identité en se séparant de l’Ukraine. Même si le rattachement de 1954 était essentiellement fictif, des habitudes de vie commune ont été prises en 60 ans. Des populations ukrainiennes se sont installées, même si elles sont loin d’être majoritaires. Elles vivraient douloureusement un rattachement à la Russie. Quant aux Tatars, descendants des sujets de l’Empire ottoman qui habitaient la péninsule avant la conquête russe, ils demeurent traumatisés par leur déportation massive (avec son cortège d’atrocités) sous Staline et considèrent la Russie comme responsable – du moins en partie – de la répression stalinienne qui toucha leurs aïeuls, même si d’autres peuples et notamment les Russes eux-mêmes en furent victimes. Il n’en demeure pas moins que la majorité des Criméens aspire à la séparation de l’Ukraine depuis plus de vingt ans.

Il semble évident que la Crimée et l'Ukraine vont s'éloigner. Quelles en seraient les conséquences ? Que faut-il attendre, et que faut-il préconiser ?

Après le référendum qui se tient aujourd’hui, il est clair que la situation ne sera plus du tout la même. Néanmoins, si la population de Crimée demande le rattachement à la Russie, il n’est pas forcément dit qu’elle l’obtienne. Du moins pas tout de suite. Bien sûr, Moscou peut vouloir forcer les étapes et placer la communauté internationale devant le fait accompli d’une annexion. Mais ce ne serait pas forcément dans son intérêt. En effet, le prix d’une annexion serait particulièrement élevé, tant du point de vue diplomatique (tensions entre la Russie et les Occidentaux pendant de longues années) qu’économique : il faudrait se charger de cette nouvelle région et rapprocher le niveau de vie de la population avec celui du reste de la Russie. Selon les projections, le prix à payer pour cette mise à niveau serait de 3 milliards USD par an pendant au moins dix ans.

L’option la plus probable serait la reconnaissance de l’indépendance de la Crimée (en évoquant le précédent du Kosovo) dans la perspective éventuelle d’un rattachement dans un futur indéterminé. Ce « geste » du Kremlin renonçant à « l’annexion » pourrait être interprété comme une ouverture par l’Union européenne et les États-Unis et permettre l’ouverture de négociations sur le statut de la Crimée et, plus largement, sur l’avenir de l’Ukraine.

La Crimée ne risque-t-elle pas de se tirer une balle dans le pied en s'éloignant de l'Ukraine sans pouvoir entrer physiquement en Russie ?

Une Crimée indépendante bénéficierait de certains atouts. En tout cas, elle n’aurait plus à contribuer au budget de l’État ukrainien et garderait ses revenus pour elle. Sa principale richesse a toujours été le tourisme : c’est l’une des destinations de villégiature préférées des populations de l’ancien espace soviétique. Mais elle dispose aussi d’une infrastructure industrielle, notamment en construction et réparation navales : les chantiers de Sébastopol ou de Feodossia connaissent actuellement des difficultés parce qu’ils manquent de clients, russes notamment. Mais dans le cadre de l’indépendance, ils bénéficieraient de contrats de maintenance et de modernisation des navires russes de la Flotte de la mer Noire qui leur échappaient jusqu’à présent. En tout cas, la Russie prépare d’ores et déjà des plans d’investissements dans l’économie de la Crimée. Il ne faut pas oublier non plus qu’elle toucherait le montant du bail de la base navale de Sébastopol (actuellement 100 millions USD par an) versé jusqu’à présent au budget ukrainien, à Kiev.

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