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Tous hypocrites ? Petite vérité sur l’usage de la violence en politique
©ABDULMONAM EASSA / AFP

Saintes-nitouche ?

L'usage de la violence en politique est pourtant vieux comme le monde.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Au lendemain des événements qui ont marqué Paris ce 1er décembre, dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, ne peut-on pas voir une forme d'hypocrisie des commentaires concernant la violence ? Au regard du rôle de la violence dans l'action politique, comment faire la part des choses entre ce qui a été perçu comme une violence émanant du gouvernement - essentiellement rhétorique -, celle des gilets jaunes qui exprimaient en majorité une colère de ne pas pouvoir vivre du fruit de leur travail, et la violence des casseurs ? 

Vincent Tournier : Pour l’instant, il est difficile de savoir d’où viennent précisément les violences. Emanent-elles des gilets jaunes ou des groupes ultras qui noyautent les manifestations, ou bien encore des deux ? Cette seconde hypothèse semble crédible car on sent qu’il y a dans ces mobilisations une rage et une colère que l’on n’a pas vues en France depuis longtemps, du moins parmi les gens qui ne cherchent pas la violence pour le plaisir. Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer un tel ressentiment ? L’arrogance du pouvoir y a indéniablement contribué. Depuis qu’il est candidat, Emmanuel Macron a multiplié les remarques désobligeantes à l’encontre des gens modestes, y compris lorsqu’il a ironisé sur les « mâles blancs » ou les « gaulois réfractaires », formule qui a d’ailleurs été brandie sur les banderoles en guise de défi. 
Par ailleurs, dès le début du mouvement, le gouvernement a opté pour une stratégie de délégitimation radicale en proclamant que les gilets jaunes ne sont que de vulgaires « séditieux » ou qu’ils incarnent la « peste brune ». Avec un tel tir de barrage, le gouvernement signifie qu’il n’entend accorder aucune légitimité aux manifestants et à leurs revendications, mais en même temps, il se prive de toute marge de négociation : peut-on discuter avec des fascistes ? 
Cette attitude est l’aboutissement d’un cycle. C’est tout le problème de la façon dont le petit peuple a été traité au cours des dernières décennies, c’est-à-dire en gros depuis le début de ce qu’on a appelé la crise de la représentation politique, dont les signes ont été la hausse de l’abstention, la poussée du Front national et l’échec du référendum sur la Constitution européenne en 2005. En gros, la réaction a systématiquement consisté à dire : ces gens-là ne méritent aucune considération, donc on ne négocie rien, on continue comme avant. Cette manière de traiter les problèmes n’est pas acceptable dans une démocratie. Il n’est pas possible de traiter par le mépris une portion aussi forte du corps électoral. En particulier, le fait d’avoir instauré un interdit absolu autour du FN, au lieu de chercher à traiter les problèmes, y compris par la prise en compte de certaines demandes, a créé un tort considérable à la démocratie dont le gouvernement risque de payer le prix fort aujourd’hui. Le message qui a été envoyé aux électeurs est simple : c’est une fin de non-recevoir. On leur a dit : vous n’avez rien à attendre de la démocratie ; inutile de compter sur une éventuelle alternance, elle n’arrivera jamais car vous êtes dans le camp du mal. Une stratégie de ce type, qui empêche une résolution politique des conflits, est assurément la meilleure manière d’inviter les gens à descendre dans la rue et à tout casser. 

Comment comprendre ce qui semble être devenu le tabou ultime de l'action politique, dans un pays pourtant profondément marqué, historiquement, par de tels événements ? 

Que la violence soit un tabou est tout de même une bonne chose. Personne ne peut se réjouir de voir des dégradations ou, pire, des agressions. Normalement, il existe en France un accord tacite qui consiste à contenir la violence, que ce soit du côté des manifestants ou du côté de la police. Cela fait partie des legs positifs de notre histoire nationale qui a connu des poussées de violence très fortes durant les nombreuses guerres civiles qui se sont succédé, que celles-ci soient religieuses, politiques ou sociales. Du coup, à partir en gros de l’épuration de 1945 et des grèves de 1947, le niveau de violence a fortement baissé, y compris pendant les grandes crises comme Mai-68 ou novembre 1995.  
Aujourd’hui, avec les gilets jaunes, on a le sentiment que les choses pourraient basculer. Des actions comme l’incendie de la préfecture au Puy-en-Velay témoignent d’une tension très vive. Selon la presse, les préfets sont eux-mêmes inquiets et parlent d’une situation quasi-insurrectionnelle. On a même entendu un gilet jaune souhaiter la nomination du général de Villiers, ce qui fait penser à la crise boulangiste des années 1880, lorsque la République a failli être emporté par le général Boulanger, soutenu par un vaste mécontentement populaire . 

Si la situation actuelle est particulièrement inquiétante, c’est pour deux raisons. La première est que le pays est enfoncé dans des contradictions insurmontables, notamment sur la politique écologique, laquelle se révèle désormais clairement pour ce qu’elle est, à savoir une politique destinée à satisfaire les intérêts d’une classe sociale. S’ajoutent à cela d’autres contradictions majeures, que ce soit sur l’immigration, l’islam ou la sécurité. Il y a ici contradiction parce que les objectifs souhaités par les uns pour accroître leur bien-être (l’ouverture des frontières, la tolérance pour les cultures différentes, la liberté individuelle) provoquent des effets négatifs sur les autres, et inversement. Ces préférences sont tellement antinomiques qu’il devient difficile de penser qu’elles pourront être réglées par la voie démocratique.

La seconde raison est que le mouvement des gilets jaunes ne dispose d’aucun relais dans la classe dirigeante, notamment chez les journalistes et les artistes. Certes, quelques intellectuels ont pris leur parti (assez peu au demeurant), mais aucune de ces personnalités n’émane du mouvement lui-même. Pour l’heure, le mouvement n’est donc pas vraiment en mesure de verbaliser ses revendications, d’exprimer son désarroi, de lui donner un sens et une raison d’être. La vidéo diffusée dimanche par France 5, où l’on voit Jacqueline Broumault, la ministre chargée de la cohésion des territoires, en train de discuter avec quelques gilets jaunes, est éclairante pour comprendre le malaise. On y voit une ministre plutôt affable, de bonne composition, soucieuse de laisser s’exprimer les personnes présentes. Mais l’échange tourne rapidement au dialogue de sourds, les gilets jaunes ayant visiblement du mal à s’expliquer, ce qui n’empêche pas l’un des participants de partir sur un ferme « on ne lâchera rien ». 

Selon un sondage Harris interactive, 72% des Français soutiennent encore les Gilets jaunes, tout en désapprouvant les violences. N'est-t-on pas face, en partie au moins, à une forme d'acceptation de la confrontation actuelle de la part de la population ?

C’est une situation assez classique de participation par procuration. Beaucoup de gens comprennent le mouvement, s’en sentent solidaires, mais ne vont pas participer. Il faut toutefois insister sur un point : la participation est ici très coûteuse. On a affaire à un mouvement spontané, non encadré par un appareil politique, syndical ou associatif, dont on sait pas sur quoi il va déboucher, et qui de plus se déroule parfois pendant les heures de travail. Surtout, le mode d’action s’inscrit d’emblée dans l’illégalité puisque les manifestations ne sont pas déclarées et que les blocages sur la voie publique sont interdits. S’ajoutent à cela les actes de violence, qui peuvent rebuter ou inquiéter. Bref, il faut être très motivé pour s’y rendre. Beaucoup de personnes se trouvent probablement dissuadées de participer tout simplement parce qu’elles n’ont pas envie de prendre des risques, de se retrouver en garde à vue et d’être poursuivi par la justice. 
Le maintien d’un haut niveau de soutien dans l’opinion, non affecté par les dégradations et les violences, montre que le mouvement bénéficie d’une forte empathie. Il se pourrait même que la répression ait pour conséquence d’amplifier ce soutien, d’autant plus que la thèse selon laquelle le gouvernement laisserait agir les casseurs pour discréditer le mouvement semble assez approuvée sur les réseaux sociaux. Tous ces éléments indiquent en tout cas que le mouvement est susceptible de s’amplifier, voire de dégénérer. Sachant qu’il existe aujourd’hui en France de nombreux groupes qui ne rêvent que d’en découdre avec l’Etat, le gouvernement devrait songer rapidement à une porte de sortie politique, même si on ne voit pas bien ce qui, en l’état actuel des choses, pourrait régler les problèmes en profondeur. 

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