Surveillance généralisée : la guerre Démocrates contre Républicains révèle des pratiques qui n’étaient pas censées exister sur le sol américain<!-- --> | Atlantico.fr
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Un montage de Donald Trump et de Joe Biden.
Un montage de Donald Trump et de Joe Biden.
©JIM WATSON

Restrictions des libertés

La section 702 de la FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) expirera le 31 décembre prochain. Cette loi américaine permet notamment aux agences fédérales d’accéder aux e-mails et aux appels téléphoniques des individus résidant à l’étranger. Le débat sur la prolongation de cet outil des services secrets suscite de vives tensions politiques aux Etats-Unis.

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Atlantico : Récemment, une campagne intensive de certains élus du Parti Républicain au Congrès pour diffamer le FBI avec des accusation de parti pris politique a mis en péril un programme permettant aux agences d’espionnage d’effectuer une surveillance sans mandat sur des cibles étrangères. Que sait-on vraiment de ce programme autrefois secret et créé après les attentats du 11 septembre ?

Thierry Berthier : Depuis deux décennies, les grands programmes américains de surveillance de masses se sont succédés en s’appuyant sur les progrès technologiques dans la collecte, le traitement et l’analyse automatisée des données. Les Etats-Unis ont déployé une alternance de programmes de surveillance et de lois associées à la sécurité nationale en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. La première décennie a été celle des grands dispositifs de collecte et d’écoute impliquant les opérateurs télécom, les centres d’interception de la NSA, les infrastructures satellites, les câbles, les coopérations fixant les modalités de transmissions de données et métadonnées provenant des éditeurs de logiciels et des GAFA. Le premier grand programme de surveillance a été décidé par l’administration Bush et déployé par la NSA durant la période 2002 – 2007 sous le nom de «TSP - Terrorist Surveillance Program ». Le programme TSP autorisait la NSA, par décret présidentiel, à surveiller sans mandat judiciaire, les appels téléphoniques, les courriels, l'activité internet et tout autre moyen de communication, pour tout individu situé hors des États-Unis. L’existence de programme a été dévoilée en 2005 à la suite de témoignages de lanceurs d’alertes. Le gouvernement Bush a été contraint de communiquer sur le périmètre d’action du TSP en précisant que les surveillances autorisées ne visaient que des entités étrangères aux États-Unis, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme. Dès 2007, la loi « Protect America Act » a légalisé les écoutes, sans l'autorisation préalable de la « Foreign Intelligence Surveillance Court ». Le programme d’écoute à grande échelle activé permettait de conduire des opérations de surveillances sans mandat judiciaire lorsque le gouvernement avait « un soupçon raisonnable permettant de penser que l'une des entités de la communication est membre d'Al-Qaïda, est affilié à Al-Qaïda, est membre d'un groupe affilié à Al-Qaïda ou favorise les activités d'Al-Qaïda ». En 2008, le gouvernement Bush a étendu le périmètre de loi permettant les interceptions de communications électroniques des étrangers à l’étranger. Cette loi a été étendue en 2012 par le Sénat américain jusqu’en 2017. La NSA a lancé le vaste programme PRISM dédié à la surveillance électronique de masse et à la collecte de renseignement à partir d’Internet et des fournisseurs de services. PRISM a été conçu pour cibler des individus non américains résidant en dehors des Etats-Unis. Son existence a été révélée par le lanceur d’alerte Edward Snowden en juin 2013. Depuis 2013, d’autres programmes de surveillance se sont empilés avec des réorientations de cibles en fonction des intérêts stratégiques américains et des impératifs de sécurité nationale. Les alternances politiques entre Démocrates et Républicains ont transformé ces programmes de surveillances en arguments, composantes et actifs de campagnes électorales. C’est précisément cette appropriation par les deux camps qui pose aujourd’hui un problème de sécurité intérieure, notamment après l’assaut du Capitole le 06 janvier 2021.

Ce programme donnant plus de pouvoir aux agences d'espionnage américaines, créé après les attentats du 11 septembre, suscite une forte opposition de la part des élus républicains les plus conservateurs. Ce programme doit prochainement être débattu au Congrès. Pourquoi faut-il le renouveler ? Comment expliquer cette position inhabituelle des Républicains ?

Jean-Éric Branaa : Ce programme a pour objectif de déterminer si des pays étrangers représentent une menace pour la sécurité des États-Unis. Comme de nombreuses lois américaines, la section 702 de ce programme arrive à expiration en fin d'année et doit donc être renouvelée. Cependant, depuis 2020, la majorité au Congrès a changé, ce qui impacte les commissions qui examinent cette question, notamment la commission de la justice dirigée par Jim Jordan, ainsi que la commission du contre-espionnage. Bien que la commission du renseignement n'ait pas encore exprimé clairement sa position, certains membres s'inquiètent de la possibilité que le gouvernement espionne les Américains. 

La section 702 de cette loi vise théoriquement à surveiller des étrangers à l'étranger. Cependant, lorsqu'une personne est ciblée, il arrive parfois que des informations concernant des individus non visés par le mandat se retrouvent entre les mains des agences de renseignement, y compris des informations sur des Américains. Se pose la question de la surveillance des Américains, ce qui a suscité de nombreuses réactions, notamment de la part de l'ancien président Trump. Il estime avoir été soumis à une surveillance injustifiée pendant son mandat, ce qui a créé des tensions entre lui, le FBI et la CIA. Il considère que ces agences ont dépassé leurs pouvoirs et agi contre la volonté du peuple. Cette position est largement partagée par certains républicains proches de lui. 

Ainsi, cette résistance à la surveillance repose en partie sur le contexte de la confrontation entre Trump et la Justice ?

Jean-Éric Branaa : En partie, oui. Mais en réalité, ces préoccupations existaient déjà avant la présidence de Donald Trump. En 2008, il y a eu un revirement concernant la section 702, et Jim Jordan s'opposait déjà à cette mesure en affirmant que les libertés civiles n'étaient pas respectées. Toutefois, le contexte actuel, marqué par l'attaque du Capitole le 6 janvier, a accentué ces préoccupations. Nous savons que près de 2 000 personnes ont envahi le Capitole, et que 3,4 millions de personnes ont été surveillées en vertu de la section 702. Ces chiffres soulèvent clairement des questions. De plus, cette inquiétude ne se limite pas aux républicains conservateurs, car des voix de gauche s'élèvent également pour dénoncer le non-respect des libertés civiles et individuelles aux États-Unis. Par conséquent, ces personnes pourraient également voter contre le renouvellement de la section 702. 

Habituellement, une telle l'opposition à ces lois de surveillance vient généralement des démocrates de gauche ?

Jean-Éric Branaa : Tout à fait. C'est similaire à ce que nous pouvons observer en France, où les groupes de défense des droits de l'homme soulignent les préoccupations concernant les libertés individuelles. En Europe, nous avons le RGPD qui protège ces droits, mais aux États-Unis, des autorisations spécifiques doivent être obtenues, car des cours spéciales relevant du FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) ont été créés pour délivrer des mandats dans le cadre des opérations de renseignement et de sécurité nationale.

De plus, il y a également la question du renouvellement de ces juges qui est en cours. L'opposition à la section 702 de cette loi concerne également la manière dont ces juges sont nommés, ce qui ne déplaît pas seulement à la gauche, mais aussi à la droite conservatrice. Ces derniers estiment que le gouvernement ne respecte pas nécessairement toutes les opinions politiques du pays lorsqu'il mène des écoutes. Prenons un exemple. Si un enquêteur peut être amené à entendre des informations qui ne relèvent pas de son enquête initiale, la question se pose alors de savoir s'il doit les exploiter ou non, si le mandat lui en donne l'autorisation. Cela soulève des questions délicates. Si l'enquête concerne James Bond et que l'enquêteur découvre que James Bond entretient des liens étroits avec un espion français et qu'ils sont impliqués dans un trafic de chocolatines interdit aux États-Unis, que fait l'enquêteur ? Doit-il laisser de côté ces informations ou les exploiter ? Peut-il les utiliser ultérieurement ? Ce sont des questions complexes, car cela peut conduire à une surveillance généralisée et c'est là que la Chine entre en jeu. 

Donc, est-ce que l'opposition que nous observons chez certains républicains, combinée à l'opposition de certains démocrates, met véritablement en péril le renouvellement de l'article 702 ? Est-il possible qu'il y ait une majorité contre ce renouvellement ?

Jean-Éric Branaa : Oui, cela s'est déjà produit par le passé. Il y a eu des sections qui n'ont pas été renouvelées. Dans le cas de la section 702, Jim Jordan notamment a déclaré que les négociations iraient jusqu'au dernier moment, c'est-à-dire décembre de cette année. De plus, nous sommes en pleine période électorale et avec le retrait de Trump de la scène politique, la question de la surveillance du gouvernement et de son comportement potentiel de dictateur envers les Américains est devenue un enjeu important. Toutes ces questions sensibles et habituelles sont évidemment présentes. Il y a donc un jeu politique intéressant dans l’atmosphère paranoïaque actuelle.

Pourquoi ce programme, censé servir les intérêts américains et renouvelé à deux reprises depuis 2008 se heurte-t-il à tant de contestations ? Quelles ont été ses utilisations récentes ?  

Thierry Berthier : La fin de la période Trump puis l’installation de l’administration Biden ont produit des turbulences inédites sur fond de contestations persistantes et de soupçons de fraudes électorales. Le FBI a été rapidement placé au centre de ces contestations avec des accusations de collusions avec le parti Démocrates de la part des Républicains. Plusieurs individus ont été accusés d’être des agents infiltrés du FBI ayant incité les partisans de Donald Trump à attaquer le Capitole. Des dépôts de plaintes ont été réalisés de part et d’autre avec, à chaque reprise, la divulgation d’informations plus ou moins secrètes et la mise en lumière d’agents qui auraient dû conserver l’anonymat. Depuis 2021, la préservation du secret dans les affaires de sécurité a été mise à mal par les deux partis, républicains et démocrates. La prise du Capitole a mis en lumière l’activisme de certains groupuscules pro-Trump capable de passer à l’action violente. Il est donc logique et normal que les services de renseignement et le FBI mènent des enquêtes et des opérations de surveillance sur ces groupes. Si on ajoute à ce contexte l’implication de grands médias américains comme Fox News, on imagine aisément le niveau de tension actuel dès lors que chacun des deux camps s’accuse d’opérations d’espionnages et d’infiltration. De telles accusations peuvent mettre en péril l’anonymat des agents mais aussi compromettre la sécurité d’autres agents travaillant sur des missions de lutte anti-terroriste.

Les critiques du programme dénoncent, notamment, son utilisation contre les Américains eux-mêmes à l’occasion du mouvement Black Lives Matter d’une part, et des émeutiers du 6 janvier d’autre part. Que sait-on exactement de ce qui a été fait à ces occasions par les services de renseignement ?

Thierry Berthier : Il existe par nature très peu de documents fiables en lien avec ces accusations mutuelles. D’une manière générale, il est normal que les services de renseignement et le FBI se tiennent informés des mouvements de fonds traversant l’Amérique, parfois susceptibles de la déstabiliser ou de fracturer sa cohésion. Le Black Lives Matter a produit des manifestations violentes, et de la même façon, la prise de contrôle partielle du Capitole a fait vaciller la Démocratie durant quelques heures. Les perquisitions menées par le FBI dans la résidence de Donald Trump en août 2022 ont renforcé le sentiment que le FBI avait été « utilisé » par les Démocrates pour affaiblir le futur candidat républicain et son camp. Par ailleurs, Il est probable que certains activistes aient fait l’objet d’écoutes via les programmes de surveillances en cours.

Ce programme présente vraiment des aspects problématiques ? Est-il à l’inverse essentiel au vu du contexte géopolitique actuel et des menaces venues de Chine, de Russie, d’Iran ou de Corée du Nord, sans omettre divers groupes terroristes ?

Thierry Berthier : Par définition, ce type de programme doit rester secret à la fois sur son architecture technique, son périmètre de collecte de données et ses capacités d’analyse automatique des données. Je ne dispose d’aucune information permettant de répondre à la première question. On imagine assez naturellement que l’infrastructure de collecte doit être très large et que ses capacités d’analyse sont, elles aussi, très avancées. Le programme actuel cible probablement la Chine, la Russie, l’Iran, les cellules terroristes et les groupes activistes anti-américains.

Avec l’entrée en campagne présidentielle, les Démocrates et Républicains risquent fort de se servir à nouveau du levier sécuritaire du renseignement pour affaiblir leurs adversaires. Cette élection sera la première de l’histoire à être à la fois data centrée et IA-centrée. Des flux de données continus vont irriguer les QG de campagne et la tentation sera grande pour l’équipe en place de profiter de la puissance des systèmes d’analyse étatiques pour exploiter ces données.

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