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Pourquoi nous ne sommes pas tous égaux devant l’automatisation : les robots à l’assaut de la classe moyenne
©Reuters

Banc de touche

Alors que les innovations technologiques et l'intérêt pour la robotique semblent chaque jour s'épanouir davantage, certains secteurs professionnels sont davantage que les autres touchés par l'automatisation des tâches.

Sarah Guillou

Sarah Guillou

Sarah Guillou est économiste à l’OFCE dans le domaine de l’économie internationale et des politiques publiques affectant la compétitivité des entreprises. Son travail mobilise l’exploitation statistique de bases de données d’entreprises et de salariés ainsi que les données de commerce international par pays. Une partie de ses recherches porte sur les politiques industrielles et les politiques commerciales.

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Jean-Gabriel Ganascia

Jean-Gabriel Ganascia

Jean-Gabriel Ganascia est professeur à l'université Pierre et Marie Curie (Paris VI) où il enseigne principalement l'informatique, l'intelligence artificielle et les sciences cognitives. Il poursuit des recherches au sein du LIP6, dans le thème APA du pôle IA où il anime l'équipe ACASA .
 

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 Atlantico : Alors que les USA sortent du cycle de crise avec un chômage qui ne cesse de décroître, on remarque que la majorité des emplois créés sont en général peu qualifiés et donc peu payés. Pour Robert J. Gordon, "le problème n'est pas le chômage de grande ampleur mais la perte progressive des emplois de niveau intermédiaire en raison de la robotisation". N'avançons nous pas vers un modèle de société qui tend à voir disparaître sa classe moyenne ?

Sarah Guillou : La polarisation des emplois (en bas et en haut de l’échelle des qualifications) telle qu’en parle Gordon est propre aux Etats-Unis, principalement parce que la situation des travailleurs les moins qualifiés est différente en Europe. En effet, d’une part le chômage des moins qualifiés domine encore massivement en Europe et notamment en France relativement aux emplois intermédiaires; d’autre part la robotisation des emplois peu qualifiés épargnent plus les pays qui n’ont pas de salaire minimum comme les Etats-Unis d’où le sentiment que la robotisation touche les emplois intermédiaires d’abord. Par ailleurs, il y a des effets sectoriels qui expliquent la disparition des emplois intermédiaires : la perte d’emploi dans l’industrie ou la construction conduit à une perte d’emplois intermédiaires. Il y a donc un risque d’attribuer à la robotisation les effets du changement de spécialisation productive. D’aucuns  argumenteront que justement cette perte des emplois industriels est du à la robotisation, mais on se confronte alors à l’observation suivante que ce sont les pays les plus industrialisés, comme l’Allemagne ou la Chine, qui possèdent le plus de robots par emplois. Autrement dit, la démonstration n’est pas encore faite !

Indéniablement, la robotisation et plus généralement l’intelligence artificielle vont modifier la structure des emplois. Elles le feront en réponse à deux grandes incitations : tout d’abord le coût de substitution des facteurs travail/machine donc le coût de chacun des facteurs, ensuite la nature des tâches sous-jacentes aux emplois. Les tâches substituables par des machines doivent être répétitives et codifiables. Or il existe des tâches très qualifiées qui répondent à ces deux caractéristiques. Le paradoxe de Hans Moravec (chercheur en intelligence artificielle), dit qu’il est plus facile pour les machines de faire des tâches que nous qualifierions de complexes, que des tâches simples, qui font appel aux aptitudes sensorimotrices humaines. « Les machines battent depuis longtemps les grands maîtres aux échecs, mais ont toujours des difficultés à faire une chambre d’hôtel. » En revanche, si on ne verra pas la classe moyenne disparaître du marché de l’emploi, l’intelligence artificielle ne va pas lisser les inégalités de revenus mais probablement les accentuer.

Jean Gabriel Ganascia : Cette disparition de la classe moyenne est effectivement très préoccupante, surtout aux Etats-Unis où elle constituait la trame du tissu social, mais aussi dans les pays européens où les écarts de salaires se creusent. Rappelons que la logique du fordisme tenait à la fois à la spécialisation des tâches qu’accomplissaient les ouvriers, à la standardisation des produits et à la rémunération d’une classe de travailleurs qui assuraient, par leurs revenus, une forte demande de produits manufacturés. Or, aujourd’hui, les tâches les plus spécialisées sont soit externalisées vers des pays où le travail est moins cher, soit exécutées par des machines. Il s’ensuit une disparition progressive de la classe moyenne laborieuse qui, par le produit de son travail, était en mesure d’acheter la production industrielle. Nous assistons donc à un monde de plus en plus inégalitaire où nous trouvons, d’un côté, une classe de personnes sans qualification, vivant de façon précaire et mal rémunérés pour des tâches de service requérant peu de compétences, et, d’un autre, une classe de spécialistes « hyper-pointus » dans leurs domaines de savoir, travaillant beaucoup et très bien rémunérés. En France, les lois sociales masquent un peu ce phénomène en maintenant un salaire minimum assez élevé, ce qui, en contrepartie, conduit à un accroissement du chômage et à une perte de compétitivité. Mais, la logique industrielle de sortie du fordisme apparaît identique partout : d’un côté, des métiers qui exigent une très forte qualification avec un bagage intellectuel très élevé, et d’un autre côté, des métiers d’exécutants très peu payés.

On s'imagine fréquemment que les robots possèdent plus de force et d'aptitudes que les humains mais concernant la productivité, il en est peut-être tout autre. La progression de la productivité s'établit à 0,3 % par an contre 2,3 % au moment du boom du ".com" il y a 10 ans. Pourtant, au cours de cette décennie, la robotisation s'est accrue. Au final, les robots sont-ils réellement plus productifs que les êtres humains ?

Sarah Guillou : La croissance de la productivité c’est une valeur ajoutée qui croît à un rythme plus rapide que les facteurs de production qui sont utilisés pour la créer. L’évolution de la productivité est pro-cyclique. En période de crise économique, la productivité diminue automatiquement parce que les facteurs de production ne s’ajustent pas immédiatement à la baisse de la valeur ajoutée. C’est d’autant plus vrai dans les économies qui comportent plus de rigidités. Quand les facteurs s’ajustent, on retrouve un rythme de la productivité proche de zéro voire légèrement positif. Quand elle augmente, c’est effectivement le signe de la présence de « progrès technique » au sens large qui conduit à l’’augmentation de l’efficience productive. Quand l’économie est en période de surchauffe (bulle internet), la productivité peut augmenter fortement parce la valeur ajoutée en volume augmente bien plus fortement que les facteurs de production. La croissance de l’usage des TIC  qui est associée à cette période est aussi une explication de la croissance de la productivité. La robotisation est elle, très progressive et très variable selon les secteurs. Elle poursuit un processus continue : de plus en plus de tâches voire d’emplois sont robotisés mais il ne s’est pas produit une automatisation massive de rupture qui conduirait à un changement de rythme de la croissance de la productivité. Le phénomène frappe aujourd’hui les observateurs, jusqu’aux « experts » de Davos, parce qu’on atteint un nouveau palier critique et que l’intelligence artificielle fait craindre une déshumanisation de la production. Les robots sont certainement plus productifs que les humains sinon ils ne s’y substitueraient pas.

Jean Gabriel Ganascia : Gardons nous des malentendus ! A proprement parler, les robots ne possèdent pas de forces et d’aptitudes : on ne saurait les personnaliser en leur donnant des attributs analogues à ceux qui caractérisent les humains. On ne devrait même pas les considérer comme des objets techniques autonomes, car ce sont des dispositifs « sociotechniques » en cela qu’ils ne prennent sens et n’existent que dans le contexte d’une organisation sociale qui les utilise et en bénéficie. Rappelons qu’étymologiquement, robot vient de travail en Tchèque : un robot est donc un petit travailleur artificiel qui n’existe qu’en tant qu’agent matériel. En ce sens, la robotisation, autrement dit l’automatisation des tâches, contribue à accroître la productivité des entreprises. Du moins, c’est ce qui justifie leur achat et leur utilisation. Toutefois, la robotisation n’apparaît pas neuve, surtout en France où on a introduit depuis longtemps des robots — ou ce que l’on appelait dans les années soixante-dix des ateliers flexibles — dans les entreprises, et où les difficultés économiques ont contribué à réduire la part des investissements dans la rénovation du parc robotique qui devient un peu vieillissant aujourd’hui. Si l’on veut porter un diagnostic sérieux et mesurer l’effet exact de la robotique sur la compétitivité, il conviendrait de préciser ce que l’on entend par productivité, de donner les indicateurs avec lesquels on la mesure et ceux qui aident à déterminer la part effective qu’a prise la robotique dans le secteur considéré. En tout état de cause, on ne peut dire que les robots sont plus ou moins productifs que les hommes, mais on doit comparer la productivité d’une même industrie avec et sans robots, puis s’intéresser à la productivité comparée avec différentes générations de robots.

Si la robotisation concerne aujourd'hui principalement les grandes entreprises en raison des coûts de développement, la miniaturisation et les innovations futures devrait rendre accessibles les robots aux PME et aux PMI. Devons-nous nous attendre à des vagues de chômage massif dans les prochaines décennies? Et quels types d'emplois apparaissent comme les plus menacés ?

Sarah Guillou : La baisse du coût des machines et des robots va en généraliser l’usage aux entreprises moins prospères et donc à plus de PME.  A court terme, cela signifie qu’elles ralentiront leur embauche. Mais à moyen terme, elles seront plus productives, donc plus rentables et devraient plus investir, croître et finir par embaucher. Les investissements dans les machines et les robots répond à la logique des investissements en général : ils sont simultanés avec les anticipations de croissance. Donc ce type d’investissement est le signe que l’entreprise va bien, ce qui signifie qu’elle va embaucher. Certes elle n’embauchera pas le même type d’emplois. Encore une fois, les emplois qui seront en théorie concernés sont ceux qui sont associés à des tâches répétitives et des tâches codifiables. Il faut dès lors envisager la reconversion de ces emplois. La formation professionnelle doit fortement intégrer ces considérations.

Jean Gabriel Ganascia : Les robots occupent déjà une grande place dans notre quotidien et ils ont contribué à changer beaucoup de métiers. Ainsi, les machines à dicter remplacent-elles depuis longtemps les « sténodactylos », même dans les toutes petites entreprises comme les cabinet d’avocats ou de médecins. Dans un ordre d’idées analogue, les prises de rendez-vous se font de plus en plus avec des logiciels interactifs qui font des suggestions. Et, à l’avenir, toutes les activités répétitives sont sujettes à l’automatisation, comme par exemple la conduite automobile. Il s’ensuit que beaucoup d’emplois risquent de disparaître ou d’être transformés dans les prochaines années, même dans les petites et moyennes entreprises. Désormais, la question n’est plus de savoir quels emplois apparaissent les plus menacés, car tous le sont potentiellement. Il faut la renverser et se demander quels emplois semblent protégés. Certains disent que ce sont ceux où le facteur humain domine, comme, par exemple, le métier de coiffeur…

Quelles réponses politiques doivent être apportées face aux prévisions alarmistes de voir les robots polariser de nombreux emplois ?

Sarah Guillou : On peut lire tout à la fois des appréciations alarmistes (Brynjolfsson et McAfee ; M. Ford) et optimistes (D. Autor ; L. Floridi) à l’augmentation de la présence de l’intelligence artificielle et des machines dans le processus productif. Les politiques à adopter dépendent de cette appréciation mais tous s’accordent sur la nécessité de s’adapter et d’anticiper. Il est toutefois vain de vouloir freiner ce mouvement parce qu’il inclut de nombreuses améliorations du bien-être dont la société ne voudra pas se priver. En revanche, il faut se préparer à adapter les parcours professionnels et la formation permanente. Par ailleurs, il y a de nouveaux métiers qui arrivent avec l’automatisation. Les machines, les robots, il faut d’abord les créer. La créativité et l’innovation peuvent largement s’y exprimer. Ensuite, il faut les maintenir, les réparer, les recycler. La formation professionnelle doit donc se dynamiser en ce sens. Si on croît à la future raréfaction des emplois, alors il faut se focaliser moins sur la création d’emplois que sur l’éducation.

Ensuite, dans une approche plus alarmiste sur les emplois, on peut toutefois concevoir l’arrivée d’une société qui ne se structure pas autour de la valeur marchande du travail. Aujourd’hui le travail reste la forme de socialisation dominante, qu’en sera-t-il demain ? Cela n’a pas toujours été le modèle dominant dans l’histoire. Dans ce cas, l’idée d’un revenu minimum universel peut s’envisager.

Jean Gabriel Ganascia : Un regard sur le monde actuel montre qu’il n’y a pas moins de travail, mais que des professions nouvelles se font jour alors que d’autres disparaissent. Si l’on souhaite éviter à nos concitoyens de se retrouver sans emploi, on doit leur permettre de s’adapter aux évolutions technologiques et aux bouleversements sociaux qui en résultent en leur offrant la possibilité d’acquérir à tous moments, et quel que soit leur âge, de nouvelles compétences. Bref, il faut sortir de la logique éducative ancienne dans laquelle on acquérait un métier pour la vie à l’âge de dix-huit ou de vingt ans, à une nouvelle logique dans laquelle on se forme tout au long de la vie. Au plan politique, cela signifie deux choses. D’un côté, la comptabilisation du temps de travail comme un nombre d’heures passées à l’établi apparaît dépassée : on doit y inclure des temps de formation permanente obligatoire. D’un autre côté, l’université doit jouer un rôle central dans les nouveaux dispositifs de formation, en accueillant des étudiants de tous âges et en leur donnant des diplômes reconnus par les conventions collectives des entreprises.

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