Pourquoi le pape a raison : nous avons créé un univers professionnel qui dessert ceux qui ont des enfants (et pas seulement les femmes)<!-- --> | Atlantico.fr
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Les hommes aujourd'hui ne participent guère plus aux tâches ménagères qu'avant, mais veulent s'occuper plus des enfants.
Les hommes aujourd'hui ne participent guère plus aux tâches ménagères qu'avant, mais veulent s'occuper plus des enfants.
©Reuters

L'entreprise, cette grande famille

"On peut dire que nous vivons dans une culture qui pousse les jeunes à ne pas fonder de famille, parce qu'ils manquent d'opportunités pour leur futur"; a déclaré le pape François à Philadelphie ce week-end. Un constat fortement appuyé par l'univers professionnel notamment.

Jawad Mejjad

Jawad Mejjad

Jawad Mejjad est docteur en sociologie, chercheur au Ceaq-La Sorbonne, enseignant et responsable pédagogique au Cnam, et gérant d'une société industrielle (Ermatel).

Ses réflexions et ses recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de la société, avec une focalisation sur l’entreprise, à l’aune de la postmodernité.

Il a publié Le rire dans l’entreprise, chez l’Harmattan, en 2010.

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Atlantico : Qu’est-ce qui a changé structurellement dans notre univers professionnel ? Quelles sont les conséquences de ces transformations sur la famille ?

Jawad Mejjad : Ce n'est pas tant notre univers professionnel que notre société elle-même qui est en train de changer. Et surtout il y a un décalage de plus en plus grand entre les valeurs sur lesquelles fonctionnent l'entreprise et les valeurs actuelles de la société. Il ne faut pas oublier que l'entreprise en tant que structure fondamentale de la société est de création récente, elle a été créée par la modernité et a trouvé son expression à la fin du 19è siècle pour être pensée et structurée au cours du 20eme.

Pour mémoire, c'est l'armée qui était structurante chez les Grecs et les Romains, et l'Eglise dans l'époque chrétienne, et ces structures portaient les valeurs de leurs époques. L'entreprise est la fine pointe de la modernité, et sa vision économiste du monde est basée sur le progrès et le scientisme. La création de la famille nucléaire est concomitante au développement économique, avec dans son sillage la prégnance du travail. Tous ces éléments sont constitutifs d'un même système. D'ailleurs le Pape François ne s'y pas trompé dans sa dernière intervention aux Etats-Unis concernant la famille, quand il insiste sur le fait que le délitement de la famille a son origine dans les problèmes économiques.

Or la postmodernité naissante est en train d'installer d'autres valeurs, sinon dans les discours, en tout cas dans les faits. Les valeurs de progrès perpétuel, de report de la jouissance et de domination de la nature ont perdu de leur évidence. Et là encore le Pape François a bien pointé le lien entre la réduction des possibilités d'avenir pour les jeunes notamment et la fondation d'une famille. La famille nucléaire basée sur une maîtrise de l'avenir et la domination du père a fait long feu. La conséquence de tout ce délitement est la crise sociétale que nous vivons, et qui est en fait une mutation sociale, où les éléments du puzzle moderne, notamment l'entreprise et la famille, ne s'imbriquent plus. Les nouvelles technologies sont un bouc émissaire bien commode pour accuser l'entreprise. Si nous les avons adoptées, c'est qu'elles correspondent fondamentalement à nos convictions profondes, l'histoire de l'adoption de technologies par les peuples montre bien qu'il faut que le terrain soit fertile pour ça pousse. 

On parle couramment de la difficulté des femmes à allier travail et famille. Les hommes ne sont-ils pas touchés eux aussi ?

Historiquement, la modernité avait posé le postulat de l'homme qui travaille et de la femme qui s'occupe des enfants. De plus cette répartition des tâches semblait en continuité avec une vue séculaire de l'homme qui va chasser et de la femme qui attend. Or l'on sait que la répartition de tâches est très variée selon les époques et les sociétés. Toujours est-il que la répartition des tâches de la modernité correspondait bien à la famille nucléaire et a bien fonctionné dans un système patriarcal. Dans les années 50, quand les femmes n'ont plus voulu retourner au foyer, une fois qu'elles avaient remplacé les hommes dans les usines pendant les deux dernières guerres, elles ont du cumuler famille et travail, avec toutes les difficultés que l'on connait. Les hommes aujourd'hui ne participent guère plus aux tâches ménagères qu'avant, mais veulent s'occuper plus des enfants. Les mentalités changent doucement, mais les nouvelles générations donnent plus d'importance à la vie familiale, les hommes comme les femmes, et rechignent à sacrifier leur vie familiale et leur vie personnelle à leur carrière professionnelle. 

A ne pas prendre en compte ces changements, le monde de l’entreprise serait-il devenu toxique ? 

Effectivement, il est toxique dans le sens où il n'est pas en adéquation avec les valeurs et les aspirations actuelles. Le travail n'a plus l'exclusivité de la réalisation de soi. S'appliquer et faire son travail efficacement reste l'objectif et le quotidien de la majorité des salariés, mais c'est un effort qui n'est plus un investissement, et il est diffcile pour chacun de sacrifier les autres composantes de sa vie : la vie familiale et la vie professionnelle. D'où les diverses activités annexes, sportives, culturelles ou autres, pour compléter sa vie. Et l'utilisation des nouvelles technologies s'inscrira dans cette logique, en permettant aux parents d'être plus facilement et plus souvent avec leurs enfants, ou ne sera pas. Les nouvelles organisations des entreprises devront composer avec la mutation sociétale en cours.

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