Pourquoi certains de nos alliés dans la lutte contre les califoutraques islamiques n'ont pas grand-chose à leur envier en matière de violence sanguinaire<!-- --> | Atlantico.fr
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Un combattant de l'Etat islamique en Irak.
Un combattant de l'Etat islamique en Irak.
©Reuters

Tu t'es vu quand t'as pas bu

L'Arabie saoudite et les milices chiites irakiennes, membres de la coalition internationale contre l'Etat islamique, ont récemment été accusées de "crimes de guerre" par Amnesty International.

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard, historien, est chercheur au CNRS et membre du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (GSRL) à Paris. Spécialiste du Moyen-Orient, il a séjourné en Irak, au Liban, en Syrie, dans le Golfe et en Egypte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont La Formation de l’Irak contemporain (CNRS Éditions, 2002) ; La Question irakienne (Fayard, 2002 ; nouvelle édition augmentée 2004) ; La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son fils (La Martinière, 2005) ; Le piège Daech (Ed. La découverte, 2015).

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : La stratégie adoptée par les Etats-Unis ainsi que leurs alliés dans la guerre contre l'Etat Islamique repose sur une participation militaire aérienne de soutien, et où les combats de terrain sont délégués aux kurdes et aux autorités irakiennes. Par quoi ces derniers sont-ils motivés ? Quels sont leurs modes d'action ?

Alexandre del Valle : Concernant les Kurdes, la motivation est assez évidente : obtenir progressivement une indépendance totale en vue de l’édification d’un Etat Kurde libre dont l’entité irakienne est déjà de facto un Etat disposant de la plupart des caractéristiques d’un Etat-Nation. Frustrés par la promesse non tenue d’un Etat indépendant kurde proposé par les Occidentaux en 1920 mais refusé par Atätürk et ses homologues arabes de l’époque en Irak, en Syrie puis par l’Iran, les Kurdes font face à la terrible menace de Da’ech mais ils voient dans la recomposition du Moyen Orient et la remise en question des frontières tracées par les accords Sykes-Picot dès 1916  une occasion historique pour enfin (re)devenir indépendants et réaliser leur rêve national...

Quant aux autorités irakiennes arabes (majoritairement chiites), elles doivent faire face à la plus grande menace qui ne vient pas uniquement des jihadistes mais surtout de la décomposition de l’Etat irakien et du chaos interne instauré par l’invasion anglo-méricaine en 2003 et par la stupide stratégie de Washington qui a consisté à démanteler totalement l’ancien régime nationaliste arabe du Baath puis à laisser les chiites au pouvoir humilier la minorité sunnite. Celle-ci s’est depuis vengée en resserrant les liens, ce qui explique le fait que des tribus sunnites, des confréries comme la Naqshbandiyya ou les Frères musulmans puis les anciens militaires sunnites de Saddam Hussein se sont alliés avec les Jihadistes de l’Etat islamique.

Les autorités irakiennes chiites arabes qui luttent contre les jihadistes sunnites et les anciens cadres de l’armée irakienne baathiste sont elles-mêmes divisées et ont une armée affaiblie et mal entraînée. Elles sont obligées de composer avec des forces dissidentes incontrôlables que sont les forces kurdes et les milices chiites pilotées par Téhéran. A côté de l’armée irakienne, on retrouve d’une part des combattants kurdes pesmergas qui jouent, on l'a vu, leur propre partition, puis, de l’autre, des milices chiites plus ou moins pro-iraniennes et/ou aidées par le régime de Téhéran et qui jouent elles aussi leur propre partition, ce qui ne favorise pas du tout l’unité et la coordiniation des troupes anti-EI. Pour le moment, la République islamique iranienne n’a pas permis aux combattants kurdes iraniens de venir combattre massivement aux côtés de leurs frères kurdes irakiens face à l’Ei de peur de laisser croître une entité combattante kurde iranienne que craint Téhéran et qui menace, comme en Turquie, en Irak ou en Syrie, l’unité nationale. La participation de l’Iran passe surtout par l’aide au gouvernement chiite irakien, à des milices irakiennes kurdes, et surtout aux légions islamistes chiites AL Qods, forte de près de 5000 combattants, qui sont actives face à l’EI. Elles tentent actuellement d’empêcher la progression des troupes de Da’ech vers Bagdad et les lieux saints du Chiisme (Kerbala et Nadjaf). L’objectif commun du régime de Bagdad et des milices chiites est tout bonnement de ne pas se retrouver sous le joug sunnite intransigeant et anti-chiite des fanatiques de Da’ech ;

Pour ce qui est du mode d’action des Kurdes, les Peshmergas sont fortement entraînés et formés, voire encadrés par des des conseillers militaires des forces spéciales américaines et françaises, notamment le COS (comité des opérations spéciales), qui les forment à l’utilisation des armes lourdes anti-char notamment. Les militaires du COS et d’autres forces spéciales occidentales jouent un rôle majeur en Irak, car la différence sur le terrain est faite par la sophistication des armements et des hommes. Or ceux des Peshmergas sont anciens et moins performants que ceux des jihadistes, épaulés par des militaires ex baathistes très expérimentés et équipés des meilleurs armements souvent volés à l’armée irakienne et d’origine américaine. Bref, les combattants de l’armée irakienne et des Peshmergas ne peuvent actuellement pas remporter de batailles décisives sans l’aide extérieure soit des Occidentaux soit des Iraniens. 

Pierre-Jean Luizard : La coalition anti-Etat islamique a confié aux Peshmergas kurdes et à l’armée irakienne la mission d’une guerre que cette même coalition ne veut pas assumer sur le terrain. Comme si ces deux protagonistes locaux agissaient en faveur de la sauvegarde de l’Etat irakien et de son unité !  Il est vrai que, officiellement du moins, les discours à Bagdad et à Erbil vont dans ce sens. Mais qui peut croire que les forces kurdes œuvrent au sauvetage d’une institution en déroute, un Etat irakien que les dirigeants kurdes se disent prêts à quitter si leurs exigences ne sont pas satisfaites ? Parmi ces exigences, il y a la reconnaissance par Bagdad du droit des Kurdes à commercialiser leur pétrole directement avec des compagnies étrangères et celle de l’incorporation au Kurdistan des « territoires disputés » … Quel gouvernement irakien à Bagdad pourrait accepter une telle issue ? Les forces kurdes sont aujourd’hui à la pointe des offensives contre l’Etat islamique en Irak, mais aussi en Syrie…armées et entraînées par les pays occidentaux. Pense-t-on sincèrement qu’elles réintégreront ensuite docilement leur région d’origine après avoir payé le prix du sang, que ce soit à Kobané, en Syrie, ou en Irak ? Quant au gouvernement irakien de Bagdad, son armée est devenue encore plus confessionnelle que jamais depuis sa déconfiture dans le nord du pays au début de juin 2014. N’est-elle pas « secondée » par des milices chiites que le précédent chef de gouvernement, Nouri al-Maliki, présentait comme le « noyau de la future armée irakienne » ? Malgré les frappes intensives de la coalition, l’armée a été incapable de reprendre une part significative du territoire. Pire, elle a continué à en perdre, notamment dans la province d’al-Anbar. Surnommée « check points army », pour sa propension à faire des check points plutôt qu’à avoir une attitude offensive, l’armée a pu reprendre quelques localités dans la province de Diyala, là où la population n’est pas majoritairement Arabe sunnite. Mais le pays arabe sunnite, lui, demeure majoritairement fermé. C’est donc bien une partition à trois, chacun jouant en fonction d’intérêts communautaires. L’Etat islamique est le seul à avoir publiquement proclamé la mort de l’Etat irakien, là où les deux autres protagonistes demeurent, du moins dans leurs discours, attachés à ce qui ressemble à une fiction.  La coalition a délégué la mission de défendre l’Etat irakien aux deux forces qui, les premières, ont mis à mal l’institution qu’elles prétendent défendre aujourd’hui.

Nous savions déjà que certains alliés, comme l'Arabie Saoudite, n'étaient pas respectueux des droits de l'homme. Récemment pourtant, Donatella Rovera, d'Amnesty International, a déclaré que les atrocités sont "commises des deux côtés", faisant notamment référence aux milices chiites qui pouvaient être qualifiées de "crimes de guerre", et ce de manière systématique (voir ici). Comment décrire l'attitude des allié,s parmi lesquels la France et les Etats-Unis, vis-à-vis des milices chiites et des officiels irakiens ?

Alexandre del Valle : Il est clair que la guerre n’est pas une affaire de pacifistes et d’enfants de cœur, encore moins de droitsdel’hommistes ! D’autant qu’il ne faut pas oublier que les milices chiites islamistes irakiennes ont été formées par l’Iran et que leurs méthodes sont celles soit des légions islamistes du type Hezbollah international et al Qods, soit des services secrets iraniens de la VEVAK, elle-même héritière des modèles fascisants de la SAVAK qui fut influencée par les forces de l’Axe. Rappelons qu’il s’agit d’une guerre totale entre deux univers irréductiblement ennemis sur les plans économico-politico-religieux et géostratégiques : le monde chiite pro-iranien, d’une part, et le monde sunnite arabe, de l’autre. Cette guerre totale ne peut pas faire dans la dentelle ou respecter les conventions internationales régissant le droit de la guerre, puisque s’y opposent deux formes d’islamisme radical totalitaire, le chiite khomeyniste iranien et le salafiste sunnite d’origine wahhabite. Mais mon sentiment est que l’islamisme chiite n’est pas aussi totalitaire que son rival salafiste. Toujours est-il que des deux côtés, les droits de l’homme ou les conventions internationales de Genève sur le droit de la guerre est la dernière des préoccupations des bélligérants ! Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil à ce sujet ! L’enjeu de cette guerre totale sur fond de contrôle des énergies et détroits du Golfe et de néo-guerre froide entre pro-russes et pro-occidentaux est ni plus ni moins que la main-mise sur l’ensemble du Moyen-Orient, le partage des réserves d’hydrocarbures, et le leadership islamique régional. Ceci rappelle les premiers temps de l’islam, lorsque la « Fitna » opposa, dès la mort de Mahomet, les partisans de Ali (chiites) à ceux de Moawiyya (sunnites) dans l’actuel Irak et sur les lieux saints du chiisme (Kerbala et Nadjaf situés aussi en Irak). Je n’ai pas de chiffres et de données exactes concernant les exactions, violations des droits de l’homme ou atrocités commises par les forces chiites irakiennes face à Da’ech, mais je ne pense pas que l’on puisse s’étonner que les forces chiites islamistes agressées par un ennemi aussi fanatique que Da’ech qui veut les détruire et les exterminer puis prendre leurs lieux saints ne prennent pas de gants… Les Etats-Unis eux mêmes et les pays démocratiques droitsdelhommistes membres de l’Alliance atlantique ont-ils eux-mêmes réellement pris des gants ou vraiment respecté le droit international et les droits de l’homme en bombardant (parfois avec des bombes créant des dégâts radioactifs) depuis les années 1990 des pays souverains qui ne nous avaient pas agressé (Serbie-Yougoslavie ; Irak de Saddam Hussein, Libye, etc) et que nous avons clairement transformé en zones de chaos et de conflits intercommunautaires après avoir effectué des bombardements massifs aériens qui ont souvent tué plus de civils que de militaires ? Même l’intervention relativement « légitime » en Afghanistan et les raids des drones américains au Pakistan n’ont rien réglé et ont tué des milliers de civils innocents, ce qui a fanatisé encore plus les populations locales…

Pierre-Jean Luizard : La réactivation des milices chiites, de façon officielle depuis juin 2014, est la conséquence de l’effondrement de l’armée irakienne. Armée de la paix (ex-Armée du Mahdi de la mouvance sadriste), Ligue des Vertueux, dont les miliciens sont formés par les Pasdaran iraniens, Hezbollah irakien, toutes interviennent désormais systématiquement aux côtés de l’armée (et en Syrie pour certaines). Il aurait été miraculeux, dans le climat actuel de guerre confessionnelle, que ce retour ne coïncide pas avec des exactions de plus en plus graves, notamment à l’encontre de la population sunnite. Exécutions collectives et enlèvements contre rançons sont devenus courants. Mais la toute-puissance et l’impunité de ces milices a même abouti à des affrontements avec l’armée elle-même, comme ce fut le cas récemment près de Bagdad après l’enlèvement de plusieurs femmes. Etats-Unis et France se retrouvent confrontés à leurs contradictions : sans l’appoint des milices chiites, l’armée aurait été incapable de défendre Bagdad face à l’avancée de l’Etat islamique et de reprendre les quelques localités repassées sous son contrôle.

Disposons-nous toujours d'une influence sur les autorités irakiennes ? Comment pourrait-elle permettre de réduire ces exactions ?

Alexandre del Valle : Il faut garder présent à l’esprit que l’Irak  n’est pas un Etat constitué - ou en tout cas ne l’est plus – mais plutôt une zone ultra-chaotique et une entité géopolitique hétérogène complètement éclatée. Le meilleur signe de ce chaos du pseudo Etat irakien est qu’aujourd’hui, les milices indépendantistes kurdes et surtout les Brigades chiites irakiennes liées à l’Iran (Asaib Ahl al Haq, brigades Badr, l'armée du Mehdi et Kataib Hezbollah) sont bien plus puissantes que l’armée irakienne déliquescente, surtout depuis la débandade des soldats irakiens en juin dernier face à l’EI. Le rapport d’Amnesty International conclut en appelant le gouvernement irakien « à cesser immédiatement d'apporter son soutien au système des milices », soutien  qui se servirait du « prétexte de la lutte contre l'État Islamique pour commettre des attaques «vengeresses» contre des sunnites ». Mais que propose Amnesty International ou d’autres militants des droits l’Homme pour détruire Da’ech en l’absence d’autres volontaires locaux plus fréquentables et de troupes occidentales au sol ? On peut selon moi comparer la situation actuelle avec la seconde guerre mondiale lorsque l’Occident démocratique s’allia au régime totalitaire de Staline pour écraser les forces de l’Axe. Nous en sommes hélas aujourd’hui à ce stade, puisque nous devons choisir entre la peste plus ou moins contrôlable et le choléra qui ravage tout sur son passage…

Pierre-Jean Luizard : L’ayatollah Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite, a exhorté les membres des milices : « Epargnez la vie de citoyens innocents et leurs propriétés, quelle que soit leur appartenance religieuse », a-t-il demandé en s’adressant aux « héros et volontaires » des milices chiites, selon des propos lus par son porte-parole devant des centaines de fidèles réunis pour la prière hebdomadaire dans la ville sainte de Kerbéla. Mais c’est bien le même Sistani qui, en juin 2014, appelait à armer les Irakiens afin qu’ils participent au djihad contre l’Etat islamique. Tous les acteurs sont face à leurs contradictions. Le piège du confessionnalisme semble n’épargner personne.

Comment les minorités sunnites vivent-elles cette "bienveillance" lointaine de la part de l’État islamique ?

Pierre-Jean Luizard : Les minorités sunnites, notamment celles demeurées à Bagdad, vivent dans un climat de suspicion généralisé à leur égard. Volontiers considérées comme une cinquième colonne de l’Etat islamique dans les régions contrôlées par le gouvernement irakien, elles doivent se prémunir contre les milices chiites dont elles sont des cibles privilégiées. A Bagdad, les quelques quartiers à majorité sunnite vivent claquemurés derrière des murs de béton censés les protéger autant que les confiner dans un ghetto dont les habitants hésitent à sortir.

Alexandre del Valle : Aujourd’hui, ce qui explique les succès de Da’ech, c’est que cette organisation bénéficie d’un soutien incroyable de nombreuses tribus sunnites, d’anciens nationalistes et militaires baathistes du régime de Saddam Hussein, de légions combattantes des Frères musulmans irakiens et même de la grande Confrérie soufie sunnite des Naqshband, très présente en Turquie, dans le Caucase et en Turquie. Celle-ci a en effet et dès le début considérablement aidé Da’ech et ses prédécesseurs (Al Qaïda en Mésopotamie, EEI, EEIL, etc) en participant à la résistance aux forces anglo-américaines et aux chiites au pouvoir aidées par Washington depuis 2003.  C’est la raison pour laquelle aucune solution de sortie de crise ne sera viable en Irak sans réintégrer des sunnites dans le jeu du pouvoir. Après avoir dominé l’Irak depuis des décennies, les forces sunnites salafistes, islamistes, confrériques, tribales ou ex baathistes n’accepteront jamais d’être dominées par des chiites revanchards liés à la République islamique chiite iranienne. De ce point de vue, on peut dire que les sunnites minoritaires en Irak (mais anciens « patrons » du pays à la tête du Baath irakien) ont autant peur d’être dominés par la majorité revancharde chiite en Irak que les alaouïtes et les autres minorités non sunnites en Syrie (à la tête du Baath syrien) ont peur d’être dominées par la majorité sunnite revancharde. Dans les deux cas, le conflit est existentiel et total. C’est l’un ou l’autre... La bienveillance des masses sunnites envers Daech là où elles se sentent persécutées ou « exclues » est presque « naturelle », logique, prévisible. Les Américains auraient dû y penser plus tôt, c’est-à-dire avant de détruire le Baath irakien et l’Etat qui permettait aux chiites et aux sunnites de vivre ensemble éloignés du communautarisme qui était alors combattu. Cette « bienveillance » ne doit pas surprendre outre mesure, sauf à être naïfs. De là vient ma conviction profonde que Da’ech ne pourra pas être ni analysée ni même combattue efficacement si on la réduit à de simples « fous » ou jihadistes « hérétiques » qui «saliraient l’image de l’islam ». Bien sûr qu’il salissent cette image, mais le fait qu’ils soient appuyés par moult tribus sunnites et maintes organisations sunnites ayant pignon sur rue et « normales » comme la Naqshband ou nombre de princes du Golfe indique qu’il s’agit surtout d’un « front sunnite » armé face aux forces chiites irakiennes objectivement protégées à la fois par l’Iran et les Occidentaux depuis 2003… 

Peut-on parler d'une guerre civile additionnée à une guerre contre l'Etat islamique ? En quoi cette distinction permet-elle une meilleure lecture de la situation ?

Alexandre del Valle : Disons plutôt que le chaos s’ajoute au chaos, et que plusieurs niveaux de conflictualité et d’antagonisme total se superposent jusqu’à produire une situation méga-explosive et sismique d’ampleur locale, régionale et mondiale. Les camps sont chacun confessionnalisés, soutenus par des protecteurs extérieurs dans le cadre d’une guerre globale chiites-sunnites et géopolitique pour le contrôle de pays tiraillés et hétérogènes comme l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et même peut être bientôt la Turquie. Il n’agit pas simplement d’une guerre civile, mais plutôt d’un conflit de type géo-civilisationnel qui prend pour théâtre d’opération les Etats hétérogènes les plus vulnérables aux immixtions extérieures et les plus tiraillés par ces deux grandes forces que sont, d’une part, le camp sunnite (avec son centre de gravité irako-saoudien wahhabite/salafiste et turc-néo-ottoman), et, de l’autre, la famille des courants chiites et autres sectes « hérétiques » apparentées (duodécimains, ismaéliens, druzes, alaouïtes, alévis, etc). Cette guerre n’est pas près d’être terminée... Sauf si les Etats du Golfe et la Turquie parviennent à dialoguer de façon constructive avec les Iraniens et leurs protégés chiites et alaouïtes. On en est encore loin. Toutes les conditions sont donc réunies pour qu’elles durent encore des décennies. Mais un autre niveau de conflictualité parallèle oppose également depuis le choc des révolutions arabes, les Etats qui veulent rester nationalistes et comptent défendre leur intégrité territoriale et nationale et les salafistes liés aux tribus transfrontalières et aux réseaux de contrebandes qui ont intérêt à faire exploser les frontières tracées depuis des décennies et à redessiner des cartes sur des bases transnationales au prétexte de réunir les « frères » de la Oumma islamique et du Califat.. Or ce projet totalitaire-utopique ne séduit pas que des psychopathes irrationnels de l’EI mais aussi des chefs d’Etats réputés responsables comme le président turc Recep Taiyyp Erdogan, grand nostalgique du Califat ottoman comme des alliés arabes des Frères musulmans…    D’où son attitude ambiguë vis-à-vis de Daech et de la Coalition Internationale…

Pierre-Jean Luizard : Plusieurs guerres se déroulent aujourd’hui en Irak avec l’effondrement de l’Etat irakien et l’échec de la reconstruction politique patronnée par les Américains. Il y a l’incapacité à intégrer les Arabes sunnites du pays autrement que sur la base de quotas, qui les condamnent à être marginalisés et sans ressources, notamment pétrolières. Mais il y a aussi une revanche de l’histoire, un siècle après le partage du Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne et la fondation d’états qui n’ont jamais eu une légitimité partagée aux yeux de l’ensemble de leurs citoyens. Les Kurdes ne se sont jamais sentis Irakiens. Quant à l’affrontement entre sunnites et chiites arabes, il est aussi l’aboutissement de siècles de domination confessionnelle des sunnites, jusqu’en 2003. Les Arabes sunnites d’Irak ont défendu l’Etat irakien fondé en 1920 à la condition d’en avoir le monopole.  La guerre contre l’Etat islamique n’est pas une guerre contre un ennemi extérieur. Elle manifeste un conflit qui oppose les deux grandes communautés musulmanes dans le monde arabe depuis des siècles. Ce conflit a partout pris le visage hideux du confessionnalisme dont il va être très difficile de sortir. 

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