Plongée dans la vie quotidienne de ces quartiers où grandissent les djihadistes français<!-- --> | Atlantico.fr
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Les forces de police spéciales patrouillent dans la banlieue de la Meinau à Strasbourg dans le cadre d'une descente effectuée pour arrêter six djihadistes présumés de retour de Syrie.
Les forces de police spéciales patrouillent dans la banlieue de la Meinau à Strasbourg dans le cadre d'une descente effectuée pour arrêter six djihadistes présumés de retour de Syrie.
©Reuters

En marge

De nombreux candidats au djihad sont issus des quartiers populaires, appelés communément "banlieues". Des espaces urbains dans lesquels la vie des habitants, qui se sentent exclus du reste de la société française, s’est peu à peu dégradée ces dernières années.

Didier Lapeyronnie

Didier Lapeyronnie

Didier Lapeyronnie est sociologue, professeur à l’université Paris-Sorbonne. Spécialiste des questions urbaines, de l’immigration et du racisme, il a notamment publié Ghetto urbain (Laffont, 2008).

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Farid Temsamani

Farid Temsamani

Farid Temsamani est consultant en intelligence économique et porte-parole de l'association "Banlieue Plus".

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Atlantico : Quelle est la réalité socio-économique des quartiers populaires actuellement en France ? Y a-t-il eu une évolution de cette réalité ces dernières années ?

Didier Lapeyronnie : Actuellement, depuis 2008, la situation est dégradée et difficile sur le plan socio-économique. L'impact de la crise économique se fait assez durement ressentir : on peut le mesurer au taux de chômage par exemple, plus de deux fois supérieur à celui des villes où sont ces quartiers, un taux de chômage qui peut atteindre et dépasser les 50% si l'on cible certaines parties de la population. Il en est de même en ce qui concerne le taux de pauvreté : certains quartiers ont plus de la moitié de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté. Cela va de pair avec un creusement des inégalités "internes" aux quartiers, notamment une dégradation plus prononcée de la situation des femmes, et aussi avec tout un ensemble de conduites sociales et individuelles liées à la pauvreté et à la marginalisation : accès aux soins, alimentation, obésité ou surpoids, etc. Il faut ajouter à cela un taux de "morbidité" très élevé, notamment en ce qui concerne les jeunes hommes. Bref, non seulement la situation est dégradée, mais les habitants ont aussi l'impression et le sentiment d'être devenus plus pauvres et plus marginaux

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Ce sentiment est renforcé par la dégradation tout aussi forte du rapport aux institutions, notamment à l'école, mais au-delà, à l'ensemble des institutions de la République y compris les services sociaux. Il ne suffit pas de noter les taux d'échecs scolaires. Les habitants partagent le sentiment de l'éloignement de l'école, ils considèrent qu'elle fonctionne le plus souvent sans eux et surtout, comme les autres institutions, contre eux. Au-delà, il faut souligner que la conjonction de l'éloignement des institutions et de la pauvreté conduit au sentiment de ne pas "exister" pour les autres, de ne pas être considéré, vu ou reconnu, mais plus encore, très souvent, de ne "pouvoir vivre" pour soi, de ne pouvoir réaliser ses potentialités individuelles, comme si la situation sociale privait des ressources nécessaires à vivre sa vie. Ce sentiment est très fort chez nombre de jeunes mais aussi chez beaucoup de femmes. Il se traduit par exemple par la "fatigue" ou l'impression "d'étouffer". C'est ce sentiment qui crée la rage. Tout cela pour souligner qu'il ne faut pas ramener la question aux seules dimensions proprement sociales, revenu, travail, logement, scolarité... mais qu'il faut y ajouter des dimensions symboliques et politiques, la façon dont les habitants interprètent et vivent individuellement et collectivement cette situation : sentiment d'inexistence, impuissance, sentiment d'être ignoré ou méprisé. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'ils se plaignent souvent qu'on ne voit dans les médias que les côtés négatifs de la vie des cités et jamais "ce qu'il s'y fait de bien". Si l'on se retourne d'ailleurs sur les quarante dernières années, depuis 1981 si on veut, on peut mesurer l'importance de tout cela à la récurrence des émeutes qui n'obéissent pas à des dimensions sociales (ce n'est pas le chômage qui engendre l'émeute) mais bien à des dimensions politiques et symboliques : à partir d'incidents ou de drames avec les forces de l'ordre, on brûle des voitures certes, mais on s'en prend à la police et aux institutions surtout.

A quoi ressemble concrètement la vie quotidienne des habitants de ces quartiers ?

Farid Temsamani : La vie au quotidien est ce qu’il y a de plus normal malgré le cumul d’inégalités. Ces quartiers sont le plus souvent des relégations sociales et territoriales. Pour prendre un exemple concret, vous avez un taux de chômage plus important que sur le reste du territoire : chez les jeunes, ce taux avoisine les 50% pour ne pas dire plus ; c’est moitié moins sur le reste de la population. A cela il faut ajouter l’échec de l’école républicaine dans ces quartiers : le taux de réussite au BEPC et au baccalauréat, ou d’accès à l’enseignement supérieur est beaucoup plus faible que dans le reste de la population. Si vous y ajoutez la sécurité, le logement et la précarité, vous avez un tableau relativement noir. Mais paradoxalement, il y a des gens qui s’en sortent. Toutefois, la probabilité de s’en sortir quand vous venez de ces quartiers est moindre que dans le reste de la population. Lorsque vous avez des difficultés de transports pour accéder à des zones d’emploi, lorsque vous avez des difficultés d’éducation nationale parce vous n’avez pas des établissements de bonne qualité, lorsque vous avez des difficultés de logement, vous avez plus de chance de moins vous en sortir en tant de crise que le reste de la population. Mais c’est également le cas dans des zones très rurales où on retrouve les mêmes difficultés. Il y a cependant une démobilisation politique dans les quartiers populaires. Les taux de participation aux élections sont plus faibles que dans le reste de la population française et que dans les zones rurales. Tout cela vous amène parfois à créer un terrain favorable à des revendications pour ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir ou pour ceux qui tombent dans la délinquance et la voyoucratie. On trouve les éléments réunis pour que certains individus exploités par d’autres basculent à un moment donné dans ce que l’on appelle le terrorisme.

Qu'en est-il de la mixité sociale ?

Didier Lapeyronnie : L'absence de mixité sociale vient bien évidemment renforcer ces logiques ou tout au moins renforcer leur cristallisation. Il faut cependant ajouter trois remarques :

1. la mixité sociale ne peut être réduite aux seules dimensions urbaines. Elle se renforce aussi dans les espaces institutionnels, notamment l'école, et elle est généralisée à l'ensemble de la société française : ce sont les enfants de familles à haut niveau d'éducation qui vivent le plus ensemble. De ce point de vue, il faut bien comprendre que l'absence de mixité n'est pas un "problème" si je peux le dire, mais une "solution" : la distance et la mise en distance a largement remplacé le conflit dans la gestion des relations entre les groupes sociaux.

2. Cette absence de mixité sociale va souvent, pas toujours, mais souvent, notamment dans les villes moyennes, avec une absence de mixité "raciale", y compris dans les institutions. Ce ne sont pas seulement les pauvres et les riches qui vivent séparément. Mais aussi les "blancs" et les "noirs" ou les "arabes". C'est une réalité que l'on se refuse souvent de voir, mais la ségrégation est indissociablement raciale et sociale et on peut penser qu'elle s'est renforcée depuis une vingtaine d'année.

3. La mixité sociale n'a jamais été très forte : c'est déjà une interrogation au XIXème siècle que ce soit à Londres ou à Paris où l'on s'inquiète du fait que riches et pauvres ne se mélangent plus. Même si la ségrégation entre les groupes sociaux a augmenté, le problème est peut-être moins de produire du mélange dans les quartiers que d'incorporer politiquement et symboliquement la population dans un même ensemble. Autrement dit, si l'on se réfère à notre histoire, la République a su intégrer politiquement et symboliquement les groupes sociaux inférieurs (les ouvriers notamment) dans un même ensemble, une même société, une même "nation" ou un même "peuple", peu importe ici le mot. Or, ce qui pose problème aujourd'hui est moins le fait que les gens vivent dans des espaces séparés et le développement de la ségrégation, que le fait qu'ils n'ont pas le sentiment de vivre dans la même société. Dans nombre de quartiers, on parle des "Français" pour désigner la population qui n'est pas "nous". Encore une fois, il faut insister sur la dimension proprement politique et symbolique de la question.

Quels sont les relais des pouvoirs publics dans ces quartiers populaires ?

Didier Lapeyronnie : Même si on peut souligner que les services publics sont souvent peu présents et peu efficaces dans les quartiers, dans l'ensemble, en France, l'Etat est loin de les avoir déserté. Il reste aussi présent à travers les politiques sociales ainsi qu'à travers la politique de la ville. On peut juger tout cela insuffisant, ce qui me semble vrai, mais néanmoins, il ne me semble pas qu'il y ait de zones totalement abandonnées. Les habitants se plaignent fréquemment du mauvais fonctionnement de l'école, de l'incapacité des services sociaux, de la fermeture des antennes de police, mais néanmoins, toutes ces institutions restent présentes, même si elles rencontrent de nombreux problèmes. La difficulté essentielle tient à leur faible légitimité : les habitants ne considèrent pas ou plus que ces institutions sont les leurs. Tout cela vient de l'extérieur sans qu'ils y soient associés et sans que cela n'ait de signification. Ils ne participent pas ou ne sont pas associés aux décisions qui les affectent directement. Cela engendre des difficultés très fortes pour les représentants de ces institutions d'exercer leur métier : ils doivent sans cesse reconstruire leur légitimité, essayer de sortir de l'opposition "nous-eux". Cela engendre un rapport très instrumental, parfois violent, à ces institutions : on les tient à distance tout en essayent d'en tirer des bénéfices immédiats. On cherche à en tirer parti sans pour autant accepter les normes qu'elles diffusent puisque ces normes sont étrangères. Tant que les gens n'ont pas le sentiment d'appartenir à la République, les normes de cette République n'ont pas de légitimité et paraissent extérieures (On l'a bien vu avec les "je ne suis pas Charlie"). De ce point de vue, deux remarques :

1. Cette situation est le produit des échecs de la construction d'une représentation politique et d'une action politique des quartiers. Celle-ci a le plus souvent été entravée et je crois que nous payons encore la fermeture du système politique français et son refus de toute élite politique issue des quartiers. Il suffit de regarder une photo du Conseil Général de la Seine Saint-Denis. 

2. Il faut comprendre à partir de là que la question est celle de la "légitimité" de la norme commune. Il faudrait sortir des rhétoriques automatiques et niaises de la perte d'autorité d'un côté et de la perte de lien social de l'autre, pour réfléchir à la façon de "redonner" une légitimité politique à l'action des pouvoirs publics.   

Farid Temsamani : comme sur le reste du territoire, vous trouvez les chaînons des collectivités territoriales ou de l’administration au sens général. La difficulté est que les besoins sont tellement importants que même avec la meilleure volonté du monde, les pouvoirs publics ne peuvent pas juguler toutes ces inégalités. Concernant le terrorisme, la question est effectivement d’ordre sécuritaire. Mais je pense que les moyens qui sont alloués aux conditions carcérales sont la difficulté numéro 1. On s’est rendu compte que ces terroristes n’avaient que très peu de fréquentations sociales au sein par exemple des lieux de culte. Ils sont endoctrinés mais pas dans ces lieux qui sont préparés à ces dérives sectaires et qui en font un combat. L’endoctrinement de ces gens se fait en prison et via Internet. C'est donc difficile pour les pouvoirs publics car ils ne s’aperçoivent pas de la dérive. On peut voir des gens qui paraissent très intégrés partir combattre en Syrie.

Quelles sont les différentes formes de pressions sociales que les gens peuvent subir ?

Didier Lapeyronnie : A l'évidence, la ghettoïsation produit un surcroît de "social" : le groupe ou le collectif impose fortement ses règles, d'autant plus qu'il est fermé. Cela est très perceptible en ce qui concerne notamment les femmes. Le groupe ou le "ghetto" impose aussi une "morale" particulière, morale de l'interconnaissance, du "nous", et comme disent les gens, du "respect", qui fait que les normes sont aussi très souvent "intériorisées" par les habitants : ils jugent du bien et du mal à partir de ces normes. Cette logique qui fait parfois ressembler les cités à une sorte de village urbain a été renforcée ces dernières décennies par la religion qui s'est imposée comme une grammaire pratique et morale de la vie quotidienne, personnelle et collective. Le plus souvent il s'agit de l'Islam mais pas toujours. Cela est très variable selon les endroits, mais est parfois très fort. Les femmes sont les premières affectées par cette "pression sociale" et collective. Les habitants vivent ainsi dans un univers souvent étroit et fermé, et la pression va dans le sens de l'isolement, tout en étant relié au monde par les biais des "réseaux" et des médias. D'où, dans cette situation de vide politique, d'entre-soi et d'ouverture, un très fort "conservatisme" sur le plan des moeurs et de la famille, leur attachement aux rôles traditionnels (on l'a bien vu avec leur hostilité aux ABC de l'égalité) une très forte "homophobie" et par ailleurs leur sensibilité aux rumeurs, aux théories du complot ainsi qu'à l'antisémitisme. C'est dans ce terreau que le radicalisme islamique a pu certainement "pêcher" ses militants, sans pour autant acquérir une "influence", car l'engagement dans une telle voie suppose, me semble-t-il, une rupture avec le monde social.

Quelle est l'influence des réseaux islamistes dans ces espaces ?

Farid Temsamani : Paradoxalement, les réseaux islamistes ou les réseaux terroristes n’oeuvrent pas tant que cela dans les quartiers. Ils le font davantage au sein du monde carcéral. Si on prend les terroristes qui ont fait les derniers attentats, vous avez deux types de personnalités : celui qui est délinquant à la base, qui bascule dans la voyoucratie et le grand banditisme parfois et qui, à un moment donné, est récupéré par des réseaux terroristes mais oeuvrant depuis la prison. Les frères Kouachi sont eux des gens qui avaient une situation familiale plus que précaire. Ça ne veut pas dire que l’ensemble des gens qui n’ont plus leurs parents bascule forcément dans le terrorisme, mais ajoutez cela à de mauvaises fréquentations et vous avez potentiellement des gens qui deviennent terroristes. Il peut y avoir aussi un vernis identitaire qui est également présent. Mais ce sont plutôt des gens qui sont en échec qui tombent dans ces travers. La France qui était touchée par le terrorisme il y a quelques décennies a tout de même bien fait son travail dans les quartiers. Initialement, il y a 20 ans, il pouvait y avoir des réseaux dits islamistes-terroristes dans ces quartiers-là. Aujourd’hui, ça n’est plus vrai. Ces réseaux-là se sont renfermés dans les prisons qui créent paradoxalement ces fléaux.

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