Argent par la fenêtre
Mario Draghi est-il devenu fou quand il juge intéressant de balancer de la monnaie par hélicoptère ?
Le jeudi 10 mars dernier, le président de la Banque centrale européenne jugeait l'idée de la "monnaie hélicoptère" particulièrement intéressante, tout en indiquant que son institution n'avait pas encore examiné les détails d'une telle proposition.
Dans un paysage intellectuel tout à fait désertique, il faut vraiment que les choses aillent mal pour que l’on se saisisse à nouveau de certaines idées de Milton Friedman conçues pour contrer une crise déflationniste (années 1930, Japon) et ayant survécu à un long autodafé, comme la " monnaie hélicoptère ". Ça tombe bien, ça va vraiment mal. Commençons par là où nous en sommes avant d’aborder le cœur du sujet.
Mêmes les plus optimistes qui ont passé le plus clair de ces huit dernières années à nier les réalités déflationnistes commencent à s’apercevoir qu’il y a quelque chose qui ne tourne plus rond. Les Suisses, qui ont été les champions toutes catégories du quantitative easing et des taux négatifs, n’arrivent pas toujours à se sortir d’une inflation à -1%/an. Idem en Suède et ailleurs. Les Japonais, qui ont réussi leur détente monétaire, leur dévaluation et une partie de leur " reflation ", n’ont pas encore réussi à revenir " à la normale ", leurs taux d’intérêt en témoignent. Après un an d’achats soi-disant massifs, la
A tel point que même à la
A ce propos, et là encore comme pour montrer à quel point il y a le feu à la maison, Larry Summers, lui personnellement lui-même, vient de se convertir à l’idée d’une cible de PIB nominal. C’est fort : ça vient d’un budgétariste et d’un structuraliste qui, le plus souvent, minorait le rôle de la politique monétaire, et d’un homme qui a bien failli être le chef de la
On arrive maintenant à la fin d’une séquence, même si la
C’est précisément parce que l’heure est grave que le débat s'accélère, partout sauf chez nous. Certains proposent la disparition de la monnaie fiduciaire pour pouvoir appliquer des taux très négatifs, et nous autres eurozonards n’avons droit qu’à un Draghi qui veut faire la peau des billets de 500 euros pour lutter contre l’économie souterraine.
Alors, cette « monnaie hélicoptère », de quoi s’agit-il ? Au risque de simplifier les propos de Ray Dalio et au risque de simplifier à l’extrême l’idée de Friedman :
C’est la 3e étape, après la baisse des taux (sûrement insuffisante pour compenser la baisse de l’activité) et après les achats d’actifs (peut-être insuffisante pour compenser les destructions d’actifs). On prend des billets, on les met dans des sacs, et on les balance au hasard sur la foule. Directement, sans passer par les marchés financiers, sans même passer par les banques, directement dans la poche de l’agent de base, du consommateur final. Via des transferts électroniques, j’imagine, de nos jours. La plupart des gens ont une adresse Internet et un compte bancaire. C’est comme une réduction d’impôts, mais en mieux : pas financée par de la dette publique mais par un jeu d’écriture de la Banque centrale. On ne se soucie plus alors des " canaux de transmission de la politique monétaire ", dont on nous dit qu’ils sont bouchés (alors qu’ils ne se bouchent le plus souvent que quand on ne les utilisent pas). On ne se soucie plus du tout du crédit (que l’on prétendait vouloir stimuler, en pleine phase de deleveraging et de de re-réglementation bancaire). On donne enfin aux agents ce qu’ils réclament : de la monnaie Banque centrale, un pouvoir d’achat sans contrepartie. C’est de la création monétaire pure, pas tout à fait de la planche à billets (il ne s’agit pas ici d’une monétisation des déficits), mais un peu l’inverse des taux négatifs avec le même but de stimuler la dépense. En temps normal, ce n’est guère pertinent, c’est de l’aventurisme inflationniste, puisque la demande agrégée est déjà assez forte initialement, et parce que chacun va anticiper une nouvelle distribution gratuite de billets. Mais nous ne sommes pas dans des temps normaux, et si les anticipations continuent de se décrocher, il faudra peut-être bien y aller, " à la guerre comme à la guerre ".
Combien faut-il balancer ?
Délicate question. Cela dépend où on en sera le jour en question. Parlons en milliards. Disons qu’en zone euro, la masse monétaire au sens large (M3) fait 10 000 et la monnaie fiduciaire 1 000. Disons que le retard accumulé de M3 en comparaison avec sa tendance, à disons 4,5%/an depuis fin 2008, se monte à 2000. Pour simplifier, je suppose que l’essentiel de la création monétaire excessive des années pré-2008 n’est plus disponible, elle est congelée ou a été détruite. On voit qu’il y a de la place pour quelques flottilles d’hélicoptères, sans gros dangers pour l’ordre monétaire juste.
Je dis que c’est comme le paradis : pourquoi pas, mais pas tout de suite.
Car tout n’a pas encore été essayé, les banquiers peuvent en faire beaucoup plus en termes de forward guidance, ils peuvent aller plus loin dans les taux négatifs, et surtout ils peuvent multiplier par 3, 4 ou 5 le QE en zone euro, via par exemple un élargissement du périmètre thématique et géographique des actifs éligibles. On peut faire plus et mieux avec les outils traditionnels, et surtout on peut inscrire cette action traditionnelle dans une meilleure cohérence temporelle, avec une communication moins lâche et en supprimant au passage les injonctions contradictoires (" prêter avec cet argent que je fais circuler, mais ne prêtez pas trop car je suis aussi superviseur ", " faites tourner les portefeuilles avec le QE, mais attention aux bulles ", etc.). En bref, on ne va tout de même pas balancer de l’argent par les fenêtres avant d’avoir tenté le ciblage du PIB nominal, une réforme qui ne coûte rien et qui est sans risques (sauf peut-être pour les marges discrétionnaires des banquiers centraux indépendantistes).
Obligeons le pompier à interrompre sa sieste et sa stratégie des sceaux d’eau dérisoires ; ensuite, seulement peut-être, on devra envoyer les hélicos et les canadairs.
Ce qui est positif, avec la proposition de Friedman, tient en 4 éléments, de mon point de vue :
a/ c’est simple.
Rien à voir avec les usines à gaz budgétaristes qui font semblant de croire qu’on peut rafistoler un Pacte de stabilité new age, avec les distinctions " dettes bleues / dettes rouges " ou " déficits cycliques / déficits structurels ". C’est aussi plus simple que d’autres propositions de Chicago, comme la grande réforme monétaire qui retirerait aux banques commerciales leur pouvoir de créer de la monnaie.
b/ ce n’est pas hors sujet, et ce n’est pas plus " hors de proportions " que ce qui circule par ailleurs (des projets tantôt lilliputiens, tantôt surréalistes).
Rien à voir avec du Piketty dont les propos n’ont pas bougé d’une ligne depuis la crise de 2008 et que l’on pourra toujours ressortir dans 10 ou 20 ans. Rien à voir avec les autobus de Macron. Rien à voir avec la hausse de TVA de Jacques Attali.
c/ pédagogiquement, les gens doivent enfin comprendre que la monnaie et le crédit, ce n’est pas la même chose.
Là, très clairement, on fait bien le distingo. Ce n’est pas qu’une question de purisme. De Friedman à Dalio en passant par Rueff, il y a toute une tradition qui a montré que cette confusion expliquait une bonne partie des crises et allongeait fortement leur durée.
Depuis 2008, les agents ne veulent plus dépenser, ils ne veulent donc pas du crédit ; par contre leur demande de monnaie est considérable.
Ici, on ne fait pas mine de prêter à des banques pour qu’elles prêtent ensuite aux entreprises, aux Etats et aux ménages. Au passage, on élimine les reproches liés à une cascade d’intermédiaires, et les frottements liés aux difficultés réelles ou supposées des banques.
d/ par contre, les gens font trop la distinction entre politique monétaire et politique budgétaire. La monnaie hélicoptère vise aussi à fondre les armes en une seule, ce qui me parait logique en cas de crise grave, et puis, de toute façon, dans une optique monétariste, la politique budgétaire n’est efficace qu’avec de la monnaie nouvelle, sinon on prend dans une poche pour donner à une autre poche.
En fait, ce dispositif permet plein de choses parce qu’on peut être sûr qu’il choquera les anticipations C’est aussi un moyen de réhabiliter la cible d’inflation, et de concentrer les débats sur elle, c’est essentiel. S’il était possible dans une zone monétaire dominée par l’Allemagne de procéder ainsi, on pourrait l’envisager très sérieusement, comme une arme ultime de dissuasion.
En France, on ne raisonne pas du tout à l’échelle du problème, c’est pourquoi on rie souvent de ce type de réflexion, qu’on attribue à la va-vite à des penseurs marginaux ou communistes. Une pensée monétaire de sous-préfecture règne en masse et en silence, au pouvoir, mais aussi dans l’opposition. On voudrait que la confiance revienne chez des ménages qui sont engagés pour 20 ans dans des traites immobilières à 3%/an, alors que les salaires montent de 1,5%/an, qu’elle revienne aussi dans des entreprises dont les perspectives (appelons ça : croissance future du PIB nominal) sont minces, alors que leurs risques et leurs coûts sont significatifs ; cela va des surcapacités existantes héritées du passé jusqu’aux traquas fiscaux et sociaux du quotidien (il faudrait un
On joue de la lyre pendant que Rome, qui n’a plus la lire, brûle ; et on ose se moquer de ceux qui, après avoir bien réussi dans les affaires, proposent à la collectivité des recettes étudiées depuis longtemps, pour s’en sortir tous, par le haut. On riait aussi des taux nuls ou négatifs et du QE en zone euro. On s’amuse bien. Et qu’est-ce que l’on propose ? La création d’un " ministre des Finances de la zone euro ". Et pourquoi pas une réforme de la Constitution ? Ou la création d’une commission confiée à un juriste de 85 ans ?
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