Mais au fait, qu'auraient fait l'Europe, l’Otan et la Russie en cas de réussite du coup d'Etat en Turquie : la question qui en dit long sur les lignes de fractures du vieux continent <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Mais au fait, qu'auraient fait l'Europe, l’Otan et la Russie en cas de réussite du coup d'Etat en Turquie : la question qui en dit long sur les lignes de fractures du vieux continent
©REUTERS/Tumay Berkin

Et si...

En l'espace de quelques heures, le président Erdogan est parvenu à reprendre le contrôle de la Turquie après qu'une tentative de coup d'état a eu lieu ce week-end. Néanmoins, il est intéressant de se demander comment auraient réagi les grandes puissances voisines de la Turquie si ce coup d'état avait réussi.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

Voir la bio »

Atlantico : Dans le cas où la tentative de coup d'état survenue dans la nuit de vendredi à samedi en Turquie aurait réussi, comment auraient réagi...

1) L'Union européenne ?

Alexandre del ValleBien que les relations avec Erdogan se soient quelque peu dégradées, je pense que l'UE aurait fermement condamné le coup d'Etat.Ce dernier aurait menacé définitivement l'adhésion de la Turquie à l'UE. Peut-être aurait-elle même envisagé des sanctions, comme cela a été le cas pour la Russie. Elle aurait appelé au rétablissement du régime élu d'Erdogan, et aurait vraisemblablement exercé de fortes pressions de nature économique, ou autres, pour essayer de faire revenir le pouvoir légalement élu. Lorsque les négociations d'adhésion de la Turquie ont été ouvertes, la condition première de l'UE a été que la Turquie renonce au pouvoir militaire-kémaliste, notamment en exigeant l'abolition des prérogatives du MGK, le Conseil national de sécurité turc, qui perpétra le dernier coup d'Etat réussi de 1997 contre l'ancien premier ministre islamiste et mentor d'Erdogan Necmettin Erbakan. Cela constituait le 4ème paquet de réformes dans lequel était demandé à la Turquie de réformer le pouvoir des militaires qui était jusqu'alors consacré légalement et constitutionnellement, puisque le MGK, présidé par un chef d'Etat major de l'armée, pouvait démettre un chef de gouvernement et abolir des lois jugées anti-kémalistes et anti-laïques. C'est donc l'UE qui a exigé et obtenu la fin du pouvoir militaire en Turquie, pourtant jadis seul frein à l'avancée des islamistes revanchards qui furent écrasés par Atätürk lorsqu'il gagna la guerre civile contre les grandes confréries islamistes qui n'avaient pas accepté l'abolition du Califat-Sultanat et de la charià. C'est pourquoi une reprise directe du pouvoir par les militaires anti-AKP est tout à fait inacceptable pour l'UE. A ce titre, les Occidentaux sont les alliés objectifs d'Erdogan et des islamistes turcs depuis le départ car ce sont eux qui ont demandé aux militaires de rentrer dans leurs casernes et qui ont aidé Erdogan à dékémaliser-démilitariser la Turquie. C'est ce que j'ai montré, dans mon premier livre sur l'AKP et Erdogan, La Turquie dans l'Europe, un cheval de Troie islamiste (Les Syrtes, 2003), dans lequel j'annonçais la fin du kémalisme et la stratégie « par étapes » de démantèlement de la laïcité turque par le néo-sultan autoritaire Erdogan que tous les médias et responsables occidentaux béas comparaient à un chrétien-démocrate, un adepte d'un « islam modéré ». Aujourd'hui, tous ceux qui se sont trompés depuis 15 ans sur la Turquie et l'AKP d'Erdogan feignent d'avoir toujours su qu'il s'agit d'un islamiste autoritaire. Et si nous étions diabolisés il y a encore 5 ans en refusant l'adhésion turque à l'UE, les ardeurs des partisans de cette adhésion au sein de la Commission et des chancelleries européennes est bien moins forte maintenant. Je pense toutefois que ce coup d'Etat manqué, qu'Erdogan aurait presque eu intérêt à laisser faire au début pour justifier et renforcer son autocratie, est une véritable aubaine pour lui, car il n'a jamais autant eu de marge de manoeuvre et de cautions internationale et occidentale pour réprimer ses ennemis militaires anti-AKP, ses ennemis jurés kémalistes-laïques et même d'autres adversaires acharnés comme les fettulah.

Une réussite de ce coup d'Etat aurait au contraire remis en question tous les accords liant l'UE à la Turquie, y compris le récent accord sur les migrants. Avant un retour de dialogue avec le nouveau régime militaire ou post militaire, l'UE aurait passé des mois, voire au moins un an ou plus, à réclamer le retour du pouvoir légalement élu. On voit mal l'UE critiquer le moindre régime populiste en Europe et dialoguer avec un régime militaire en Turquie, quand bien même les militaires sont anti-islamistes.  

2) L'Otan ?

A la différence de l'UE, l'Otan n'est pas une structure politique, mais militaire et stratégique. A ce titre, l'organisation ne peut pas se priver de l'allié turc, qu'elle a d'ailleurs laissé envahir et occuper le Nord de Chypre depuis 1974 illégalement sans le sanctionner ni exclure Ankara de l'Alliance. L'Otan aurait probablement condamné le coup d'état par le biais de déclarations, tout en réclamant le retour du pouvoir officiel. Mais contrairement à l'UE, je ne pense pas que l'Otan aurait décidé de la mise en place de sanctions dans la mesure où l'organisation a eu pendant longtemps comme interlocuteurs en Turquie des militaires et pouvoirs autocratiques issus de coups d'Etat. La Turquie reste un allié majeur pour les stratèges anglosaxons qui ont toujours voulu ceinturer la Russie par une muslim belt dont la Turquie est un maillon majeur. Et l'Otan préfère toujours l'avoir avec que contre elle. Bien que nombre de pays de l'Otan ont peur que la Turquie ne soit plus un allié fiable, pour l'organisation qui a besoin de ses bases, de traverser son espace aérien, la Turquie demeure incontournable au sud de la Mer Noire, donc juste au Sud de l'ennemi russe de l'Otan. La Turquie possède la plus nombreuse et efficace armée terrestre de l'Eurasie au sein de l'Alliance et elle abrite les plus grandes bases de l'Otan. Il est aussi vrai que depuis que le pouvoir AKP et Erdogan tiennent les rennes du pays et ont renforcé l'économie de marché et le libéralisme économique en Turquie (jadis entravé par les militaires laïques-socialisant et étatistes kémalistes), le deal occidentalo-turc est que les militaires turcs ne perpètrent plus de coup d'Etat contre le modèle post-kémaliste de l'AKP qui a ouvert le marché turc au libre-marché et à la concurrence. Des accords ont été passés entre les Etats-Unis et Erdogan depuis son accession, et même un peu avant, quand il sortit de prison et créa avec Gül et d'autres le parti de la Justice et du Développement. N'oublions pas que ce parti est un parti islamiste-populiste très capitaliste, très connecté aux intérêts des pays du Golfe et des Etats-Unis, un parti pro-entreprise, qui a contribué à améliorer considérablement la situation économique de la Turquie et qui est jugé comme étant le plus conforme aux standards occidentaux, d'où l'étrange soutien occidental à Erdogan jusqu'à aujourd'hui malgré son pédigrée d'islamiste radical et ses dérives intolérantes. Les pressions exercées par l'Otan ont donc canalisé les visées putchistes des militaires turcs depuis 2002 au profit du régime AKP et de la stratégie personnelle d'Erdogan.

3) La Russie ?

Je pense que la Russie aurait été l'entité la plus favorable à un régime putchiste turc-militaire. Bien que nous ne soyons pas encore tout à fait sûrs de l'identité des militaires à l'origine de la tentative de coup d'état, les militaires turcs les plus tentés par un putsch depuis le milieu des années 2000 et qui détestent le plus Erdogan appartiennent en partie au courant dit eurasien, qui existe également en Russie, et qui est caractérisé par son anti-américanisme, son souverainisme, son nationalisme, persuadé de l'influence néfaste de l'Occident en raison notamment des révolutions de couleurs, du droit d'ingérence, etc. Beaucoup de militaires voient dans l'Occident un danger pour la souveraineté et l'identité nationale, ils reprochent à l'Union européenne et aux Etats-Unis de favoriser les tendances islamistes turques au nom de la démocratie et de saper les bases du kémalisme donc de la Républiques turque, et ils prônent une entente cynique avec la Russie et les pays ex-soviétiques d'Asie centrale turcophones liés à Moscou puis avec la Chine. Depuis 2007, la Turquie a été marquée par le scandale Ergenekon : un complot de militaires avait été alors déjoué. Erdogan avait utilisé cette affaire - que certains ont pris pour un coup monté destiné à justifier la répression des kémalistes par Erdogan – pour donner l'estocade aux ennemis de l'AKP et emprisonner les militaires les plus kémalistes et « vielle garde ». Les militaires, journalistes et intellectuels ou militants de partis kémalistes ou d'extrême droite impliqués dans ce scandale étaient plutôt favorables à une entente avec la Russie.

On peut donc penser que, verbalement, les Russes auraient appelé, en cas de réussite de la dernière tentative de coup d'état, au rétablissement de la légalité constitutionnelle, bien qu'ils se seraient vraisemblablement bien entendus avec ce régime, un peu comme cela a été le cas avec l'Egypte du maréchal Al-Sissi, qui est devenu un allié sérieux de la Russie au moment où les Occidentaux ont blâmé Sissi d'avoir renversé un parti au pouvoir qui avait gagné les élections (Morsi et le PJL tendances Frères musulmans). Je pense que les Russes préféreront toujours des militaires nationalistes pragmatiques à des Frères musulmans ou islamistes tendance AKP-Erdogan qui ont un agenda panislamiste ou « néo-ottoman » ce qui signifie pour Moscou qu'ils risquent de s'immiscer dans les affaires russes au nom de la solidarité avec les Tchétchènes, les islamistes russes, les minorités tatares, etc. Pour les Russes, un nationaliste-kémaliste hostile au panturquisme et au panislamisme a bien moins de chance de s'ingérer dans les affaires intérieures d'un autre Etat et de provoquer la Russie dans son « étranger proche » que les islamistes, même « modérés ». L'entente Ankara-Moscou aurait donc, sans doute, été à mon avis ravivée. Et le récent rapprochement entre les deux capitales, qui a surpris après la crise du chasseur russe abattu par l'armée Turquie en novembre 2016, quand Erdogan a fait transmettre ses « regrets » à Poutine, a été fortement encouragé par les cercles militaires turcs les moins hostiles qu'Erdogan tente de fidéliser, l'armée étant traversée par plusieurs tendances rivales aux vues géopolitiques et politiques fort différentes.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !