Les Gilets jaunes, un mouvement né de la baisse du niveau de vie des classes moyennes ? Ce que disent les chiffres<!-- --> | Atlantico.fr
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Le pouvoir d’achat de la classe moyenne française, notamment rurale, a-t-il subi un décrochage en comparaison des autres pays d’Europe depuis une vingtaine d’années ?
Le pouvoir d’achat de la classe moyenne française, notamment rurale, a-t-il subi un décrochage en comparaison des autres pays d’Europe depuis une vingtaine d’années ?
©XAVIER LEOTY / AFP

Bonnes feuilles

Guillaume Bazot publie « L’épouvantail néolibéral, un mal très français » aux éditions PUF. Au regard de l'émergence du mouvement des Gilets jaunes ou des récentes protestations contre le pass sanitaire, la France apparaît idéologiquement polarisée. Ce clivage, nous le devrions au néolibéralisme qui favoriserait la marchandisation de la société et la financiarisation de l'économie au profit des plus aisés. Un tel diagnostic est-il avéré ? Extrait.

Guillaume Bazot

Guillaume Bazot

Ancien élève de l'EHESS, Guillaume Bazot est maître de conférences en économie et membre du Laboratoire d'Économie Dionysien (LED) à l'université Paris 8.

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Le mouvement des Gilets jaunes a été un tournant majeur du quinquennat de l’actuel gouvernement. Un des points principaux de revendication a été la hausse du pouvoir d’achat de la classe moyenne. Puisque ce mouvement a eu lieu en France en 2018, il semble naturel de se demander si le pouvoir d’achat de la classe moyenne française, notamment rurale, a subi un décrochage en comparaison des autres pays d’Europe depuis une vingtaine d’années. Néanmoins, d’autres éléments permettent aussi d’expliquer l’essor de ce mouvement. Le ras-le-bol fiscal faisant suite à la hausse des taxes sur le carburant en est un. Les écarts supposés entre villes et campagnes en sont un autre. De fait, le portrait-robot du Gilet jaune reste difficile à dresser ; il semble avoir entre 40 et 65 ans, vit davantage en zone rurale ou dans des agglomérations de taille moyenne (moins de 100 000  habitants) et appartient à la classe moyenne (entre le 3e et le 6e décile). Il est en somme assez représentatif du Français moyen… Dès lors, que disent les chiffres en la matière ? Où se situent les classes moyennes françaises en termes de niveau de vie ? Ce dernier augmente-t-il depuis 20 ou 30 ans ? Augmente-t-il plus ou moins vite que celui de l’ensemble de la population ? Qu’en est-il des différences entre ville et campagne ? Que dire de l’évolution de la taxation par catégorie de revenus ? Quid des autres pays de l’OCDE ?

Nous aurons l’occasion de répondre à l’ensemble de ces questions dans les deux premiers chapitres de cet ouvrage. Pour autant, puisqu’il apparaît comme le critère rassembleur de ce mouvement de protestation, concentrons-nous dans un premier temps sur le niveau de vie de la classe moyenne. Pour cela, nous analyserons le revenu réel médian, c’est-à-dire le revenu (salaire ou pension plus revenus de la propriété) qui coupe la distribution en deux parties égales, 50 % des adultes gagnant plus que ce revenu et 50 % des adultes gagnant moins que lui. L’avantage du revenu médian par rapport au revenu moyen est justement de tenir compte indirectement des inégalités de revenu. En effet, le revenu moyen s’élève dès lors qu’un petit nombre d’individus reçoit de très hautes rémunérations, quand bien même la majorité de la population demeurerait pauvre, il ne reflète donc qu’imparfaitement le niveau de vie de la classe moyenne. Soulignons que les données tiennent compte ici des différences de prix entre pays en mesurant les revenus en parité de pouvoir d’achat et en tenant compte de l’inflation. Rappelons enfin que revenu et salaire sont deux choses distinctes, le revenu étant composé du salaire mais aussi des rentes, pensions, allocations et revenus de la propriété. Autrement dit, le salaire ne représente qu’une partie des revenus.

Dans notre analyse, nous ferons principalement usage des données du World Inequality Database (WID) pour trois raisons. Premièrement, ces données sont pour la France disponibles sur longue période. Deuxièmement, ces données tiennent parfois compte des revenus détenus dans les paradis fiscaux. Même si ces derniers n’affectent pas le revenu médian, ils sont de nature à accroître le revenu moyen. Dès lors, toute comparaison entre le revenu médian et le revenu moyen doit tenir compte de ceux-ci, ce que le WID fait. Troisièmement, ces données sont disponibles avant et après impôts et transferts en espèce et en nature. L’approche par le revenu primaire communément utilisée dans ce type d’exercice nous informe sur le niveau et l’évolution « naturelle » du niveau de vie, c’est-à-dire avant toute action correctrice de l’État, et ne préjuge pas de l’effet redistributif des impôts et transferts, que l’usage des fonds publics soit en nature ou en espèce. Elle a cependant l’inconvénient d’ignorer le traitement différencié des individus par l’État selon le revenu, l’année et le pays, et ne parle donc pas du pouvoir d’achat d’un revenu. C’est pourquoi nous compléterons notre analyse en observant les données après redistribution.

Pour commencer, voyons où se situe le revenu primaire (donc avant redistribution) médian français en comparaison internationale. D’après les données du WID, le Français médian se positionne dans la moyenne européenne, avec un revenu avant impôts et transferts en 2017 de 2 380 € par mois. À titre de comparaison, l’adulte médian allemand, anglais ou italien gagne respectivement 2 381 €, 2 245 € et 2 036 € par mois. Le Français médian est donc plus aisé que ses homologues italiens ou anglais et au même niveau que son alter ego allemand. Ce résultat est d’autant plus surprenant que le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat est environ 10 % plus faible en France qu’en Allemagne. Cela montre que les revenus avant impôts sont davantage répartis en faveur des classes moyennes en France qu’outre-Rhin. La comparaison avec les États-Unis est également instructive puisque, malgré un PIB par habitant 36 % moins élevé en France, l’adulte français médian ne gagne que 4 % de moins que son homologue américain (2 471 €/mois). Certes, ce faible écart s’explique traditionnellement par la présence de plus fortes inégalités aux États-Unis. Cependant, cette explication masque le fait que l’accroissement des rentes lié à la hausse du pouvoir de marché des entreprises outre-Atlantique (Philippon, 2019) nuit durablement au pouvoir d’achat de la population via la hausse des prix. La concurrence marchande joue donc ici un rôle clé trop souvent ignoré – il est d’ailleurs regrettable que l’importance de l’Union européenne en la matière ne soit pas plus souvent soulignée.

Ces résultats nous conduisent naturellement à questionner la répartition des revenus en faveur des classes moyennes. Nous pouvons ainsi nous demander si les classes moyennes d’un pays ont un revenu correspondant au développement économique de celui-ci. Ce sera d’autant plus le cas que le revenu médian coïncide avec le niveau de développement du pays, donc s’il est proche du revenu moyen.

Le revenu par habitant mesuré par le WID est un bon indicateur comparatif puisqu’il mesure le revenu par adulte après imputation des revenus cachés dans les paradis fiscaux. Comparant celui-ci au revenu médian observé précédemment, les données montrent que le développement économique profite plus à l’adulte médian en France que dans la plupart des autres grands pays européens. Ainsi, le revenu médian équivaut à 79,8 % du revenu moyen en France contre par exemple 72,7 % en Grande-Bretagne ou 70,5 % en Allemagne. Autrement dit, les classes moyennes sont mieux rémunérées en France compte tenu du niveau de développement économique du pays. À l’inverse, les classes moyennes américaines, ont un niveau de vie coïncidant faiblement avec le revenu moyen prévalant aux États-Unis (54,3 %). Les revenus y sont plus inégalitairement répartis et une augmentation de la richesse produite annuellement influe plus faiblement sur le niveau de vie des classes moyennes. C’est pourquoi le revenu moyen par habitant aux États-Unis ne reflète ni le rythme de vie de l’individu moyen, ni son bien-être matériel. Ce n’est pas le cas de la France où le revenu de la classe moyenne reflète plutôt bien le niveau de développement du pays.

Si le problème n’est ni la faiblesse des revenus (relativement aux autres pays riches), ni la moindre distribution de ceux-ci à la classe moyenne, nous pouvons légitimement nous demander si les préoccupations de la population ne sont pas liées à une tendance baissière ou à un appauvrissement relatif du Français moyen. Autrement dit, est-ce que la classe moyenne a moins profité de la croissance économique que le reste de la population depuis 30 ans ? De ce fait, demandons-nous si l’accroissement du revenu médian a été relativement plus important que celui du revenu national entre 1990 et 2017.

Ici encore, la France s’en sort honorablement puisqu’entre 1990 et 2017, le taux de croissance du revenu de l’adulte français médian a été plus élevé que le taux de croissance du revenu national. Autrement dit, la croissance économique a plus profité à l’adulte médian qu’aux autres catégories de la population prises toutes ensemble, et ce malgré la prise en compte des revenus cachés dans les paradis fiscaux. Ce résultat est d’autant plus surprenant qu’il va à l’encontre des discours arguant une paupérisation de la classe moyenne aux dépens des « profiteurs » ou de l’« élite ». D’ailleurs, la France est avec la Belgique et l’Espagne un des seuls pays dans cette situation. On est loin des tableaux catastrophistes faisant état d’une disparition de la classe moyenne ; celle-ci n’a jamais été aussi importante.

Enfin, compte tenu de tous ces résultats, le revenu en parité de pouvoir d’achat des classes moyennes françaises s’est accru sans surprise de manière plus importante qu’en Allemagne, en Italie ou aux États-Unis. D’ailleurs, son accroissement est loin d’être dérisoire puisque l’adulte français médian a vu son revenu avant impôts augmenter de 29 % entre 1990 et 2017 (soit un gain de 5 672 €/an). À titre de comparaison l’adulte médian allemand, espagnol ou américain n’a vu son revenu annuel s’accroître que de 1 458 €, 3 118 € et 2 524 €. L’adulte médian italien a même vu son revenu annuel baisser de 1 387 € sur la période. À l’inverse, alors même que les fruits de la croissance profitent moins à la classe moyenne britannique, le revenu annuel médian a plus augmenté en Grande-Bretagne qu’en France avec une hausse de 7 992 €. Seul un plus fort taux de croissance économique explique ce résultat. De fait, une moindre répartition de la croissance aux classes moyennes n’est pas synonyme d’une moindre hausse de leur niveau de vie. Il peut donc y avoir un arbitrage entre l’accroissement de la taille du gâteau et sa répartition égalitaire, le revenu des classes moyennes dépendant à la fois de la croissance et de la répartition. Il est donc contreproductif de raisonner ici de manière fixiste (c’est-à-dire malthusienne).

Ainsi, comme nous le montrent ces données, il n’y a pas lieu de voir un quelconque effet de paupérisation de la classe moyenne en France ou en Europe. Deux principales objections sont néanmoins possibles quant à l’usage de ces données. Tout d’abord, l’analyse ne tiendrait pas suffisamment compte des différentes évolutions de prix selon les biens consommés. L’indice des prix est en effet mesuré à partir d’un panier représentatif moyen, bien que celui-ci puisse diverger du panier de consommation de la classe moyenne. Les critiques relatives à l’usage de l’indice des prix dans le calcul du pouvoir d’achat se portent ainsi sur trois fronts : une mauvaise prise en compte du coût du logement, un usage inapproprié du principe de qualité, l’importance des dépenses contraintes (Herlin, 2018). Dans le premier cas, rappelons que 40 % des adultes français sont en situation de location, notamment dans les grandes villes où les revenus sont plus élevés, alors que la part des propriétaires sans charge de remboursement de prêt est passée d’après l’Insee de 28 % à 38 % de la population depuis 1990. Autrement dit, les Français sont aujourd’hui aussi nombreux à être locataires que propriétaires « à plein ». Par ailleurs, les locations sont subventionnées en France à hauteur de 34 % des loyers. Ainsi, même si la part du logement dans les dépenses totales a augmenté depuis 30 ans, elle ne peut à elle seule capter la hausse de pouvoir d’achat observée depuis 1990. Pour ce qui est de la qualité, rappelons que celle-ci est un facteur essentiel de l’amélioration des conditions de vie. Ne pas la prendre en compte revient à ignorer qu’un smartphone à 200 € permet de faire beaucoup plus aujourd’hui qu’un téléphone portable à 500 € il y a 15 ans. Il en va de même dans l’automobile et le logement. De fait, l’effet qualité est sans doute sous-évalué par les statistiques nationales, ce qui tend à réduire artificiellement le PIB et le pouvoir d’achat (Aghion et al., 2018). Quant aux dépenses « contraintes » (dont le logement est de loin le premier poste), elles n’ont en France augmenté que de 3 % depuis 1990, passant de 26,1 % du revenu en 1990 à 29 % en 2017, et celles-ci ne tiennent pas compte de l’augmentation de la qualité des produits en question, en particulier dans le logement et les télécommunications, ou du subventionnement de certaines dépenses.

Notons d’ailleurs que le revenu médian n’inclut pas l’ensemble des services gratuits fournis par l’État auxquels ont accès les individus et qui ont beaucoup augmenté depuis 1990. Enfin, conscient des potentiels problèmes liés à l’usage d’un agent représentatif moyen, l’Insee a entrepris différents calculs selon différents individus représentatifs. Il ressort que les prix pour le consommateur représentatif des 20 % du bas de la distribution des revenus sont à peine plus élevés que ceux du consommateur moyen. Il n’y a donc aucune raison de croire que la hausse observée du pouvoir d’achat depuis 30 ans serait un artefact statistique ignorant les écueils de la mesure des prix. Si le ressenti diffère des données statistiques produites ici, les explications doivent être recherchées ailleurs.

Deuxièmement, les données sont avant impôts et transferts, or ceux-ci ont pu évoluer différemment selon les pays depuis 30 ans. En outre, les individus ont accès à des services publics, souvent gratuits ou subventionnés, qui ne sont pas pris en compte dans le calcul et peuvent différer dans le temps et dans l’espace. À ces deux remarques, nous pouvons répondre que les prélèvements obligatoires sont passés en France de 41 % à 45 % du PIB entre 1990 et 2018. Dans le même temps, le taux de prélèvement total (incluant charges sociales et impôts directs et indirects) de l’individu médian est passé de 50 % à 52 % de son revenu avant impôts (Bozio et al., 2018). D’ailleurs, la pression fiscale ne s’est pas plus alourdie pour les classes moyennes que pour les plus riches, bien au contraire, puisque le taux de taxation des individus appartenant au dernier centile (les 1 % les plus aisés) est passé d’environ 37 % à 51 % du revenu.

Extrait du livre de Guillaume Bazot, « L’épouvantail néolibéral, un mal très français », publié aux éditions PUF

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