Le Pape condamne "ces gens puissants qui ne veulent pas de la paix parce qu’ils profitent des guerres" : les conflits armés seraient-ils évitables ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Le Pape François a déclaré condamner moralement "ces gens puissants qui ne veulent pas de la paix parce qu'ils profitent des guerres".
Le Pape François a déclaré condamner moralement "ces gens puissants qui ne veulent pas de la paix parce qu'ils profitent des guerres".
©Reuters

Qui est l'œuf et qui est la poule ?

Lors d'un discours tenu lundi 11 mai, le Pape François déclarait condamner moralement "ces gens puissants qui ne veulent pas de la paix parce qu'ils profitent des guerres". Une déclaration faisant écho aux théories fustigeant des groupes discrets, comme le fameux "complexe militaro-industriel", de favoriser les conflits. Mais la cause des guerres est, malheureusement, bien plus complexe.

Stéphane Taillat

Stéphane Taillat

Stéphane Taillat est docteur en histoire militaire et études de défense. Il a codirigé avec Joseph Henrotin et Olivier Schmitt l’ouvrage collectif Guerre et stratégie. Approches, concepts paru aux PUF en avril.

Voir la bio »

Atlantico : A travers ce discours, le Pape fustigeait notamment les acteurs privés dans le domaine de la défense et de l'armement. Concrètement, dans quelle mesure les acteurs privés qui peuvent y avoir intérêt ont-ils un pouvoir déclencheur d'un conflit ? Au-delà de l'intuition ou de la conviction, y a-t-il eu des études sur le sujet ?

Stéphane Taillat : Il me semble que le Pape a plutôt insisté sur les raisons qui, selon lui, incitent les "puissants" à préférer l’investissement dans les armes plutôt que dans la promotion de la paix ou du développement. Il n’a pas non plus particulièrement insisté sur le fait que ces individus ou ces groupes étaient nécessairement des acteurs privés. En d’autres termes, sa réflexion – que je ne commenterai pas plus ici – porte plutôt sur les facteurs structurels de la violence, ceux qui l’entretiennent et qui nourrissent la violence directe. Plus précisément, la remarque du Pape François s’inscrit dans tout un courant qui recherche une paix durable, positive et globale par la prévention structurelle des conflits et dont une des figures fondatrice a été le Norvégien Johan Galtung. Dans ce cadre, dire que certains individus ou certains groupes ont intérêt à la poursuite d’un conflit est une évidence qui a été bien mise en lumière par des études successives. Par exemple, certains groupes peuvent présenter un obstacle à la résolution d’une guerre civile si cela va à l’encontre de leurs intérêts et que le conflit s’inscrit dans des dynamiques politiques plus larges (comme la renégociation des arrangements entre les élites ou la consolidation de l’Etat).

Votre question renvoie au problème des causes des guerres. C’est une question ancienne au cœur de l’inscription des relations internationales dans le monde académique aux lendemains de la première guerre mondiale. La somme des travaux produits a permis de dégager la complexité de ce phénomène. On peut s’intéresser aux origines des guerres, aux éléments structurels (matériels ou normatifs) qui en expliquent la plus ou moins grande probabilité, ou alors aux logiques des acteurs collectifs ou individuels dans leur déclenchement, leur conduite, leur poursuite et leur résolution. La notion de cause elle-même demande à être redéfinie selon l’angle d’approche que l’on choisit ou le problème que l’on entend résoudre. Quoi qu’il en soit, un conflit résulte d’une combinaison de facteurs à différentes échelles. A cela il faut ajouter deux autres considérations : la guerre implique au moins deux acteurs opposés, et elle est un phénomène collectif.

L’interrogation sur le rôle respectif des différents groupes sociaux ou organisations a révélé deux facteurs. D’une part, la décision d’entrer en conflit dépend des négociations et rivalités entre eux. D’autre part, leur influence dépend de leur capacité à orienter les débats auprès des décideurs politiques. Ces éléments ne sont pas aisément identifiables et aucun consensus n’existe dans ce champ de recherche, notamment pour savoir si la guerre est plutôt un processus qui dépend des élites (politiques, économiques, sociales) ou si elle inclut l’ensemble de la société. Dans un ouvrage paru l’année dernière, Jonathan Caverley montre ainsi qu’il existe un "militarisme démocratique". L’engagement d’une démocratie dans un conflit, dès lors qu’il n’engage pas la survie politique de la nation, est amplement facilité par le fait que l’électeur et contribuable médian ne subit aucun des coûts du conflit. Une démocratie ayant développé un outil militaire substituant le capital au travail et dont le régime fiscal est progressif serait donc plus encline à mener des guerres expéditionnaire.

Peut-on dire, sur la base du seul contrôle des intérêts des acteurs privés, que certains conflits seraient alors "évitables" ?  

Le problème est double. En premier lieu, il est difficile de mesurer en amont en quoi les intérêts d’acteurs privés (industriels ou économiques bien sûr, mais aussi idéologiques) jouent dans la décision d’entrer en guerre. D’une certaine manière, c’est également vrai en aval : parce que le déclenchement d’un conflit correspond aux intérêts d’un groupe donné ne signifie absolument pas que ce dernier a joué un rôle décisif dans la prise de décision. Il peut exister une conjonction entre des objectifs particuliers et les logiques des décideurs.

En second lieu, la question que vous posez sous-entend une asymétrie de statut entre acteurs privés et acteurs publics, les seconds seuls étant légitimes. Si c’est une réalité formalisée dans le droit, notamment constitutionnel, il ne faut pas oublier que l’interdépendance entre élites gouvernementales et élites sociales varie énormément selon les sociétés. La France est l’archétype de l’Etat fort dans lequel les réseaux d’élites sont dominés par le secteur public. Domine alors en théorie une stricte séparation déontologique entre le public et le privé. Au contraire, le cas américain est caractérisé par le principe de la "porte tournante" dans lequel les membres de l’élite effectuent régulièrement des allers-retours entre le secteur public et le secteur privé. Et puis, il existe bien entendu des cas où la distinction entre ces deux sphères n’existe pratiquement pas et où leurs impératifs respectifs ne sont donc pas hiérarchisés.

Le modèle idéal relève de la conception de la guerre définie par Carl von Clausewitz dans son traité De la guerre au début du XIXème siècle. Soulignant la logique politique qui préside à la guerre, il insiste en effet sur la nécessité du contrôle de ses objectifs et de sa conduite par l’Etat (ou par les dirigeants). La forte portée normative de son propos est cependant révélatrice des défis qui se posent en réalité aux décideurs.

S'ils n'ont pas le pouvoir de déclencher directement le conflit, comment les opérateurs privés agissent-ils sur une certaine tentation de la guerre ? Par exemple, dans le cas américano-irakien, où ce rôle a été particulièrement décrié, quel était le rôle des opérateurs privés et la limite entre le "déclenchement" et "l'envenimement" ?

Il faut distinguer des tendances générales d’éléments plus ponctuels. Le XXème siècle a vu l’émergence de complexes militaro-industriels au sein des Etats développés. Le rôle de ceux-ci a souvent été décrié, qu’il s’agisse de stigmatiser les "marchands de canons" à l’origine de la première guerre mondiale ou d’attirer l’attention sur le rôle indu qu’ils pourraient jouer dans le fonctionnement démocratique. Ces coalitions entre organisations militaires, industriels de défense et élus pousseraient à augmenter les budgets consacrés à la défense afin de promouvoir leurs intérêts économiques et leur position institutionnelle. Néanmoins, lier cette augmentation des budgets à une propension plus grande aux conflits est problématique. Cela suppose d’une part que ce que l’on appelle la "course aux armements" auraient des effets indépendants sur la probabilité d’une guerre. Je passe rapidement sur ce point car les études empiriques et statistiques menées sur de longues périodes montrent que cela n’est pas le cas. Il n’existe pas non plus de corrélation entre l’influence supposée de ces acteurs dans l’appareil d’Etat et une propension à l’aventurisme militaire. Plus important et comme je l’ai dit plus haut, l’influence des complexes militaro-industriels sur le processus décisionnel est difficilement mesurable. Enfin, leur existence masque une profonde hétérogénéité d’intérêts entre les groupes qui les constituent.

Le cas ponctuel de l’invasion de l’Irak par les Américains est intéressant car il montre bien l’articulation entre logiques privées et publiques. On ne peut douter de l’existence d’intérêts mêlés chez certains individus ayant participé à cette décision. Mais cela a joué un rôle marginal au regard d’autres facteurs plus importants. La guerre de 2003 s’explique d’une part par le 11 septembre, traumatisme auquel il faut apporter un remède. La définition de ce dernier (quoi faire, où et quand ?) dépend de l’interprétation qui s’est dégagée au sein du cercle formé par le président Bush et les principaux membres de son administration. Cette interprétation découle en partie du monopole dont jouissent les idées néoconservatrices au sein de ce groupe. Autrement dit, les intérêts privés sont plutôt d’ordre idéologique ici. De plus, ils ont surtout contribué à paramétrer la formulation de la décision. Encore ne l’ont-ils pas fait seuls. Par exemple, le fait de lier Saddam Hussein à Al-Qaïda ne répondait pas seulement à la nécessité de trouver un prétexte. Il correspond aussi à la croyance largement répandue chez les membres de l’administration (une des plus diplômées en matière de relations internationales) dans le caractère essentiellement étatique des menaces.

Enfin, les décideurs politiques dominent plus qu’ils ne sont dominés par ces relations avec les acteurs sociaux (j’aurais pu également parler de l’opinion publique et des médias). Toute une partie des recherches menées sur les variables internes dans le déclenchement des conflits ont ainsi repris l’idée de la "guerre comme diversion" déjà émise par Jean Bodin au XVIème siècle. Selon cette dernière, les dirigeants agiteraient le spectre de menaces pour pousser à la guerre et détourner de leurs problèmes internes (ce qu’on appelle parfois le "ralliement au drapeau"). Là également, il n’existe pas de consensus sur la réalité de ce phénomène. En revanche, il a été montré avec le cas des Etats-Unis que les présidents américains étaient susceptibles d’instrumentaliser une crise non dans le cas d’un déficit de soutien dans l’opinion publique, mais plutôt pour consolider le soutien de leurs propres troupes. La guerre impose en effet des coûts politiques potentiellement dangereux pour les dirigeants. C’est la raison pour laquelle les intérêts privés ne jouent finalement qu’à la marge. Encore cela est-il plus aisé lorsqu’ils vont dans un sens favorable à celui du pouvoir politique.

Pourquoi enfin cette question d'un éventuel rôle du "complexe militaro-industriel" reste-t-elle aussi forte dans les esprits ? Pourquoi ne pas concevoir que la guerre, malgré la diversité de ses formes, reste le fait de groupes organisés, voire d'Etats, et seulement d'eux ?  

Il y a plusieurs raisons. La méfiance innée envers l’influence souterraine ou illégitime des élites économiques dans une démocratie en est la plus évidente. La plus importante à mon avis concerne la tendance que nous avons tous à vouloir simplifier les phénomènes sociaux et politiques. J’allais dire que, plus ils nous apparaissent comme incompréhensibles, plus il nous faut leur trouver une cause simple et unique. Dans le cas d’une guerre, phénomène complexe mettant en œuvre la violence (et plus encore dans les conflits contemporains où les souffrances des civils nous semble intolérable), cette tendance est certainement renforcée. Nous souhaiterions tous pouvoir identifier le deus ex machina à l’origine de ce qui est aujourd’hui pour nous une anomalie profonde.

Cette question fait l’objet d’un champ de recherche émergent, plutôt bien représenté en France à travers les travaux du sociologue Gérald Bronner par exemple. S’appuyant sur les progrès des sciences cognitives, celui-ci s’intéresse par exemple au phénomène conspirationniste. Gérald Bronner articule ainsi les savoirs des sciences cognitives (en montrant comment notre raisonnement se biaise) avec des recherches sur les dynamiques sociales à l’origine des théories du complot (qu’Internet favorise).

Au final, si le nombre de guerres semble décliner, elles demeurent un élément incontournable du paysage politique et social. Saisir les dynamiques qui y sont à l’œuvre participe non seulement d’un accroissement du savoir mais plus encore à éclairer les décisions des individus, qu’ils soient dirigeants ou simples citoyens.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !