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Le grand retour des classes dangereuses ?
©ludovic MARIN / AFP / POOL

Elles sont là

La crainte que semble montrer le gouvernement envers une partie de sa population, notamment le mouvement de contestation des gilets jaunes ressemble à l'épisode des "classes dangereuses".

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique). 

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Atlantico : Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer ce que sont ces "classes dangereuses", et le contexte dans lequel ce terme est apparu ?

Sylvain Boulouque : Le terme de “classes dangereuses” est issu de l’ouvrage “Classes laborieuses et classes dangereuses” écrit par l’historien Louis Chevalier en 1958. Ouvrage au sein duquel il expliquait que les classes laborieuses étaient des classes marquées par un fort taux de criminalité. Le titre n’a été retenu que pour l’association entre les “classes laborieuses”, et les “classes dangereuses”, ce qui a mené à une certaine réécriture de l’histoire : tout ce qui est catégorie populaire est considéré par les gouvernements comme étant dangereux. Le décalage entre la thèse développée par Louis Chevalier et la façon dont l’ouvrage a été retenu par la postérité est fort puisque l’auteur se concentrait uniquement la criminalité dans les milieux populaires. Il n’abordait absolument pas la potentielle dangerosité politique des milieux défavorisés. 

Cette association entre “classes laborieuses” et “classes dangereuses” a marqué puisqu’elle est apparue, peu de temps après la guerre, au moment où le parti communiste était à son apogée et représentait environ 30% de la population française. Ainsi, les classes laborieuses, principalement ouvrières, étaient vues comme pouvant être dangereuses par les gouvernements.

Aujourd’hui comme on assiste à la montée d’une grogne chez une partie de la population qui appartient à une catégorie populaire on agite de nouveau l'épouvantail des classes laborieuses. Classes, qui représenterait un réel danger pour le pouvoir politique. En tous les cas, c’est l’idée qui est véhiculée derrière le retour de cette expression. Expression qui se retrouve désormais teintée du mépris qu’éprouve une partie des élites politiques et sociales envers un certains nombres de catégories populaires. Un mépris qui s’illustre au travers d’expressions employées par les chefs d’Etat, à l’image d’Emmanuel Macron qui parlait d’ouvrières analphabètes, qui soulignait à un jeune au chômage qu’il suffisait de traverser la rue pour trouver un emploi… Il y a donc un réel mépris de classe qui existe et qui se faisant, alimente ce mythe du danger des classes laborieuses. 

Ne peut-on pas retrouver ce phénomène de rupture entre des classes populaires jugées "dangereuses" par les élites, qui "votent mal" et qui font monter la crainte d'une révolution dans le mécontentement grandissant d'une partie de notre population aujourd'hui ?

Sylvain Boulouque : Il est important de souligner que si une partie des catégories populaires est exaspérée par la situation dans laquelle elle vit, cette colère ne concerne pas l’intégralité des classes populaires. Il serait donc faux de considérer que la totalité de cette couche de la population française est gagnée par l’actuelle grogne sociale. 

Si l’on regarde du côté des banlieus parisiennes, on remarque qu’elles participent très peu à l’actuel mouvement des gilets jaunes. En partie, parce ces populations n’utilisent absolument pas la voiture et également parce qu’elles vivent bien souvent en HLM et ne sont donc pas concernées par la question de l’augmentation du prix du pétrole. 

On remarque également que les acteurs de ce mouvement sont majoritairement des habitants de zones pavillonnaires. Il serait donc faux de le  restreindre à l’unique classe populaire. Ce mouvement touche donc des types de populations totalement différentes : certaines sont réellement issues de milieux populaires et d'autres de milieux plus aisés, avec des moyens financiers plus importants. 

On est dans un milieu très individualiste où l’impôt est très mal perçu ou bien perçu lorsque l’impôt n’impacte pas son propre portefeuille. Cet individualisme se retrouve dans le type de mobilisations actuelles. C’est-à-dire des mobilisations qui ne se font plus du tout par des relais traditionnelles mais qui se mettent en place via les réseaux sociaux. 

Eric Verhaeghe : Le divorce non pas entre les élites et le peuple, mais entre les intentions des élites et les aspirations du peuple, cette divergence fondamentale sur le destin français, s'enkyste et se détériore depuis une trentaine d'années. Je serais tenté de marquer la création de "SOS Racisme" comme la date symbolique où ce divorce a commencé. Qu'est-ce que SOS Racisme, sinon une association lancée par une élite mondialisée bien décidée à faire bouger les couches basses de l'identité française? Ses militants ont porté tout ce qui crée de la fracture dans la société française aujourd'hui: la culture de l'excuse, la culture des minorités qui doivent être protégées contre une majorité qu'on maltraite par ailleurs et qu'on ringardise à outrances, la culture du communautarisme contre le creuset français. Le fait que le parti au pouvoir à l'époque ait parié sur des Julien Dray et des Harlem Désir devenus des décideurs par la suite, a marqué une rupture profonde dans l'histoire politique, sociale et culturelle du pays. Nous sommes en train d'en payer le prix et d'essayer de réparer le mal qui a été fait. On y ajoutera que la décision de François Mitterrand de porter la retraite à 60 ans en 1981 a accompagné l'ensemble. Son choix a profondément plombé les comptes publics et introduit une inégalité intergénérationnelle qu'il est difficile de surmonter aujourd'hui. 

Incontestablement, depuis cette époque, les élites "bétonnent" les grands choix opérés sous Mitterrand, y compris celui de la lutte contre le "racisme", pendant que, de façon grandissante, les couches de la société à qui ces choix ont été imposés multiplient les signaux d'alarme. Dans ce bétonnage, le reproche stigmatisant de "populisme" est un levier basique, répétitif, qui a fait son petit effet jusqu'ici (y compris en mai 2017). Reste à savoir ce qu'il en sera aux européennes. 

Comment a été gérée la question des "classes dangereuses" à l'époque ? Quelles leçons pourrait-on en tirer pour apaiser la société ?

Sylvain Boulouque : Pour ce qui est des gilets jaunes, on ne voit absolument qu’elle pourrait être l’issu du mouvement. Ce que l’on peut voir, c’est qu’historiquement il y a plusieurs types de réponses. Au 19ème, par exemple,la réponse principale était la répression. L’exemple le plus connu étant le massacre de la commune de Paris par les Versaillais, où le gouvernement n’a pas hésité à massacrer plusieurs milliers de parisiens. 

A partir de la deuxième moitié du 20ème siècle, la réponse est totalement autre puisque l’on répond par ce que l’on appelé le “welfare state” ou “l’état social de bien-être”. L’Etat s’engageait donc à prendre en charge un certain nombre de problèmes sociaux pour que les classes sociales soient mieux intégrées à la vie sociale et donc que la société se porte mieux. 

Cette solution était privilégiée jusqu’à la dérégulation libérale, c’est-à-dire jusqu’au début des années 80. Depuis la mondialisation il y a eu une transformation qui fait que les classes populaires se sont retrouvées beaucoup bien plus exposées, plus fragiles tout en bénéficiant de moins d’aide. Une partie de ces population sont “laissées à l’abandon”. 

Emmanuel Macron, par exemple, multiplie les phrases choc, conseillant aux demandeurs d’emploi de traverser la rue par exemple. Une forme de mépris qui n’était pas aussi présente dans les gouvernements précédents. Qu’elle est l’origine de ce mépris ? Pourquoi se fait-il grandissant à l’heure actuelle ?  


Eric Verhaeghe : Pour le coup, je ne suis pas sûr que l'intention du Président soit de mépriser les demandeurs d'emploi, mais plutôt de faire une provocation qui marquera les esprits. Le problème de la provocation est qu'elle vieillit aussi vite et aussi mal que l'humour. En fait, être provocateur est un art qui n'est pas donné à tout le monde et qui débouche souvent sur de la détestation. Dans le cas d'un Président de la République, la provocation est d'autant plus difficile à manier qu'elle est à contre-emploi. Les citoyens attendent d'un Président ce que les sujets attendaient du Roi visitant les lépreux et baisant les écrouelles: de la compassion, de l'empathie, du partage. Si Macron veut faire passer des messages provocateurs, il doit faire parler d'autres personnes que lui à sa place. Sa ministre du Travail, par exemple, dont on notera qu'elle prend bien garde à ne pas protéger le Président sur un sujet pourtant crucial pour elle, et dont on notera qu'elle a le souci de ses propres abattis dans ces dossiers. La bonne question est de savoir pourquoi cette répartition élémentaire des rôles (un gentil Président entouré de méchants ministres) est inversée dans la macronie, au point de mettre assez rapidement en danger la personne du Président. Macron est ici prisonnier de l'hyper-présidentialisation qu'il a poussée plus loin que Sarkozy ne l'avait fait. L'opinion commence à découvrir que Macron a un problème majeur de délégation, c'est-à-dire un problème managérial: il est le patron qui fait tout, intervient sur tout, phagocyte tous les dossiers et cannibalise son propre gouvernement à force d'en vouloir trop. Il s'est présenté comme le maître des horloges, mais il est en réalité le contraire: il veut toujours aller plus vite que la musique et, du coup, s'expose sur tous les dossiers. C'est un cercle vicieux qui, de mon point de vue, explique pour beaucoup l'accélération de son impopularité. Macron provoque pour stimuler sa monture, mais il la braque et elle se cabre. Plus elle se cabre, plus il la provoque... Nul ne sait où cette escalade peut se terminer. 

De mon point de vue, la seule façon d'en sortir est que le Président revienne à son rôle fédérateur et abandonne la posture de la provocation. 

Si les élites sont toujours apparues craintives face aux classes populaires craignant l’irruption de mouvements contestataires, cette peur gagne-t-elle actuellement en amplitude ? Est-elle justifiée ? 

Eric Verhaeghe : Les élites françaises ont mangé leur pain blanc. Depuis 1968, elles règnent sans vrai partage, imposant un régime politique somme toute autoritaire et très rude pour l'identité française traditionnelle. Dans la pratique, la France des petits bistrots, des marchés vivants, de la mixité sociale, de la laïcité militante, d'une société laissée largement vierge de toute intervention de l'État, qui a marqué les années 60, a cédé la place à une France hyper-administrée, hyper-réglementée, où les cafés disparaissent, les boucheries, les boulangeries aussi, pour céder la place à des hypermarchés installés aux abords des villes et même des villages. Au lieu d'une société mélangée, laïque, la France offre aujourd'hui le visage d'un communautarisme et de ségrégations à tous les étages. Ce bouleversement-là est largement le fait d'une élite mondialisée qui a proclamé un jour que la France était une puissance moyenne dont le modèle de base était la société anglo-saxonne. Je ne pense pas qu'une majorité de Français ne se soit jamais prononcée pour un mouvement de cette ampleur, et, de fait, la rupture est profonde entre la majorité silencieuse qui désapprouve ces changements et la minorité au pouvoir qui l'impose par un curiaçage savant des oppositions. 

Le retour de bâton risque d'être brutal. Il faut dire que l'antienne du "populisme" est une bombe à retardement. Tous les nostalgiques de leur petit bistrot à trois sous aujourd'hui remplacé par un franchisé s'entendent depuis des années (en gros depuis le referendum sur Maastricht) traîner dans la boue sous cette étiquette de "populisme", si proche de populeux, de plébéien, de ces mots méprisants pour ce qui fait le fond de la société française. Des années d'humiliation peuvent coûter très cher à cette élite qui, avec Macron, déçoit en donnant le sentiment de ne pas tenir sa promesse de renouvellement. Donc oui, je pense que les élites peuvent trembler aujourd'hui, car une réaction chimique s'est produite dans la société française, une réaction de colère que la domination de la société par cette élite essentiellement administrative. Et si le pire n'est jamais sûr, il peut être craint...

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