Le combat des salariés de Thomé-Génot à Nouzonville et des élus locaux des Ardennes pour la sauvegarde des emplois et pour la défense du tissu industriel régional<!-- --> | Atlantico.fr
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Des personnes manifestent devant la préfecture des Ardennes, le 03 novembre 2006 à Charleville-Mézières, pour protester contre les fermetures successives d'entreprises dont Thomé-Génot.
Des personnes manifestent devant la préfecture des Ardennes, le 03 novembre 2006 à Charleville-Mézières, pour protester contre les fermetures successives d'entreprises dont Thomé-Génot.
©ALAIN JULIEN / AFP

Bonnes feuilles

Valérie Alasluquetas et Rémy Dessarts publient « Les Audacieux : Chroniques d'un territoire qui refuse le déclin » aux éditions Calmann-Lévy. Cette enquête raconte de l’intérieur le combat contre le déclin d’un territoire. C’est une chronique d’un quart de siècle d’initiatives locales dont les héros sont des chefs d’entreprise qui ne veulent pas mourir, des hommes politiques qui préfèrent s’unir pour être plus forts, des rockers aux ambitions folles. Extrait 1/2.

Valérie Alasluquetas

Valérie Alasluquetas

Valérie Alasluquetas, experte des enquêtes d’opinion, a travaillé à l’Ifop et chez BVA avant de créer une société d’études indépendante. Aujourd’hui, elle dirige un cabinet de coaching en orientation tout en poursuivant des activités de conseil.

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Rémy Dessarts

Rémy Dessarts

Rémy Dessarts, journaliste, créateur du magazine Capital, a notamment été directeur de l’information de M6, directeur de la rédaction de France Soir, de l’Équipe, rédacteur en chef au Journal du Dimanche, directeur délégué des rédactions du Parisien.

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Paris, 21 novembre 2006

« La parole est à Mme Bérengère Poletti, pour le groupe UMP ! tonne le président de l’Assemblée qui officie lors de la traditionnelle et très médiatique séance de questions au gouvernement.

— Ma question s’adresse à M. le ministre délégué à l’Industrie et, s’agissant du département des Ardennes, j’y associe Jean-Luc Warsmann », déclare la députée tout en ajustant son micro.

Comme toujours, ça circule dans les allées de l’hémicycle et on entend des chuchotements sur les bancs. Les élus de la Nation ne tiennent pas en place, même quand l’heure est grave. Imperturbable, déterminée, la parlementaire déroule son propos.

« Dans ce département, ce sont mille emplois qui ont été perdus en quelques mois et mille autres qui sont aujourd’hui en danger, alors que le taux de chômage, à 13 %, dépasse la moyenne nationale depuis des décennies. Chaque jour, trois habitants quittent notre département. Les Ardennes traversent une nouvelle fois une crise économique majeure. Autrefois, nous avons dû affronter des crises industrielles importantes touchant le textile et la fonderie, crises qui avaient trouvé une réponse dans le développement du secteur de l’équipement automobile. »

Députée de la première circonscription des Ardennes, Bérengère Poletti fait partie du groupe d’élus qui se sont mobilisés sur le plan national depuis que la situation s’est envenimée dans l’affaire Thomé-Génot.

Les Ardennes vivent un nouvel épisode dramatique et se retrouvent au cœur de l’actualité nationale depuis plusieurs semaines. L’épicentre du séisme est à Nouzonville. Bien sûr et malheureusement, ce n’est pas la première fois que ce territoire, comme d’autres en France, connaît la faillite de ses entreprises, la déshérence des ouvriers. Comme toujours dans les Ardennes, c’est la vallée de la Meuse qui est touchée. Encaissé –  l’autoroute n’y passe même pas et fait un détour pour l’éviter –, ce pays ne connaît d’autre activité que le travail des métaux. Depuis des siècles, on tape la ferraille dans le coin. Et au XIXe siècle, le fleuve a permis de faire tourner les turbines et de convoyer le coke par bateau.

La crise a été longue et sévère, ces dernières années. Il y a eu Electrolux, ex-Arthur Martin, à Revin, en amont sur la Meuse. Une énorme usine qui comptait près de quatre mille salariés. Après des délocalisations en Europe de l’Est, après l’arrêt de la production des modèles qui n’étaient plus en phase avec les attentes des consommateurs, le site est tombé à mille salariés ! Au même moment, dans la même ville, Porcher, le fabricant de baignoires en fonte, subissait un sort comparable. Son site des bords de Meuse a vu ses effectifs fondre. De mille deux cents salariés dans les années soixante, l’usine est passée à un peu moins de deux cents !

Des histoires comme celles-là, les Ardennais en ont connu des dizaines. Mais en ce mois de novembre le ciel est encore plus sombre, le département est en émoi, le cœur des Ardennais bat au rythme du drame qui se déroule à Nouzonville. Les Ateliers Thomé-Génot sont définitivement fermés.

Un matin, au tout début du mois de novembre, un étrange vacarme se fait entendre dans les rues de Nouzonville aux abords de la Meuse. Le lendemain de l’annonce de la liquidation des Ateliers Thomé-Génot, de nombreuses voitures garées à cheval sur les trottoirs encombrent la circulation. Des familles, parents et enfants, circulent les bras chargés. Un ballet incessant de personnes qui transportent des objets, parfois usés et laids. On dirait une colonne de fourmis. Elles ne portent pas des feuilles ou des graines mais des chaises de bureau, des tabourets en bois et en métal, des ordinateurs, des lampes, des tables. Aucune brocante, aucun vide-greniers n’est pourtant prévu à Nouzonville ce jour-là. Ces colonnes partent des grilles de l’usine Thomé-Génot et se dirigent en ramifications progressives vers les coffres ouverts des dizaines de voitures stationnées en pagaille. « Au moins, ils ne nous les voleront pas ! »

Ces hommes et ces femmes habituellement sans histoires, consciencieux, si fiers et respectueux de leur héritage, ces « boutiques » dans lesquelles leurs pères, leurs grands-pères, leurs arrière-grands-pères ont trimé toute leur vie, viennent grappiller ce qu’ils peuvent, ce qu’il reste.

Quelques spectateurs assistent ébahis à la scène depuis les fenêtres des maisons alentour. Certains descendent dans la rue, s’approchent, s’insurgent, demandent à leurs amis, leurs voisins, leurs collègues de reprendre leur calme, de cesser cette mise à sac. Les esprits finissent par s’apaiser. Après concertation, quelques dizaines de salariés organisent des gardes de nuit pour préserver le site. En attendant. En attendant quoi ? Que peuvent-ils attendre ? Quel espoir reste-t-il ?

Les salariés, ou plutôt les ex-salariés, orphelins de Thomé-Génot, passent des heures à discuter. Ils s’emportent, s’exaspèrent, vitupèrent tous ceux qui les ont trahis, abandonnés. Les actionnaires américains, le management, mais aussi le tribunal de commerce et le préfet, qui les ont livrés à leurs prédateurs, ou encore les délégués syndicaux qui n’ont pas fait leur boulot. Peu à peu, le calme revient. Ils discutent des options. Oui, il ne faut pas en rester là. « Aide-toi et le ciel t’aidera », comme on dit.

Ils ont opté pour le bras de fer. Leur objectif est de ne pas laisser la page se tourner comme ça, sans bruit, et d’obtenir des indemnités. Leur revendication ? 30 000 euros par salarié sur le carreau !

Le mouvement s’organise. Ils nomment des représentants, se font épauler par les syndicats. CFDT, CGT, FO. 24 heures sur 24, dans le froid, ils se relaient pour assurer une présence permanente sur le site principal de Thomé-Génot. C’est leur seul recours, leur seule arme. Bloquer l’accès au site, faire parler d’eux, faire du bruit. À l’intérieur des grilles, ils ont disposé tout le matériel de bivouac, barbecue improvisé, chaises, bureaux, armoires métalliques en vrac. À l’extérieur, ils ont installé des barrages de pneus auxquels ils ont mis le feu. À l’odeur d’huile qui flotte habituellement dans les rues et les faubourgs de Nouzonville s’ajoute celle du caoutchouc brûlé. Ça empeste, ça dégage de la fumée. Ils ont compris que seuls la résistance par la force, le blocage et la menace permettent de se faire entendre.

Et ça marche, mais pas exactement comme ils l’entendaient. La préfète, fraîchement nommée, ne tarde pas à envoyer sur place une escadrille de CRS et des gendarmes qui patrouillent autour du site, filtrent les entrées et les sorties.

« Ils nous méprisent. On n’est pas des voyous, nous !

— Ouais, c’est pas nous qui avons pris la caisse. »

Alors, le désespoir, la colère, la frustration font monter la pression. Exaspérés, les ouvriers acheminent aux grilles du site des conteneurs de solvants, de produits chimiques utilisés pour la fabrication des pôles d’alternateur. Ils utilisent de grands bacs métalliques pour stocker des pavés, des objets qui pourront être utilisés comme projectiles.

« Ils nous menacent ? Ben, on les attend. Pas de problème, on saura leur répondre.

— On est des métallos, on n’est pas des dactylos, nous ! »

Pendant des jours, une atmosphère quasi insurrectionnelle règne aux abords de l’usine et dans les rues alentour. Même les médias nationaux couvrent les événements. Les badauds, les voisins, les CRS et les gendarmes forment une foule compacte à l’extérieur. À l’intérieur, les ex-Thomé-Génot assurent leurs tours de garde, approvisionnés par les commerçants solidaires, les habitants qui leur livrent de quoi manger, viennent leur déposer des dons pour tenir. Ils reçoivent des visites. Les parlementaires, les représentants du conseil général, le représentant de la préfète. Et leur avocat, Xavier Médeau, qui les conseille, vient s’assurer du calme des échanges et joue le rôle de porte-parole auprès des autorités. Même si l’atmosphère est tendue, le dialogue est maintenu.

Le mercredi 8 novembre, enfin, les délégués syndicaux décrochent une première victoire : ils ont obtenu un rendez-vous avec des représentants des ministères. De retour à l’usine, il est presque minuit, ils trouvent les esprits agités. Les CRS ont en effet resserré le cordon autour de l’usine. Il faut du temps pour faire revenir le calme et convaincre d’attendre les réunions à venir avec le gouvernement. « On saura vendredi quelle est la réponse à notre revendication. Alors d’ici là, on reste responsables et on ne casse rien », conseille l’un des délégués syndicaux.

Aux aurores, la dizaine d’ouvriers restée dans l’usine toute la nuit est brusquement réveillée. Une troupe d’hommes en noir, équipés de boucliers, de masques à gaz, de matraques et de flash-balls, fait irruption sur le site. Pas moins de trois cents CRS et gendarmes sont arrivés silencieusement par la Meuse, à l’arrière de l’usine. En quelques minutes, ils envahissent le site et mettent les présents sous bonne garde.

Muselés, les salariés se sentent à nouveau trahis. Fin de la bataille à Nouzonville.

Le lendemain, 10  novembre 2006, une petite troupe est regroupée sur les trottoirs devant le ministère du Travail, à Paris. Une délégation d’élus des Ardennes participe à une réunion de travail avec le ministre Gérard Larcher. Chemises et dossiers sous les bras, ils sont tous là, formant un front commun, quelle que soit leur couleur politique. Les députés, Bérengère Poletti, Jean-Luc Warsmann et Philippe Vuilque. Pierre Cordier, alors conseiller général du canton de Nouzonville. Il y a aussi Guy Istace, le maire de Nouzonville, ainsi que ceux de plusieurs communes ardennaises qui ont décidé de faire bloc. Claudine Ledoux, maire PS de Charleville-Mézières, en est.

Ils en sortent après avoir passé trois heures enfermés avec le ministre et ses conseillers, c’est dire l’importance que le gouvernement porte au sujet. Les bases d’un accord sont posées. Un dispositif inédit de soutien qui associera l’État, la Région et le département est sur la table. Le gouvernement veut mettre en place le CTP, le contrat de transition professionnelle, pour accompagner la formation et la mobilité des ex-salariés Thomé-Génot et éviter leur inscription sur les listes du chômage.

Sans attendre une minute, Gérard Larcher mandate alors une négociatrice dans les Ardennes. C’est ainsi qu’à la sortie du week-end Denise Bernollin-Blois vient à la rencontre des représentants des salariés, des délégués syndicaux ardennais et de leur avocat, Xavier Médeau. Son rôle ? Faire avancer les discussions de concert avec le conseil général et le conseil régional. L’État propose de financer le maintien du salaire pendant un an et les aides à la formation ou à la création d’entreprise. La Région et le département débloquent chacun 10 000 euros par salarié. Auxquels s’ajoutent 5 000 euros pour ceux qui retrouvent un emploi. Cela représente une enveloppe conséquente, de 59 000 euros par salarié ! Quelques jours plus tard, malgré les réserves de certains employés et les critiques qui paraissent dans la presse, l’accord est ficelé. Les ex-Thomé-Génot ont jusqu’à lundi pour accepter le CTP. Tous sont prêts à le faire quand un nouvel aléa menace de remettre la décision en cause.

« Elle s’est barrée, la nana du ministère !

— Comment ça ? Elle s’est barrée ?!

— Ben ouais, quand elle a su que la Région proposait 10 000 euros sans contrepartie. Elle a plié bagage. »

Les délégués syndicaux n’en reviennent pas que la négociatrice soit repartie à Paris sans dire un mot.

« Et merde ! Quand est-ce qu’on va y arriver ?!

— Attends, on y était presque. Avec 25 000 euros, tu vois tout ce que tu peux te payer ? Une voiture, un frigo.

— Oui, et en même temps, je vais te dire, tu ne vas pas loin. Parce que les 25 000 euros, tu vas les bouffer en moins de deux ! » affirme ce salarié avec son francparler ardennais.

Le conseil régional vient malencontreusement de court-circuiter les efforts de Paris pour sortir de la crise par le haut. Sans en parler au ministère, il a annoncé vouloir verser 10 000 euros net aux salariés, sans demander aucune contrepartie. Un chèque de 10 000 euros à chacun des trois cents salariés. Comme ça. Quelle folie !

Dans les heures qui suivent, le ministère explique par voie de presse qu’il s’oppose à ce qu’il appelle un « chèque-valise ». Le coût est très élevé et la mesure hautement inflammable. In fine, c’est le contribuable qui paye. Donner de telles sommes sans rien demander en échange, c’est dilapider l’argent public. Comme l’indique le porte-parole du ministère : « Ça  crée un précédent. Il y a 200 000  salariés licenciés par an, dont 40 % par liquidation judiciaire. Pourquoi n’auraient-ils pas la même chose ? »

L’après-midi tire à sa fin. Ils sont une centaine d’ouvriers réunis devant la préfecture, en compagnie des délégués syndicaux. Une journée de plus à faire le  siège du bâtiment, à empêcher les fonctionnaires de  rentrer après leur déjeuner, ils n’en peuvent plus. « On en a marre d’être sur la route, on voudrait que ça s’arrête. On exige que les négociations reprennent ! »

C’est finalement au terme d’une nouvelle réunion, trois jours plus tard, que l’accord est bouclé. Tous les acteurs sont revenus autour de la table et ont pu trouver une sortie à un mois de crise aiguë à Nouzonville.

Décembre  2006. Une solution industrielle est trouvée. Ardennes Forge, candidat écarté en 2004, propose la reprise de l’activité du site. Son patron, Bruno Queval, crée une nouvelle société et embauche des ex-Thomé-Génot. Cette fois-ci, il va pouvoir récupérer l’entreprise, ses brevets, ses machines pour une somme dérisoire. Au début de ce nouveau chapitre, sur les 320 salariés que comptait l’entreprise, seuls 50 retrouvent un emploi. L’hémorragie a été stoppée mais la cicatrice est énorme. Les rues, les maisons de Nouzonville sont hantées par des fantômes, des âmes en peine. Plus rien ne sera comme avant.

Les lumières de la salle des fêtes de la mairie sont éteintes. Le son des marteaux-pilons n’est plus qu’un lointain souvenir. L’odeur de l’acier flotte encore. En ce mois de décembre 2006, il n’existe pas en France de ville plus désolée.

Extrait du livre de Valérie Alasluquetas et Rémy Dessarts, « Les Audacieux : Chroniques d'un territoire qui refuse le déclin », publié aux éditions Calmann-Lévy

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