Atlantico : L'extinction de 85% des espèces marines survenue lors de la période du Paléozoïque s'expliquerait par la présence de métaux lourds dans les océans, selon un article scientifique paru le 25 août dans la revue Nature Communications que vous avez cosigné avec le reste d'une équipe de chercheurs de l'université de Lille 1. Les fossiles étudiés contiennent des niveaux élevés de métaux tels que le fer, le plomb et l’arsenic. Comment en êtes-vous parvenu à cette conclusion ? Quelles sont vos premières certitudes ?

Thijs Vandenbroucke : Plusieurs événements d'extinction de masse ayant eu cours lors du Paléozoïque, il y a 485 à 420 millions d'années, ont  façonné l'évolution de la vie sur notre planète. Mais le mécanisme exact responsable de ces bouleversements reste mal compris. Pour mieux comprendre ces événements, j'ai réuni -  avec Poul Emsbo (de l'US Geological Survey)- , une équipe afin d'enquêter sur les raisons de malformations observées sur des fossiles datant de ces époques d'extinction. Nous avons analysé les restes fossiles de plancton marin malformés datant  de la fin de la période Silurien (il y a 415 millions d'années) et découvert qu'ils contiennent des concentrations très élevées de métaux lourds, tels que le fer, le plomb et l'arsenic. Ce sont des toxines connues qui provoquent des anomalies morphologiques chez les organismes aquatiques modernes. Et cela nous a conduit à conclure que l'empoisonnement par ces métaux est la cause des malformations observées dans ces organismes anciens. Nous considérons que cela pourrait avoir contribué à leur extinction, ainsi que celle nombreuses autres espèces.

Qu'y a-t-il de vraiment nouveau par rapport aux théories déjà éprouvées ?

Avant notre étude, ces extinctions ont toujours été expliquées par des épisodes de refroidissement de la surface de la Terre. Ici, nous apportons la preuve d'un autre mécanisme. Nos résultats suggèrent que l'augmentation de concentration en métaux  découle d'une réduction de la teneur en oxygène de l'océan. Ainsi, la toxicité des métaux, et leur manifestation dans des fossiles malformés, pourraient fournir le "chaînon manquant" établissant un lien entre extinctions d'organismes vivants et anoxie* généralisée dans les océans. La corrélation entre les malformations récurrentes de fossiles et l'extinction des espèces de cette période de l'Ordovicien-silurien soulève une perspective qui interpelle: la contamination par des métaux toxiques peut être un agent  (non identifié précédemment) expliquant en grande partie les phénomènes d'extinction d'espèces survenus dans ces anciens océans.

Depuis quand travaillez-vous sur le sujet ? Pourquoi avoir choisi d'étudier ce point ? Est-ce seulement le début de vos recherches sur cette question ?

Notre étude met l'accent sur le rôle important de l'anoxie et des métaux toxiques lors de ces phénomènes d'extinction passés. Elle commence seulement à nous donner un premier aperçu des processus chimiques et biologiques marins qui se sont produits à plusieurs reprises dans le passé lors de ces événements. Pour bien les comprendre, il faudra poursuivre des collaborations interdisciplinaires. En fait, nos premiers résultats, publiés dans l'article que vous citez, sont le produit d'une collaboration entre des chercheurs ayant des compétences différentes, à savoir, moi-même (avec mes collègues paléontologues) et des géochimistes tels que Poul Emsbo de l'USGS. Poul et moi avons commencé à collaborer il y a environ deux ou trois ans, et nous continuons de le faire, pour essayer de comprendre les processus complets expliquant ces événements.

Peut-on établir un parallèle avec la pollution que nous vivons actuellement ? Pourquoi ?

Charles Lyell, figure de proue des développements en matière de sciences géologiques, a suggéré que "le présent est la clé pour comprendre le passé". Retourner l'expression et considérer que «le passé est la clé de la compréhension de notre présent ou de notre futur" devrait toujours être fait avec la plus grande prudence, en particulier lorsque l'on compare l'environnement moderne avec quelque chose d'aussi vieux et différents que le monde de l'Ordovicien-Silurien. Cependant, de nombreux processus chimiques que nous décrivons sont considérés comme ayant été similaires entre les océans des temps anciens et ceux de l'époque moderne. Notre étude, par exemple, pourrait aider à mettre en évidence les processus et les conséquences cachées des flux des éléments anthropiques sur les océans du monde, et le problème résultant de l'eutrophisation marine et de l'anoxie dans certaines zones côtières. Il y a là quelque chose d'intéressant à retenir, qui pourra ouvrir à d'autres enquêtes.

*diminution importante de la quantité d'oxygène présente

Propos recueillis et traduits de l'anglais par Adeline Raynal