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Manifestation nationale pro-palestinienne, à Londres le 14 octobre 2023, organisée par Palestine Solidarity Campaign, Friends of Al-Aqsa, Stop the War Coalition, Muslim Association of Britain, Palestinian Forum in Britain et CND.
Manifestation nationale pro-palestinienne, à Londres le 14 octobre 2023, organisée par Palestine Solidarity Campaign, Friends of Al-Aqsa, Stop the War Coalition, Muslim Association of Britain, Palestinian Forum in Britain et CND.
©Adrian DENNIS / AFP

Radicalité

Depuis les attaques du Hamas en Israël, de nombreuses manifestations anti-israéliennes ont été organisées par des associations et des groupes issus de l’extrême gauche à travers le monde.

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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Atlantico : Depuis les attaques du Hamas en Israël, de nombreuses manifestations anti-israéliennes ont été organisées par des associations et des groupes issus de l’extrême gauche à travers le monde. Derrière ces manifestations, la gauche internationale ne montre-t-elle pas une forme d’antisémitisme ?

Gaël Brustier : Il faut repartir des origines. Au moment où s’enclenche la décolonisation, la création de l’Etat d’Israël est votée par l’ONU. Pendant les mouvements de décolonisation, les « stars » sont surtout les militants FLN, en particulier les femmes mais, après la chute de Ben Bella, l’attention des milieux de gauche anticolonialistes se porte sur la Palestine : les fédayins deviennent l’incarnation de la lutte anticoloniale. L’interprétation de la création d’Israël se fait sous l’angle du phénomène colonial, interprétation renforcée par l’activisme des nationalistes arabes qui, s’ils s’entre-déchirent, véhiculent une vision « progressiste » et plutôt laïque au Proche-Orient… Toute une partie de la gauche internationale soutient le droit des Palestiniens à un Etat ou, dans une moindre mesure, défend la construction d’un Etat binational sur l’ensemble de la Palestine. Le Palestinien est l’incarnation internationale de la victime de l’oppression occidentale, chassée de chez lui. Autant victime qu’héros, il est investi de tous les espoirs, les fantasmes et les investissements militants. C’est vers eux et au FPLP de Habache et Wadi Haddad, qu’Illich Ramirez Sanchez, un jeune vénézuelien mais aussi des figures comme Ernst Böse et Birgit Kuhlman, les terroristes d’Entebbe en 1976, se tournent.

La Chute du Mur, la fin du socialisme réel, avec le bloc soviétique plonge les gauches dans une périodes de turbulences. Elle va se réveiller non pas avec « l’Europe rose » des sociaux-démocrates de la fin des années 1990 mais avec l’affirmation du mouvement altermondialiste et l’élection de Présidents de gauche en Amérique latine. L’altermondialisme a alors une base solide et une vitrine à Porto Alegre, au Brésil, d’autant que Lula a été élu Président en 2002.

Pour qui lit assidument Granma, l’organe officiel du Parti Communiste Cubain, le soutien aux droits des Palestiniens est constant mais dépourvu de tout antisémitisme. La communauté juive cubaine est la plus tranquille au monde et l’Ile est également dépourvue de toute espèce d’antisémitisme. Cependant, il y a chez certains officiels cubains, une forme de persistance rétienne quant à la réalité du mouvement palestinien ou de l’islam et une forme d’irénisme quant aux manifestations de celui-ci : la Grande Mosquée de Cuba est financée par l’Arabie Saoudite, ce qui est assez dommageable. On a souvent accusé Chavez et Maduro d’antisémitisme, ce qui est rigoureusement faux mais il faut prendre en compte que les Caraïbes n’ont pas le même vécu historique que nous : la Seconde Guerre Mondiale est un pan d’Histoire largement abstrait en Amérique Latine et ils ont du mal à assimiler l’Histoire de la Palestine et de la création d’Israël. On glose souvent sur l’usage du mot « génocide » mais dès qu’il y a des morts, ils parlent de « génocide ». Cependant, il y a là encore une vision tiers-mondiste très éculée qui fait croire aux cadres de la gauche latino-américaine que, par exemple, la Révolution iranienne fut en partie progressiste et qu’Ahmadinejad est une sorte de nouveau Mossadegh. Au milieu des années 2000, alors que je visite les studios de la télé vénézuelienne, je vois un drapeau du Hezbollah accroché dans le bureau d’un jeune journaliste nord-américain à dreadlocks…. Je me suis dit « Aïe ». Il revenait du Liban et prenait fait et cause pour les militants du Hezbollah alors que d’autres jeunes volontaires internationaux se convertissaient à l’Islam et donnaient des prénoms musulmans à leurs bébés : entre la mer des Caraibes et les Andes c’était assez inattendu. Si antisémitisme il y a dans la gauche internationale, il ne vient pas d’Amérique latine, dont la seule faute est de ne pas s’est mise à jour sur le sujet de la Palestine. La vision de solidarité Sud-Sud de Lula par exemple fait l’impasse sur la réalité du conflit Israël Palestine et adopte un discours un peu trop daté, un peu trop « tiers-mondiste ». Beaucoup se croient encore à l’époque de Bandoung…

Le Parti Communiste Français a une part de responsabilité fondamentale dans la focalisation « des quartiers » sur le conflit au Proche-Orient. Lors d’une Fête de l’Humanité, il y a une dizaine d’années, tous les stands pavoisaient aux couleurs de la Palestine, aucune importance ne fut donnée au Parti Communiste Israélien, on distribuait des drapeaux palestiniens larga manu. Les communistes français ont saturé L’Humanité et les ordres du jours du MJC des sujets relatifs aux positions du Fatah, à Bargouthi etc et fini par sombrer dans la confusion pour se réveiller avec des ovations faites au Hamas. Le PCF n’est pas antisémite évidemment mais l’idée de faire de la Palestine un sujet central, c’était être certain de se faire doubler par d’autres plus radicaux en Seine Saint Denis. Le jour du massacre, dans bien des quartiers, on a entendu des tirs de mortiers et vu des immeubles pavoiser aux couleurs palestiniennes. Il faut aussi comprendre qu’en imprégnant le tissu social d’un discours univoque pro-palestinien, le PCF et toute une partie de la gauche ont fait l’impasse sur une donnée fondamentale : l’effondrement culturel, notamment en matière historique, politique, de notre société. Désigner LA victime, c’est en contrepoint désigner LE coupable. Et dans certaines têtes un peu primaires, LE coupable c’est « LE juif ».

Quels sont les principaux pays concernés ? Ces manifestations concernent-elles les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Amérique du Sud ?  Qu’est-ce que cela traduit sur la bascule de l’extrême gauche et de certains mouvements dans le sillage des mobilisations comme Black lives matter ?

En la matière, disons-le, le summum a été le mouvement « Queer for Palestine », qui relève soit d’un solide sens de l’humour soir d’une consternante et abyssale bêtise. Ils devraient aller ouvrir un Centre LGBT à Gaza ou Ramallah pour expérimenter. On a affaire une mouvance qui se « fictionnalise » totalement : d’indignations en indignations, ils perdent le sens des réalités, s’inventent un monde à part, bien à eux, qui leur donne le beau rôle. Il y a un basculement des jeunes générations « militantes » « de gauche » dans un enfermement autocentré : leur indignation est liée à l’immédiateté de leur réflexion. Les jeunes générations de gauche sont d’une immaturité consternante, dénuée d’inscription dans le temps de l’Histoire : ni hier ni demain n’existent, l’autre est un suspect, l’aîné est un coupable. Pour cette gauche-là, la victime par essence est le Palestinien, la religion des pauvres et des opprimés est l’Islam : ce qui permet de passer allègrement d’une génération à l’autre, du soutien au nationalisme palestinien laïc au soutien au Hamas. Au calcul des uns s’ajoute l’inculture des autres. A l’image de Louis Boyard et d’un grand nombre de jeunes militants de la gauche radicale, le problème réside beaucoup dans l’absence de culture politique solidement acquise mais aussi dans un relativisme moral totalement délibéré. Par exemple, la véritable histoire de la Palestine et d’Israël est ignorée, voire délibérément ignorée, l’indifférence aux victimes du 7 octobre, à la réalité épouvantable des massacres révèle une absence d’empathie totale couplée à une mise en scène de soi gênante. Cette jeune génération de gauche est, effectivement, la plus susceptible d’assimiler rapidement les clichés antisémites les plus sordides.

Comment expliquer cette radicalité ? Les polémiques qui concernaient le Labour et Jeremy Corbyn ont-elles fait « tache d’huile » et influencé l’extrême gauche internationale ?

Corbyn fait partie d’une gauche qui n’a pas été correcte avec Salman Rushdie, c’est la première certitude. Corbyn est à la fois un gauchiste à la vulgate anti-impérialiste dans une nation impériale par essence, qui n’a pas oublié que le Royaume-Uni, sous les Travaillistes d’Attlee, s’était abstenu sur la création de l’Etat d’Israël et qui a quand même pendu nombre de membres de la Haganah ou de l’Irgoun, dont quelques rescapés de la Shoah. En matière de philosémitisme on repassera. Corbyn fait la politique de ce qu’il pense être son électorat, il fait campagne dans les mosquées et soutient une ligne assez proche du SWP, SWP qui est la véritable maison mère de Danièle Obono, la rédactrice du communiqué de LFI sur les massacres du 7 octobre dernier. Là, oui, on touche à une franche qui associe Israël-prosperité-Juifs-richesse-puissance etc, soit la parfaite équation de l’antisémitisme « de gauche ». Au Royaume-Uni, il y a bien une extrême-gauche qui a emprunté un chemin dangereux et pas que depuis hier. Via des gens comme Obono, elle-même proche d’Houria Bouteldja et du Parti des Indigènes de la République, une vulgate aussi laborieuse et malhonnête que potentiellement criminelle a infesté les jeunes générations militantes. On retrouve cette « pensée » dans différents groupes, médias « indépendants » et chez certains députés élus sous l’étiquette NUPES. A titre d’exemple, la gauche française présente Israël comme un havre de richesse et Gaza comme une « prison à ciel ouvert », ce qu’il faut relativiser pour les deux jusqu’au 7 octobre dernier : les dessins et caricatures laissent penser que les Israéliens se prélassent au bord de leur piscine dans le jardin de leur villa.

Cette évolution, ces mouvements et la radicalité de l’extrême gauche sur ces enjeux représentent-elles un danger pour la démocratie ?

Ce qui représente un danger pour la démocratie, c’est la brutalisation actuelle des codes, des paroles, des actes, d’où que cela vienne. Il est vrai que refuser de définir le Hamas comme terroriste est une impardonnable faute morale mais c’est surtout une bêtise politique qui se retournera contre ses auteurs. Il faut bien comprendre qu’en ce domaine, le clientélisme n’est pas exclusif de l’idéologie, la bêtise du cynisme, le déficit culturel d’une haine en surplus. Cela fait vingt ans que la gauche radicale internationale ferme les yeux sur l’antisémitisme, qu’elle le nie en usant d’arguments qui, de fait, confortent la critique. En 2003, la controverse avait éclaté lorsque les mêmes invitaient Ramadan et d’autres idéologues islamistes dans les forums sociaux. Bernard Cassen, fondateur d’ATTAC, avait alors mené une lutte pied à pied contre cette compromission. Presque tout seul. Tandis que Politis par exemple se compromettaient totalement. A l’époque, Politis en rajoutait dans les clins d’œil aux amis de Ramadan. La gauche paye un manque d’analyse et de clarté, elle a refusé d’entendre les propos antisémites dans ses rangs, les a couvés par clientélisme ou idéologie. Il est évident que la majeure partie des responsables de gauche ne sont pas antisémites mais l’antisionisme qui est le leur propage des clichés aussi faux que simples à assimiler, clichés qui enracinent dans nombre d’esprits un peu moins élaborés, une lecture du conflit et une vision du monde qui empruntent très clairement à la vulgate antisémite. Le malheur de notre temps c’est l’absence de nuance de nos « élites » politique ou leur plongée délibérée dans une sorte de mièvrerie complice, et ce afin de fuir leurs responsabilités. En libérant la parole antisémite, une partie des Insoumis a assassiné la gauche française. Le contexte de déclin de l’intelligence en politique a fourni le carburant de l’ignorance à quelques incendiaires.

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