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La crise agricole souligne les contradictions françaises, notamment sur les choix politiques des dirigeants et sur la volonté des citoyens.
La crise agricole souligne les contradictions françaises, notamment sur les choix politiques des dirigeants et sur la volonté des citoyens.
©OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP

Démocratie

La crise agricole démontre que la société française est incapable d'assumer des choix politiques clairs.

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Atlantico : A la lumière de la crise agricole, on voit bien qu'il existe une responsabilité de l’Europe et des gouvernements français successifs. Et une grande difficulté à cerner un cap pour l'agriculture, et plus globalement pour l'ensemble des décisions politiques. Est-ce que ce n'est pas l'aveu d'une incapacité des dirigeants à assumer des choix politiques clairs ?

Maxime Tandonnet : Le fond du problème est que les dirigeants politiques ont perdu le sens de l’intérêt général, ou du bien commun. Ils appartiennent à la génération de « l’ère du vide » de Gilles Lipovetski celle de l’individu dont le seul horizon est l’ivresse de soi, le culte de lui-même. Ainsi, Montesquieu attache un principe à chaque mode de gouvernement : la vertu est le principe de la République, l’honneur celui de la monarchie et la crainte pour le despotisme.  La « nihilocratie » actuelle a pour principe la vanité – à l’inverse de l’honneur.

C’est aussi le fruit du déclin du patriotisme. Jadis, jusqu’au tournant de 1990, en gros, l’ambition politique se mêlait au goût du service de la France, certes dans des proportions inégales et variables. Aujourd’hui, l’idée de France ou d’intérêt de la France est totalement absente de leur vision qui est européiste ou occidentaliste, même si le mot France peut encore leur servir pour fanfaronner.

Alors, ils naviguent à vue, en fonction de la mode idéologique du moment et des caprices de l’événement, avec l’arrogance pour unique boussole, un jour écologistes obsessionnels – parce que c’est la mode - et le lendemain, fervents défenseurs de l’agriculture - parce que le chaos sur les autoroutes dessert leur belle image narcissique. 

Certes, il y a des décideurs politiques. Mais, ne doit-on pas aussi s'interroger sur le rôle que peuvent avoir les citoyens eux-mêmes dans cette crise, et plus généralement dans l'ensemble des crises que traverse le pays, lorsque l'on sait que ces décideurs politiques sont élus démocratiquement ?

La responsabilité des citoyens, c’est une vraie question. Au premier degré, en démocratie, la population – ou les gens – sont les grands responsables. Ils n’échappent pas aujourd’hui à l’ère du vide. La dépolitisation dans les profondeurs du pays est évidente. Jusqu’aux années 1970, jamais la participation aux élections législatives ne descendait en dessous de 70 à 80%. En 2022, elle était de 46%... Un record absolu d’abstentionnisme pour ce type de scrutin comme si le pays se désintéressait des lois futures qui, pourtant, s’imposeront à lui.

Mais peut-on reprocher ce désintérêt au peuple en général ? La chose publique (res publica) est un aspect marginal de la vie quotidienne des personnes et des familles, confrontées à mille et une difficultés et soucis : boucler les fins de mois, trouver un logement, se faire soigner, éduquer les enfants dans une société chaotique et violente… Le rôle des dirigeants politiques devrait être, justement, de montrer la voie et de guider l’esprit public en donnant l’exemple du civisme.

Or, que voit-on aujourd’hui ? Exactement le contraire…  Les gouvernements et les majorités pataugent dans l’impuissance à traiter les problèmes de fond, la crise scolaire, la violence, l’immigration, l’effondrement de la santé publique, l’inflation et le chômage, etc. Et à côté de cela, la vie politique se contorsionne en coups de communication, autocratie vaniteuse, esbroufe narcissique, trahisons, corruption, revirement et mensonges. Eh oui, telle est bien l’image honteuse qui est donnée !  Alors, pourquoi voter dans ces conditions quand la politique, de toute évidence, n’offre aucune issue ? De fait, ce n’est pas à titre principal la faute du peuple mais de ceux qui sont censés le représenter et le guider.

Avec la crise agricole, force est de constater qu'il existe une incapacité de la société française toute entière à assumer des choix politiques clairs, avec un « en même temps », qui conduit parfois à espérer tout et son contraire. On le voit bien lorsque l'on souhaite à la fois : pouvoir d'achat, sécurité alimentaire, qualité, respect de l’environnement, transition écologique... Comment expliquer cette contradiction apparente des électeurs ?

C’est un sujet complexe. L’opinion est certes aisément manipulable sur le court terme. La sensibilité collective est volatile, largement conditionnée par le 20H de TF1 et de France 2 et aux chaînes d’info. Un jour on explique aux gens que le monde est au bord de l’apocalypse à cause de la crise climatique due à l’activité humaine et notamment aux agriculteurs. Le lendemain, les mêmes faiseurs d’opinion se livrent au matraquage inverse en affirmant, tout aussi doctement, que les normes environnementales oppriment la profession agricole.

Et la foule médiatique suit assez bien les mouvements de l’air du temps tout en survolant d’évidentes contradictions…  « Nous sommes partout vent » écrit Montaigne. Et c’est tellement vrai… Souvenons-nous comment le jeu médiatico-judiciaire a balayé en quelques semaines la candidature de François Fillon en 2017 et porté au pinacle celle d’Emmanuel Macron.

La foule médiatique est aisément influençable sur le temps court, surtout par la peur, peur de l’épidémie, peur de la guerre nucléaire, peur de l’apocalypse climatique, comme nous l’avons constaté notamment pendant la crise sanitaire.

Pourtant, cette malléabilité n’est pas infinie, elle se heurte aux limites du bon sens commun. On ne peut pas manipuler indéfiniment le grand public. Le peuple ballotté par les coups de communication et la propagande, finit toujours par percevoir l’arrogance et le mépris des puissants – dirigeants politiques, influenceurs médiatiques. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait science po ni d’avoir lu Aristote, Hobbes et Machiavel pour sentir quand on se moque de vous. Et c’est bien pourquoi les dirigeants politiques du pays – à commencer par le premier d’entre eux – s’ébattent dans une impopularité profonde et chronique. Parce que le pays a compris…

Il apparaît que les électeurs réagissent davantage à l'émotionnel qu'au rationnel. On le voit notamment avec les impressionnants résultats d'un sondage Ifop sur le mouvement agricole qui montre que 91% des Français comprennent le mouvement et que 85% le soutiennent. Alors que dans le même temps, nombreux sont ceux qui ont du mal à citer précisément les revendications du secteur. On le voit aussi avec, par exemple, les critiques du libre échange alors que cela a permis des sécurités sur le plan de l'approvisionnement. Ou pour la critique acharnée contre les OGM qui ont permis de nourrir une grande partie du monde et des pays pauvres. Comment expliquer que les électeurs se fient davantage à leurs émotions immédiates qu'à une réflexion profonde ?

Le soutien massif aux agriculteurs n’a rien d’étonnant. Les Français, dans leur immense majorité ont soutenu avec la même ferveur, surtout au début, les Gilets Jaunes et le mouvement social contre les 64 ans de la réforme des retraites.  

La démocratie française est gravement malade. Le sentiment dominant est que les grands choix de société et les vraies décisions essentielles sur la vie quotidienne (par exemple sur les normes sociales, ou agricoles et environnementales), se prennent dans les bureaux bruxellois sous la pression de lobbies économiques, quand ce n’est sous l’influence des cabinets de conseil. Et le peuple, méprisé par ses élites dirigeantes, n’a plus son mot à dire.

Des événements récents ont encore amplifié le malaise : la catastrophe électorale des élections de 2017 dévastées par le scandale, ou en 2022, l’élection d’un président par défaut; le recours systématique de l’exécutif à l’article 49-3 ; la suspension de fait du pouvoir législatif, pris en étau entre le carcan du droit européen et la jurisprudence invasive autant qu’aléatoire du Conseil Constitutionnel ; l’abandon du référendum comme mode d’expression de la souveraineté depuis la victoire du « non » en 2005.

Les Français applaudissent aux différents mouvements de révolte parce qu’ils sont les porte-parole de leur colère, de leur humiliation ou de leur souffrance. Les agriculteurs, comme les gilets jaunes ou les manifestants du printemps 2023, répondent, comme par procuration, au sentiment de dépossession démocratique qu’une immense majorité de Français ressent dans sa chair. C’est pourquoi leur fronde est tellement populaire.

L’atomisation du champ politique comme l’impact des réseaux sociaux ou des chaînes d’information rendent difficile l’établissement de priorités puisque les polémiques incessantes poussent à entretenir un « En même temps » qui vise en permanence, non pas à trouver des solutions de dépassement des clivages, mais à tenter de concilier des choix contradictoires.  L'incapacité à choisir et l'absence de trajectoire claire est-elle ainsi vouée à devenir la norme voire à s'intensifier ? Comment les électeurs peuvent-ils participer à l'élaboration d'une politique plus claire – et plus efficace sur le long terme – pour le pays ? Finalement, ce  « en même temps » n'est-il pas un symptôme des crises multiples que connaît le pays plus que sa cause ?

Le problème fondamental est celui du régime politique et de la démocratie française. Dès lors que les gens ont le sentiment que leur vote ne sert plus à rien, et dès lors qu’ils ne croient plus dans la volonté ou la possibilité du pouvoir politique d’améliorer leurs conditions de vie et d’entendre leurs préoccupations, l’émeute ou le blocage, voire l’affrontement physique, s’imposent en ultime recours pour exprimer une révolte, faire valoir des protestations et des revendications. Pour l’instant, les mouvements de révolte restent assez catégoriels en l’absence d’élément fédérateur. Mais une étincelle peut provoquer un embrasement général. D’ici trois ans, d’ici 2027, l’embrasement pourraient bien se produire. 

La solution miracle n’existe évidemment pas. Mais ce qui est le plus invraisemblable, c’est que cette question de la démocratie française ne semble intéresser absolument personne – y compris dans les oppositions. Comme si les principaux responsables politiques, de tout bord, s’arc-boutaient à la sauvegarde du système actuel dans l’espoir d’en tirer un jour ou l’autre, à leur profit, les satisfactions d’exubérance vaniteuse qu’il offre en perspective.  

Alors, sans même parler d’un changement de Constitution, nombre de mesures simples permettraient, en un premier temps, de redonner un peu d’air frais à notre démocratie, à droit constitutionnel constant : élire l’Assemblée nationale avant le président de la République ; désigner un Premier ministre indépendant (du président) solide et expérimenté et de caractère, en fonction de la composition du Parlement, et un gouvernement digne de ce nom ; en finir avec l’esbroufe élyséenne, masque de l’impuissance et du renoncement ; mettre fin aux interdictions absurdes de cumul des mandats qui entraînent l’effondrement du niveau de la représentation nationale ; nommer uniquement des professionnels du droit impartiaux (et non des politiques) au Conseil Constitutionnel ; procéder à des référendums au moins deux fois par mandat présidentiel pour tous les sujets vraiment essentiels qui engagent l’avenir du pays (à coupler avec d’autres élections)… Ces idées ne visent pas à régler tous les problèmes d’un coup de baguette magique mais déjà, à proposer aux Français une lueur d’espérance au bout du tunnel.

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