La démocratie à l’épreuve de la grande polarisation par les diplômes<!-- --> | Atlantico.fr
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Le diplôme est devenu un marqueur de division politique et culturelle.
Le diplôme est devenu un marqueur de division politique et culturelle.
©Juan Mabromata / AFP

Formation des citoyens

De nombreuses études en sciences politiques montrent que plus que jamais auparavant le niveau de diplôme détermine le vote mais aussi le rejet des autres catégories sociales.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Aux États-Unis a été forgé le terme "diploma divide", la division -politique et culturelle- par le diplôme. De quoi s'agit-il exactement ? De quelle réalité est-ce le nom en Amérique ?

Vincent Tournier : L’expression « diploma divide » désigne la profonde mutation qui s’est produite dans l’électorat américain : alors que les électeurs les plus diplômés votaient traditionnellement pour la droite (le Parti républicain), les courbes se sont inversées à partir des années 2000. Par exemple, le vote pour Kennedy était deux fois élevé chez les électeurs peu diplômés que chez les électeurs diplômés, mais ce ratio s’est inversé pour Joe Biden. Comme il existe une forte corrélation entre le diplôme et la richesse, cette évolution est parfois résumée par une formule choc : les riches votent à gauche, les pauvres à droite.

Un tel changement semble illogique : pourquoi les pauvres se mettent-ils à voter pour un parti qui ne défend pas leurs intérêts ? Cette situation est d’autant plus étrange que les programmes économiques des deux grands partis n’ont pas changé : le Parti républicain continue d’avoir un programme économique destiné aux riches, et le Parti démocrate continue de défendre un programme qualifié de « progressiste », c’est-à-dire axée sur la redistribution fiscale et la politique sociale. 

Comment peut-on alors expliquer cette évolution paradoxale ?

L’explication généralement retenue est que les électeurs donnent désormais la priorité aux préférences culturelles ou sociétales sur les enjeux matériels. Cette explication marche bien dans le cas des élites diplômées : leurs besoins matériels étant satisfaits, celles-ci attendent désormais que les gouvernements se préoccupent de leurs attentes en termes de valeurs, qui correspondent à ce que l’on appelle le libéralisme culturel, c’est-à-dire en gros les libertés individuelles et le cadre de vie. Du côté des milieux peu diplômés, l’explication est plutôt que ceux-ci sont tellement inquiets face à certains enjeux sociétaux (l’immigration, la criminalité, les mœurs) qu’ils sont prêts à sacrifier leurs intérêts économiques en espérant être au moins protégés physiquement et culturellement, à défaut d’être protégés économiquement.

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A cette explication, il faut cependant ajouter un autre paramètre : la question noire. Aux Etats-Unis, toute proposition de réforme « socialiste » (redistribution des richesses ou avantages sociaux) implique que les Noirs en seront forcément bénéficiaires. Or, ce genre de politique rebute une grande partie des milieux populaires, et ce pour plusieurs raisons : en plus du racisme, qui ne saurait être exclu, il faut ajouter la mauvaise image des Noirs à cause de la criminalité et du radicalisme de Black Lives Matter, mais aussi le fait que les prolétaires blancs se considèrent comme délaissés et dénigrés, ce qui n’est pas totalement faux puisque les Blancs non-hispaniques ont connu la deuxième plus forte baisse de l’espérance de vie après les Amérindiens, notamment à cause de la fameuse crise des opiacées. Leur ressentiment est d’autant plus fort que les Noirs ont comblé une bonne partie de leur retard en matière d’espérance de vie, signe que leur situation s’est beaucoup améliorée. Ces différents clivages sociaux et raciaux expliquent en grande partie la polarisation actuelle aux Etats-Unis, qui prend une tournure extrême. 

A quel point ce phénomène est-il, en France, également valable ? Quels en sont exactement les contours ?

Le contexte européen est évidemment différent du contexte nord-américain, mais il présente quand même certaines similitudes, ce qui explique que le « diploma divide » s’y retrouve également. Cela fait effectivement plusieurs années que les enquêtes attirent notre attention sur la présence d’importants clivages en fonction du niveau d’études. Certes, le diplôme n’efface pas les autres clivages comme l’échelle gauche-droite, la religion ou le niveau de revenu, mais il a pris une grande place. En France, on observe ainsi une polarisation très forte en fonction du diplôme, que ce soit sur le rapport à la politique ou sur les préférences culturelles. Les électeurs diplômés sont demandeurs d’une plus grande participation aux décisions ; ils sont également plus favorables au libéralisme des mœurs, à une politique ouverte en matière d’immigration et à une politique pénale moins répressive.

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Qu'est-ce qui peut expliquer que le diplôme soit devenu à ce point un marqueur de division ?

Les élites cultivées ont toujours présenté des particularités par rapport au reste de la population. Toutefois, le contexte actuel amplifie les divergences. Les traumatismes générés par les grands événements du XXème sièle (les guerres mondiales, la Shoah, la décolonisation) ont conduit les élites à abandonner certaines valeurs (comme le nationalisme ou le virilisme) au profit d’autres valeurs (la tolérance, l’ouverture, l’égalité des sexes, le respect des cultures, la diversité). Une comparaison avec les attitudes des élites du XXème siècle est saisissante : à l’époque, elles n’avaient aucun problème pour affirmer la supériorité de la civilisation occidentale ou pour soutenir des valeurs traditionnelles telles que le patriotisme, le mariage, la peine de mort, le refus de l’avortement, et même l’exclusion des femmes de la citoyenneté. Pensons à la voiture, qui était naguère vue par les élites comme un instrument de liberté et de prestige social, et qui est aujourd’hui regardée comme une aberration et une honte. Cette nouvelle hiérarchie des valeurs se retrouve évidemment véhiculée et transmise par les institutions comme les médias ou l’école, qui fixent quelles sont les idées légitimes et celles qui ne le sont pas.

Un autre facteur conjoncturel est la mondialisation, laquelle a pris son essor à partir des années 1990 sur les décombres de la Guerre froide. La globalisation a eu un double effet en Occident. D’une part elle a recentré les activités économiques sur le secteur tertiaire, ce qui a contribué à renforcer la position sociale des diplômés ; d’autre part elle a changé l’horizon des élites cultivées en leur ouvrant de nouvelles opportunités. Solidement armées de leur bagage culturel, confiantes dans leurs propres capacités, les élites peuvent affronter sans crainte le nouveau monde qui est conçu autour de la mobilité et de l’adaptation. Leurs intérêts coïncident avec ceux des grandes entreprises, lesquelles ont également tout intérêt à ouvrir les frontières et à restreindre le rôle régulateur des Etats.

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C’est évidemment un autre facteur explicatif très important, même si ce n’est pas le plus décisif. Il est clair qu’avec la hausse des effectifs scolaires et universitaires depuis 1945, le poids relatif des différents groupes sociaux a changé. Rappelons par exemple que la France compte aujourd’hui plus de 2,5 millions d’étudiants, contre à peine 300.000 en 1960. La proportion de personnes titulaires du bac ou d’un diplôme du supérieur s’en est trouvée considérablement augmentée, ce qui modifie les rapports de force. Par comparaison, au cours du dernier demi-siècle, la proportion d’ouvriers ou d’artisans a été divisée par deux, et les agriculteurs ont quasiment disparu.

Ces mutations pèsent fortement sur la vie politique. Non contentes de représenter une partie importante de la population, les élites diplômées constituent un groupe qui sait se faire entendre puisqu’il dispose à la fois des ressources intellectuelles pour exprimer ses demandes et des relais auprès des élites dirigeantes pour faire passer ses revendications. Cette situation n’est pas sans effet sur le malaise démocratique actuel. Une partie de la population a le sentiment de ne plus pouvoir peser sur le cours de la société, d’être devenue simple spectatrice. C’est ce que le géographe Christophe Guilluy appelle un sentiment de dépossession, qui n’est pas pour rien dans le déclin de la participation électorale.

Dans quelle mesure ce phénomène est-il alarmant ? Quelles en sont les conséquences politiques et démocratiques ?

Les conséquences politiques sont considérables. En premier lieu, les politiques publiques ont tendance à se caler sur les besoins et les demandes des élites cultivées, essentiellement urbaines, qui s’efforcent d’optimiser leur bien-être, parfois au détriment d’autres groupes sociaux. Les élites réclament ainsi plus de libertés pour elles-mêmes mais elles ont moins de scrupules pour limiter celles des autres, comme le montre de manière aussi caricaturale qu’emblématique le dispositif des ZFE (zones de faible émission). Elles font aussi pression pour laisser les frontières ouvertes ou pour maintenir une politique pénale relativement clémente, notamment avec les étrangers en situation irrégulière, parce qu’elles subissent peu les effets de ces politiques.

En second lieu, le poids démographique des élites diplômées a transformé le système partisan. Il a d’abord rendu caduque le clivage gauche-droite en faisant émerger le phénomène Macron, résultat d’une convergence d’intérêts entre des individus autrefois éloignés sur le plan idéologique mais qui se retrouvent sur de nombreux sujets comme le soutien à l’Europe. L’émergence de ce bloc central a contribué à radicaliser les extrêmes, que ce soit sur la gauche (avec la mise en avant de la question sociale) ou sur la droite (avec la question identitaire). Cette poussée, que l’on qualifie volontiers de populiste, peut être vue comme une réaction face à une dérive élitiste, proche d’une forme de séparatisme. Cette réaction populiste n’est toutefois pas exactement symétrique entre la gauche et la droite. Alors que la gauche radicale bénéficie du soutien d’une partie des élites diplômées, ce qui lui confère une relative légitimité, la droite radicale est en déficit de cadres et de légitimité.

Qu'est-il possible de faire face à ce constat ?

Le « diploma divide » relève un peu de la tectonique des plaques, donc les marges de manœuvre sont forcément limitées. Si l’on veut limiter les risques de fragmentation de la société, un antidote possible consiste à cultiver un sentiment d’appartenance nationale, mais le contexte européen actuel se prête assez mal à un tel programme. A tout le moins, les élites diplômées devraient prendre conscience que leurs valeurs et leurs intérêts ne coïncident pas forcément avec le reste de la population. Les préoccupations écologistes ou féministes sont évidemment des valeurs éminemment respectables, et même précieuses, mais il faut aussi accepter que tout le monde ne soit pas sur la même longueur d’onde, ou que certaines politiques n’ont pas les mêmes effets sur l’ensemble de la société. Vouloir par exemple un monde ouvert est certes un beau projet, mais les gens diplômés ne voient pas qu’ils ont plus que d’autres la possibilité de profiter des bons côtés de cette ouverture tout en se protégeant de ses inconvénients : ils peuvent voyager, se payer des restaurants de toutes origines, côtoyer les élites de tous les pays, accéder aux productions culturelles du monde entier, obtenir des services à bas coûts. En somme, ils ont les avantages du monde actuel tout en transférant les effets indésirables sur les couches sociales inférieures.

A plus long terme, il faudrait envisager de réformer les programmes scolaires en expurgeant ceux-ci de la dimension morale qui a pris beaucoup de place. S’il est normal que les élites fixent les standards en matière d’enseignement, encore faut-il que ces standards soient concentrés sur la culture et le savoir, non les valeurs morales. On s’étonne par exemple ces jours-ci que des militants écologistes utilisent des méthodes de protestation radicales, alors que ces jeunes ont baigné depuis leur plus tendre enfance dans un discours radical et pessimiste sur l’écologie qui a préparé et justifié leur engagement. De même, on s’étonne des délires actuels sur la théorie du genre ou sur l’écriture inclusive, mais cela fait des années que l’école et l’université préparent les esprits à toutes ces dérives.

Il est évidemment inévitable, et c’est même souhaitable, que l’école diffuse une certaine morale, mais cette morale ne doit pas devenir excessive. L’école est un bien public et, à ce titre, elle ne doit pas être mise au service idéologique d’une classe sociale.

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