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L’exil fiscal : le stade ultime de la sécession et de la déconnexion des élites
©LAURIE DIEFFEMBACQ / BELGA / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Fourquet publie "L’Archipel français" aux éditions du Seuil. En quelques décennies, tout a changé. La France, à l'heure des Gilets jaunes, n'a plus rien à voir avec cette nation soudée par l'attachement de tous aux valeurs d'une république une et indivisible. La France connaît un effet d'" archipelisation" de la société tout entière. Extrait 1/2.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Le processus de séparatisme social à l’œuvre dans les catégories les plus favorisées conduit, on l’a vu, au développement d’un entre‑soi et à une déconnexion croissante d’avec le reste de la population. Il se traduit également par le fait que le sentiment de solidarité, mais aussi de responsabilité à l’égard de l’ensemble de la société – qui incombe traditionnellement aux élites, « noblesse oblige » – s’étiole progressivement. C’est ainsi que de nombreux membres des catégories les plus favorisées éprouvent aujourd’hui davantage d’affinités avec les « privilégiés » issus des pays voisins qu’avec leurs concitoyens plus modestes. Et de fait, pour une partie de l’élite sociale, le cadre national est aujourd’hui obsolète et le lien au pays n’est plus aussi fondamental qu’il l’était autrefois. 

C’est dans ce contexte que l’on peut analyser la très forte aug‑ mentation du nombre d’expatriations. Ce phénomène, plutôt tardif en France par rapport à ce que l’on a observé en Grande‑Bretagne ou en Allemagne, par exemple, est bien sûr lié à la mondialisation et à l’ouverture progressive de notre économie. Et puis il est vrai que nombre d’expatriés français finiront par revenir en France. En outre, ils ne se recrutent pas uniquement dans les milieux les plus aisés : nombre de jeunes travaillant dans le secteur de la restauration, par exemple, sont ainsi partis tenter leur chance à l’étranger. Toutefois, le profil des expatriés fait ressortir une très nette surreprésentation des plus diplômés : en 2013, 41 % de nouveaux expatriés étaient titulaires d’un master et 12 % d’un doctorat. 

L’attrait pour un environnement économique et fiscal plus avanta‑ geux semble être, pour les catégories favorisées, un puissant moteur incitant à l’expatriation. On constate ainsi que, dans un contexte géné‑ ral de forte hausse de l’expatriation de nos concitoyens depuis le début des années 2000, le nombre de Français immatriculés dans des consulats situés en Suisse, au Luxembourg ou en Grande‑Bretagne a littéralement explosé. Alors que le nombre total d’expatriés français dans le monde est passé d’une base 100 en 1985 à 217 trente ans plus tard, cet indice atteint respectivement 282 en Suisse, 337 en Grande‑Bretagne et 352 au Luxembourg, pays réputés pour leur environnement fiscal clément.

Si le nombre d’expatriés français en Belgique a évolué au même rythme que l’expatriation française au plan mondial, la composante aisée de cette communauté française, partie s’installer de l’autre côté de la frontière pour des raisons économiques et fiscales, pèse significativement. D’après une étude du consulat général de France à Bruxelles, les communes belges comprenant le plus de Français en 2015 étaient les très huppées Uccle (8 715 ressortissants français) et Ixelles (8 163). De la même façon, en janvier 2018, un article du Point indiquait que, sous le quinquennat de François Hollande, la population française à Uccle avait augmenté de 18 %, ce qui correspond à 1 247 inscrits supplémentaires depuis 2012. Quelques années plus tôt, la presse belge (L’Écho) avait réalisé une enquête montrant que 20 des 100 plus grosses fortunes françaises résideraient ou auraient placé une partie importante de leurs avoirs en Belgique. Si des stars comme Gérard Depardieu ou l’animateur de télévision Arthur figurent sur cette liste prestigieuse, on y retrouve également le nom de plusieurs capitaines d’industrie. C’est le cas de Bernard Arnault, dirigeant de LVMH, de la famille Besnier (propriétaire du groupe Lactalis), de la famille Hériard‑Dubreuil (groupe Rémy‑Cointreau), de Laurent Burelle, PDG de Plastic Omnium, de Paul‑Georges Despature, l’un des héritiers du groupe Damart, de Frédéric Gervoson (groupe Andros) ainsi que de nombreux membres de la famille Mulliez (Auchan et la galaxie d’enseignes spécialisées gravitant autour : Decathlon, Leroy Merlin, Kiabi, Norauto, etc.). Les descendants de la célèbre famille du Nord ont notamment élu résidence dans la commune de Néchin (où Gérard Depardieu posa également ses valises), dont l’une des rues (la rue de la Reine Astrid) est communément appelée la « rue Mulliez », ce qui renseigne sur la forte concentration de ce patronyme sur les boîtes aux lettres du secteur… 

On le voit, toute une partie des dirigeants et des propriétaires des grandes entreprises françaises ont fait le choix de la Belgique. Compte tenu du pedigree de ces exilés fiscaux, on pourrait penser que le phénomène ne concerne que d’anciennes « dynasties » et autres représentants de l’économie traditionnelle. Or il n’en est rien. Le choix de l’expatriation fiscale est largement partagé aussi dans la nouvelle économie, comme en témoigne, par exemple, la présence sur la liste dressée par la presse belge des frères Martin, dirigeants d’Eurofins Scientific, leader mondial de la bioanalyse, ou bien encore de Denis Payre, patron de Business Objects. On retrouve le même phénomène en Suisse, où, selon le magazine Bilan, 49 exilés fiscaux français feraient partie des 300 personnalités les plus riches vivant en Suisse. Sur cette liste prestigieuse, on relève la présence de la famille Wertheimer (groupe Chanel), de la famille Bich (groupe Bic), de Jean‑Louis David, fondateur des salons de coiffure du même nom, des membres de la famille Ducros, Roger Zannier (Kookaï, Z, Kenzo, Oxbow, etc.), mais aussi de Patrick Drahi, propriétaire entre autre de SFR, de L’Express et de Libération.

Ces noms sont ceux des visages les plus connus, mais il ne faudrait pas en oublier pour autant que le développement de l’exode fiscal concerne de nombreux « anonymes », issus de la fraction la plus favorisée de la population. Si l’on considère l’indicateur du nombre de contribuables assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) s’expatriant chaque année, on observe clairement le phénomène. De moins de 400 individus par an jusqu’au début des années 2000, on est passé assez vite à 600 départs par an, puis de 700 à 800 depuis près de dix ans. Le bouclier fiscal instauré en 2006 (puis supprimé en 2011) n’a joué qu’à la marge. On a là affaire à un phénomène profond. Il constitue une illustration paroxystique de ce séparatisme social qui s’est développé depuis une trentaine d’années au sein des couches les plus favorisées de la population française.

Extrait de "L’Archipel français", de Jérôme Fourquet, publié aux éditions du Seuil. 

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