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L'année 2023 sera pire que prévue en Allemagne
L'année 2023 sera pire que prévue en Allemagne
©PHOTO AFP

Décisions

Les choix faits en matière de transition énergétique comme en termes d’alliance géopolitiques ont déjà plongé le pays dans une profonde crise économique. Et la politique économique suivie par Berlin va parachever le désastre…

Eric Dor

Eric Dor

Eric Dor est directeur des études économiques à l'IESEG.

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Atlantico : L'année 2023 sera pire que prévue en Allemagne. Les cinq principaux instituts économiques du pays anticipent désormais un recul du PIB de 0,6 % cette année. Comment se porte vraiment l’économie allemande actuellement ? Faut-il craindre le spectre de la récession ? 

Eric Dor : Contrairement aux autres pays de la zone euro qui ont réussi à garder une croissance très légère, l’Allemagne aura été en récession pour l’ensemble de 2023 d’après tous les organismes spécialisés. Les exportations diminuent, l’investissement résidentiel se réduit. La production industrielle baisse fortement et est inférieure à ce qu’elle était avant les crises récentes successives.

Par contre le taux de chômage reste extrêmement bas, à 2,9%, une des meilleures performances de l’Union Européenne. Cette récession est donc assez aisée à gérer socialement.

La cour de Karlsruhe a ordonné la suppression de 60 milliards d’euros de crédits. En récession, les dépenses publiques allemandes seront donc réduites de 60 milliards. Pourquoi l'Allemagne ne veut pas de plan de relance alors que son économie va mal ?

L'Allemagne avait considéré adéquat d'inscrire sur la loi fondamentale une règle de frein à l'endettement qui limite le déficit public autorisé à 0,35% du produit intérieur brut. C'était cohérent avec la préoccupation bien connue de l'Allemagne pour une gestion prudente des finances publiques. Lors de la crise exceptionnelle des confinements, une clause d'exemption avait toutefois été activée pour s'en libérer temporairement. Cela avait permis de voter des crédits exceptionnels pour financer des mesures qui amoindriraient les effets récessifs de ces contraintes sur l'activité. Cette situation a toutefois été moins longue que ce qui avait été craint initialement et une partie de ces crédits a été inutilisée. D'où le souhait du gouvernement allemand de réaffecter ces crédits à un fonds spécial pour financer la transition écologique liée à la lutte contre le réchauffement climatique. La Cour de Karlsruhe a estimé que cette réorientation des crédits est illégale. Cette affaire illustre bien les risques encourus par l'Allemagne pour s'être contrainte à ce point.  D'un côté, contraindre les gouvernments à une gestion rigoureuse a permis au pays d'avoir une dette publique réduite, et donc d'avoir les moyens de financer de fortes augmentations de dépenses pour affronter des situations exceptionnelles, comme les conséquences de la crise énergétique. Mais cette possibilité est difficile à appliquer pratiquement aussi longtemps que les contraintes du frein à l'endettement persistent. Surtout, l'Allemagne s'est toujours libérée partiellement des contraintes qui limitent son déficit budgétaire autorisé par le recours à des fonds spéciaux. Cette politique est compromise si la Cour étend les contraintes du frein à l'endettement à ces fonds spéciaux. Or la hausse des prix de l'énergie menace la compétitivité de l'industrie allemande et de gros investissements sont nécessaires.

Face à ce constat, Berlin annonce encore plus d’austérité et moins d’investissements publics … Dans quelle mesure ces réponses vont-elles aggraver le problème existant ?

Le gouvernement allemand, qui reflète l’opinion majoritaire de la population du pays, est très réticent à laisser filer le déficit budgétaire et la dette publique. Dès lors, suite à la réduction des recettes fiscales causée par la baisse de l’activité, le gouvernement réagit en freinant les dépenses publiques. Bien sûr cela augmente la diminution de la demande intérieure et aggrave donc la récession. Mais les dirigeants allemands considèrent que ce sont des dégâts à court terme nécessaires pour assurer la prospérité et la croissance ultérieures. Même la Bundesbank, banque centrale nationale, a affirmé que la récession est une partie de la solution pour diminuer l’inflation. Les pays très endettés de la zone euro critiquent évidemment cette approche, surtout qu’ils comptent sur la demande allemande pour relancer leur propre activité, à défaut de moyens pour réaliser eux-mêmes une expansion budgétaire.

Les pays dépensiers et surendettés de la zone euro oublient quand même que la prudence budgétaire allemande leur a beaucoup bénéficié. En effet c’est l’endettement réduit de l’Allemagne et quelques autres pays qui a permis la solidarité européenne à leur égard, en garantissant la solvabilité de l’ensemble de la zone. C’est ce qui a permis au MES et au FESF pour les plans de sauvetage, et puis à l’UE pour le programme de relance NGEU, d’emprunter solidairement à taux réduit de quoi prêter aux pays surendettés ou leur accorder des subventions.

Toutefois le vrai problème que pose l’austérité budgétaire pour l’Allemagne est qu’elle conduit à encore reporter les investissements publics nécessaires. L’Allemagne a sous investi et cela commence à détériorer la compétitivité hors coût des entreprises nationales. L’Allemagne doit absolument réinvestir massivement, par exemple dans les routes, les ponts et le numérique.

Dans quelle mesure le modèle allemand, fondé sur le commerce extérieur et sur une faible consommation intérieure, renforce le malaise actuel ? 

L’Allemagne est très spécialisée sur la production des produits industriels dont la demande internationale est très cyclique, comme les machines outils, l’automobile ou la chimie. L’activité de l’industrie allemande est donc très exposée au cycle international des affaires. C’est très en faveur de la croissance allemande lorsque la demande internationale est porteuse. Mais évidemment, l’activité de l’Allemagne se réduit fortement au cours des périodes pendant lesquelles la demande internationale se contracte. C’est ce qui se passe depuis un certain temps avec la récession de l’industrie aux Etats Unis et la réduction de la demande originaire de Chine. Une grande partie de la baisse d’activité qui a lieu pour le moment est donc d’origine conjoncturelle. Il est bien possible que la production industrielle de l’Allemagne se retournera bientôt à la hausse lorsque qu’il y aura un rebond de la demande internationale d’importations.

En ce qui concerne la consommation intérieure, la réputation de sobriété de l’Allemagne est souvent exagérée, sûrement à cause de l’impression laissée par la modération salariale et le recours partiel à certaines formes précaires de contrats de travail. En réalité, entre 2010 et 2022, la consommation réelle des ménages par résident a augmenté bien mieux qu’en zone euro considérée globalement, et que par exemple en France, Italie ou Espagne.

Transition énergétique mal pensée, dépendance au gaz russe… L’Allemagne subit-elle aujourd’hui le contrecoup de vingt ans de choix politiques ? Berlin paye-t-il sa stratégie de cavalier solitaire en Europe ? 

La stratégie énergétique décidée par l’Allemagne a été très risquée pour un pays avec une spécialisation productive très concentrée sur l’industrie. L’Allemagne a choisi d’abandonner complètement le nucléaire qui était une source d’énergie peu coûteuse, lui conférait une indépendance d’approvisionnement, et pouvait accompagner utilement le déploiement accéléré des sources d’énergie renouvelables car il aurait permis une production d’appoint pour gérer leur intermittence. A la place elle s’est rendue extrêmement dépendante des importations de gaz russe, certes bon marché mais qui exposait le pays à des risques géopolitiques difficiles à maîtriser. 

Le résultat est une perte certaine de compétitivité de l’Allemagne comparée aux pays qui ont une énergie moins coûteuse, comme les Etats Unis ou la Chine. Il va être très difficile pour l’Allemagne de garder les parties extrêmement consommatrices d’énergie de son industrie. 

Le miracle économique de l’Allemagne est-il désormais en train de devenir le malaise de l’Europe ? Quelles peuvent être les conséquences futures pour l’Union Européenne ?

Pour préoccupante qu’elle soit, la situation contemporaine de l’Allemagne est quand même moins grave que les difficultés qu’elle rencontrait il y a déjà de longues années lorsqu’elle avait été qualifiée de pays à problèmes de l’Europe. A l’époque la réunification avait entraîné de fortes hausses de salaires et de gros coûts budgétaires que le gouvernement avait voulu compenser par une forte augmentation des charges sur le travail. Le coût du travail avait donc trop augmenté et induit les entreprises allemandes à délocaliser une partie de leur production à l’étranger plutôt que de créer des emplois localement. Les recettes de l’Etat s’en trouvaient réduites alors que les dépenses de chômage augmentaient, ce qui a produit des déficits budgétaires excessifs. En réaction l’Allemagne a réalisé des réformes structurelles avec de moindres allocations de chômage, de la modération salariale et une flexibilité des heures de travail. L’emploi s’est vite amélioré, ce qui a permis d’équilibrer le budget et puis même de dégager des excédents.

Maintenant l’Allemagne subit surtout la dégradation de la demande internationale parce qu’elle est très exposée au cycle global. Mais à part la question énergétique, la situation structurelle de l’Allemagne reste solide. Son taux d’emploi est très supérieur à la moyenne de la zone euro, et elle dispose toujours d’un tissu exceptionnellement riche de PME très innovantes soutenues par un système très performant d’apprentissage et formation professionnelle. 

Les problèmes structurels de l’Allemagne, comme les difficultés et les coûts de la transition énergétique, ainsi que la pénurie de main d’œuvre qualifiée, pénalisent également la plupart des autres pays européens. Mais comme l’Allemagne est un moteur de la zone euro, et son ancrage de stabilité financière, il est capital que ce pays puisse vite retrouver une croissance suffisante.

In fine, les piliers de l’économie allemande s’effondrent … Mais jusqu'où ? Reste-il une marge de manœuvre à Berlin pour tenter de sauver son économie ?

La question doit être abordée de manière très nuancée. Une petite partie de l’industrie allemande, comprenant les entreprises très consommatrices d’énergie, est réellement soumise à un risque de délocalisation à cause d’un coût de l’énergie trop supérieur à celui de certains pays concurrents hors d’Europe. Mais des pans entiers de l’industrie de l’Allemagne restent performants et bénéficient d’une grande expertise. Il est très possible que, comme à l’accoutumée, les PME industrielles allemandes réussissent à encore innover et trouver des solutions technologiques aux défis des exigences de sobriété énergétique. La demande chinoise pour les exportations allemandes risque bien d’être moins forte pour longtemps, car les autorités du pays privilégient une politique dirigiste et protectionniste qui peut réduire la croissance potentielle, le vieillissement de la population freine la consommation et les politiques passées de stimulation ont conduit au surendettement. Toutefois 93% des exportations de l’Allemagne sont dirigées vers d’autres partenaires commerciaux que la Chine, et certains sont en forte croissance. Les craintes de problèmes géopolitiques croissants conduisent d’ailleurs les multinationales occidentales à diversifier leurs approvisionnements et localiser une partie de leurs productions ailleurs qu’en Chine. La forte demande d’équipements des autres pays qui s’industrialisent ainsi peut bientôt susciter une forte reprise de la demande de machines adressée à l’Allemagne.

La demande locale est aussi susceptible de se retourner bientôt à la hausse en Allemagne, car les salaires continuent à augmenter alors que l’inflation se réduit. Si l’Allemagne procède à des réformes utiles, et que son industrie innove, l’activité du pays pourrait encore surprendre avec détermination.

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