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Je pense donc je suis… un esclave de mes déterminismes : vers la fin du libre arbitre ?
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Tous irresponsables ?

Plus les neurosciences avancent dans leurs connaissances des mécanismes du cerveau, plus notre libre arbitre est remis en cause. Des avancées qui ne sont pas toutes bonnes à savoir.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Jacques Roques

Jacques Roques

Psychanalyste et psychothérapeute, Jacques Roques inclut dans sa pratique plusieurs disciplines (hypnose, psychodrame, systémique...). Il découvre l'EMDR en 1994, varchar(50) de sa formation, co-fondateur d’EMDR France (avec David Servan-Schreiber et Michel Silvestre).

Il est notamment l'auteur de "Essai d'anatomie psychique basé sur les neurosciences" de "Psychoneurobiologie - Fondement et prolongements de l'EMDR". – BoD – 2015 ; "EMDR : Une révolution thérapeutique", 2016, Edition Desclée de Brouwer ; et de "L' EMDR", Collection: Que sais-je ?, 2016.

 

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Atlantico : Plusieurs études récentes (voir ici) tendent à démontrer que nous n'avons pas réellement de libre arbitre. Pouvez-vous nous expliquer précisément comment ont été menées ces études et en quoi elles ont consisté ?

Jacques Roques (extrait de son nouveau livre "Essai d'anatomie psychique basé sur les neurosciences" de "Psychoneurobiologie - Fondement et prolongements de l'EMDR) : Les études les plus récentes remettant en cause la notion de libre-arbitre sont celles qui ont réussi à prouver que des adultes ordinaires sont devenus des meurtriers ou des pédophiles après avoir développé une tumeur au cerveau.

Il est aussi question d'études plus anciennes qui ont démontré que l’inconscient a un aspect purement mécanique, tel par exemple celui mis en évidence par Benjamin Libet en 1973[1], puis en 1982 (l’expérience a été reprise et vérifiée de nombreuses fois par la suite). Rappelons que Benjamin Libet a reçu en 2003 le "prix Nobel virtuel de psychologie" de l'université de Klagenfurt, "pour ses résultats dans le domaine de la conscience, l'initiation de l'action, et le libre arbitre". Il a démontré après Carl Gustav Jung en 1904, mais d’une manière et dans un but différents, qu’entre un stimulus et sa conscience, puis ensuite une prise de décision motrice, un temps notable allant jusqu'à 500 millisecondes pouvait s’écouler. En somme, inconscient est simplement à entendre comme non-conscient. Quand nous prenons une décision, notre cerveau génère un signal dont nous n’avons pas conscience, mais qui conduit à l’opération mentale consciente de prise de décision quelque 500 millisecondes plus tard. Au moment où nous avons conscience de prendre la décision, il y a déjà 0,5 seconde qu’une activité cérébrale détectable par des appareils appropriés (IRM, imagerie par résonance magnétique, par exemple) a été impulsée ! Ce n’est pas notre "moi" conscient qui décide ex cathedra, c’est notre cerveau qui, sans que nous ne le sachions, lui envoie des signaux bien avant (500 msec, en temps neurologique, c’est un laps considérable !) qu’il les reçoive en toute conscience, croyant de ce fait prendre une décision par lui-même de toute pièce. Ce qui implique, note le scientifique, que "le libre arbitre, s’il existe, n’initierait pas les actes volontaires".

Dans quelle mesure l'avancée de la recherche en neurosciences remet-elle en cause la notion même de libre arbitre ?

Jacques Roques (extrait de son nouveau livre "Essai d'anatomie psychique basé sur les neurosciences" de "Psychoneurobiologie - Fondement et prolongements de l'EMDR): Personnellement, je pense que nos réactions par rapport à l’environnement, jusque dans leurs plus petits détails, sont strictement déterminées par notre histoire, les inscriptions qui se sont faites durant tout notre parcours de vie et bien sûr les circonstances extérieures qui les réactivent. Je sais que cette présentation se heurte à nos idéaux de liberté et surtout de libre-arbitre, mais l’étude du fonctionnement neuropsychique conduit à cette évidence qu’en fonction des stimuli reçus nous serons amenés à penser et/ou à agir d’une façon ou d’une autre, automatiquement en raison de notre trajectoire existentielle. C'est dire le poids de l’entourage, de la société, de ses modèles et de ses idéaux, ainsi que des moyens de communication qui nous stimulent en permanence. Il n’existe de sujet qu’assujetti. Le sentiment de liberté existe, à n’en pas douter. Il ne tient qu’en fonction de l’ignorance qu’a la marionnette du marionnettiste et des ficelles internes et externes qu’il tire en elle.

A moins de persister à croire en la génération spontanée, 150 ans environ après sa réfutation par Louis Pasteur, il faut bien se rendre à l’évidence scientifique d’un déterminisme absolu. En cela, je rejoins volontiers la position de Jean-Pierre Changeux[2] qui déjà en 1983 affirmait "[…] toute activité mentale, quelle qu’elle soit, réflexion ou décision, émotion ou sentiment, conscience de soi, […] est déterminée par l’ensemble des influx nerveux circulant dans des ensembles définis de cellules nerveuses, en réponse ou non à des signaux extérieurs. J’irai même plus loin en disant qu’elle n’est que cela". Qu’elle ne soit que cela, d’un point de vue psychoneurologique, est irréfutable.

Pourtant, je ne soutiens son opinion que pour partie parce qu’il ne faut pas oublier l’arbre, l’arbre de vie, dont nous parlions dans le sous-chapitre Construction du "Moi" et qui, par-delà son atome porteur, rappelle l’humanité, la vie toute entière.

La conscience, étincelle de "clairvoyance", en effet forcément individuelle et qui ne peut rester qu’individuelle, tant que son contenu n’est pas partagé ; la conscience dépendante de l’état psychoneurobiologique de son seul sujet, s’inscrit et s’exprime dans un ensemble, celui de l’humanité, celui du vivant, celui de l’univers physique. Tout ce que nous vivons se manifeste dans le monde extérieur, soit la plupart du temps d’une manière subliminale comme le fait de respirer plus ou moins vite, d’avoir plus ou moins chaud, d’avoir une idée qui passe par la tête et disparaît aussitôt ; soit émerge de façon sensible comme pour ce qui relève d’un déplacement, du travail, d’un propos, de toute activité.

Ce n’est pas parce qu'on ne voit pas les choses que leur impact est infinitésimal, qu’elles n’existent pas et restent sans effet[3]. Et de ce point de vue-là, je me rapprocherai de C. G. Jung, de sa conception d’un inconscient collectif et surtout de ses travaux avec le physicien Wolfgang Pauli à propos de la notion de synchronicité[4], qui renvoient à la mécanique quantique. Bien qu’ayant déjà un peu réfléchi à la question passionnante de la désintrication quantique qui sous-tend l’émergence spatio-temporelle en ce monde, d’un sujet indivis, je ne m’engagerai pas davantage dans cette voie, afin de ne pas trop m’éloigner du propos initial de l’ouvrage.

La notion d’un déterminisme absolu, contrairement aux apparences et aux logomachies séculaires qu’elle a engendrées, ne s’oppose pas du tout à celle du libre-arbitre originellement chère à Saint Augustin, exprimée aussi bien par le croyant que par le philosophe (cf. l’affirmation sartrienne aussi tonitruante que naïve, d’une liberté humaine absolue). Sartre, auquel je préfère carrément un Voltaire assurant par la bouche philosophissime de Pangloss[5] "la liberté peut subsister avec la nécessité absolue" ou encore Spinoza pour qui le libre arbitre résulte de l’ignorance des causes qui déterminent nos actions. Il ne peut et il ne pourra jamais en être autrement. L’homme navigue librement sur l’océan qui le porte. Il est maître de sa route, il ne l’est ni des flots, ni des vents. Pour être un jour un homo sapiens, la connaissance doit être acquise, mais elle est pareille à la mer, la mer, toujours recommencée[6], comme le scandait Valéry. Qui peut prédire ce que sera la vague ? Et pourtant oui, le libre arbitre existe, n’en doutons pas, mais ce n’est qu’un épiphénomène.

Je citerai encore J.P. Changeux : "les conduites humaines paraissent échapper au déterminisme simplement parce qu'on n’en connaît pas les mécanismes internes". Mais attention à l’illusion de la prédictibilité du démon de Laplace qu’on présente abusivement comme corollaire du déterminisme. Le déterminisme absolu dont je parle n’est en rien accessible à partir de la connaissance de ses rouages. Connaître des données à l’instant "T" ne donne en aucun cas l’assurance de pouvoir prédire l’instant suivant[7]. L’ignorance des causes profondes qui nous déterminent est indépassable. L’homme n’est qu’un atome. La partie ne peut connaître le tout. La carte ne sera jamais le territoire. Avoir connaissance du tout constituerait un paradoxe, puisque ce savoir omni et autoscient serait attaché au réseau de mémoires infini d’un être infini. Il modifierait toute pensée en profondeur en raison des mécanismes non conscients qui préparent, comme nous l’avons vu, l’émergence de la conscience. Si parole oraculaire il y a, elle ne peut exprimer l’avenir d’un moment que pour un sujet : individu (Œdipe), ville (Troie). Elle ne résulte ni de la connaissance, ni de la réflexion, mais d’une communion, celle de l’oracle avec la nature.

Eric Deschavanne : Les nouvelles avancées de la science ne remettent ni plus ni moins en cause la notion de libre arbitre que celles qui ont précédées et que celles qui suivront. La science postule le déterminisme. Elle ne peut faire autrement : pour le dire simplement, quand on veut expliquer, il faut postuler que tout est explicable. La science postule l'omniscience afin de s'en approcher, elle ambitionne pour ainsi dire de se placer du point de vue de Dieu pour appréhender l'ordre du monde. Elle postule que "Dieu ne joue pas aux dés", qu'il n'y a d'indétermination que du point de vue de l'ignorant et que le progrès de connaissance induit nécessairement celui de la conscience du déterminisme. Il faut avoir cela à l'esprit pour comprendre pourquoi le savant incline spontanément à adhérer à la thèse philosophique du déterminisme. Car il s'agit bien d'une thèse philosophique, ou plus exactement "métaphysique", c'est-à-dire d'une thèse indémontrable par les voies de la science de la nature.

Pour défendre la thèse du déterminisme, il faut en effet se placer du point de vue d'un savoir que la science ne possède pas encore et qu'elle ne possedera jamais, du point de vue de cette omniscience qu'elle anticipe nécessairement mais qu'elle n'atteindra jamais. Si nous pouvions connaître toutes les lois de la nature, de la génétique, du fonctionnement du cerveau, de l'interaction entre l'organisme et son environnement, etc., nous explique-t-on, alors, nous saurions que nous sommes pas libres. En effet ! Mais avec des "si", on mettrait Dieu en bouteille ! En vérité, la science ne peut démontrer ni le déterminisme, ni la liberté. Prouver scientifiquement la liberté est impossible, puisque, par définition, l'hypothèse de la liberté contredit le postulat déterministe des sciences : une volonté libre est une cause qui ne s'explique pas par une cause antécédente et déterminante. Rousseau et Kant en avaient déjà parfaitement conscience : la liberté, affirmaient-ils, est nécessairement un mystère, une qualité métaphysique que la science ne peut expliquer. Mais prouver le déterminisme est également impossible puisqu'il faudrait pour cela pouvoir se placer du point de vue de la science achevée.


La croyance au libre arbitre ne peut pas disparaître dans la mesure où elle est au fondement de nos jugements de valeur, de la morale et du droit. La liberté est le postulat de la morale et du droit comme le déterminisme est celui de la science : c'est une idée nécessaire, dont il est impossible de se passer. Éliminer le libre arbitre signifierait éliminer l'idée de responsabilité dans les esprits et dans les moeurs. La critique du libre arbitre n'est pas nouvelle. Spinoza a dit à ce sujet l'essentiel : la croyance au libre arbitre est une illusion de la conscience fondée sur l'ignorance des causes qui nous déterminent.  Du point de vue scientifique, il est toujours légitime de penser que nous ne sommes pas libres mais au contraire déterminés par des causes dont nous n'avons pas encore conscience, que nous ignorons et qu'il nous faut découvrir. Toutes les fois que la science dévoile l'existence d'un déterminisme, le crédit de la critique spinoziste du libre arbitre apparaît ainsi renforcé. Il est du reste parfaitement vrai que nous ne pouvons pas "connaître" notre liberté au sens de la connaissance scientifique. Et pourtant, il est également vrai que nous ne pouvons sans mauvaise foi, comme disait Sartre, ignorer notre liberté. Le "savoir" de la liberté n'est toutefois pas d'ordre scientifique : il est fondé sur l'autoréflexion. 

Prenons une situation quelconque qui pose la question de la responsabilité morale : vous trouvez dans la rue un portefeuille rempli d'argent et qui contient également les papiers du propriétaire, de sorte que vous pourriez aisément le retrouver; vous êtes dans la situation du Gygès de Platon, conscient de l'impunité conférée par un anneau doté du pouvoir de rendre invisible : vous savez que vous pouvez garder l'argent et reposer le portefeuille sans que personne ne vous voit ni ne vous juge. Vous pouvez donc garder l'argent impunément ou bien le restituer à son légitime propriétaire. Vous êtes en situation de choisir entre égoïsme et altruisme. Vous avez le choix, vous savez que vous avez le choix et vous vous reconnaissez par conséquent pleinement responsable de ce choix. Vous "connaissez" votre liberté. Pas au sens scientifique : d'un point de vue scientifique, je peux faire l'hypothèse que je décide sous l'effet d'un double déterminisme, celui de l'égoïsme naturel, d'une part, et celui du l'éducation morale que j'ai reçue d'autre part; je peux faire l'hypothèse que ma décision sera l'effet du déterminisme le plus puissant. Il n'en demeure pas moins qu'il faut choisir, que la situation impose la nécessité de choisir et donc l'idée de liberté. Le fait de savoir qu'il existe un déterminisme ne vous décharge pas de votre responsabilité, parce qu'il est tout simplement impossible d'échapper à la nécessité de choisir. Vous êtres contraint de penser votre action en postulant la liberté. Il faudrait, pour qu'il en soit autrement, être dépourvu de conscience. Il faudrait pour cela, comme dirait Sartre, être une pierre ou un cendrier. Ou un simple animal. Ce que nous ne sommes pas.

Deux expériences (voir ici) ont par ailleurs démontré que les personnes persuadées de ne pas avoir de libre arbitre sont moins créatives, moins productives, moins disposées à apprendre de leurs erreurs que le groupe de personnes à qui l'on a expliqué qu'elles avaient un libre-arbitre. En quoi consistaient ces expériences et comment s'explique ce phénomène ?

Jacques Roques : Ces deux expériences ont démontré que sur deux groupes, les personnes que l'on a persuadé de ne pas avoir de libre-arbitre sont moins créatives, moins productives, moins disposées à apprendre de leurs erreurs, moins altruistes que le groupe de personnes à qui l'on a expliqué qu'elles avaient un libre-arbitre.

Ces réactions s'expliquent à mon avis tout simplement par la perte de confiance en soi. Si des scientifiques nous expliquent que tout est déjà déterminé à l'avance, cela sape notre confiance en nos capacités à réaliser les choses par nous-mêmes.

Cette remise en cause du libre arbitre par les avancées scientifiques des neurosciences n'est-elle finalement pas dangereuse pour nos sociétés ? Dans quelle mesure déresponsabilise-t-elle l'individu et quels problèmes cela est-il susceptible de poser (dans le cadre de la justice notamment) ? Ce débat devrait-il rester cantonné au champ de la communauté scientifique ?

Jacques Roques : Les deux cas juridiques démontrent à quel point un débat qui était jusqu'ici uniquement cantonné à la sphère scientifique est en train de pénétrer la société civile. De plus en plus d'avocats s'appuient sur des études neurobiologiques pour innocenter leur client. Dans certains cas, comme dans les cas de pédophilie, il me semble que cette évolution va dans le bon sens, car il est désormais reconnu qu'il ne sert à rien d'envoyer un pédophile en prison. Ce sont des personnes qui ont des dysfonctionnements biologiques, auxquels il faut remédier par des moyens médicaux. Dans d'autres cas bien sûr, la mesure de la responsabilité est très ténue, et risque de poser de plus en plus de problème aux juges, qui peinent à savoir comment se positionner face à la science qui découvre de plus en plus de déterminismes biologiques.

Eric Deschavanne : Il convient d'abord de distinguer la science et le scientisme. Les avancées scientifiques favorisent la diffusion d'une idéologie scientiste selon laquelle l'être humain est de part en part déterminé et la liberté n'existe pas. Il ne s'agit cependant là plus de science mais de croyance idéologique. Le risque est en effet que se propage l'idée que le mal n'existe pas, puisque, du point de vue du déterminisme, le mal, c'est-à-dire la mauvaise intention d'une volonté libre, ne saurait avoir d'existence. Si nous en étions pleinement et collectivement convaincus, il nous faudrait considérer que nul n'est responsable des nuisances qu'il inflige à autrui, pas davantage du reste que des bienfaits qu'il leur apporte. Je crois toutefois qu'il s'agit d'une tentation ou d'une inclination idéologique à laquelle nous demeurons "libres" de résister, et qui n'a donc pas un caractère de fatalité.

Les penseurs déterministes les plus subtils, qui ont conscience des vertus de la croyance au libre arbitre, estiment que nous sommes pour ainsi dire déterminés à croire que nous sommes libres, et admettent volontiers que le sentiment du libre arbitre responsabilise les hommes et conditionnent leurs jugements moraux et la moralité de leurs actions. Ils peuvent en conséquence considérer que la morale et la liberté sont des illusions de la conscience, tout en jugeant ces illusions nécessaires à la vie en société. De ce type de raisonnements se déduit un dilemme : faut-il par prudence justifier le "beau mensonge" - ou l'utile dissimulation – consistant à laisser le bon peuple continuer à croire au libre arbitre, tout en réservant le secret de la connaissance à la communauté scientifique, ou bien faut-il, au nom de la diffusion des Lumières et de la confiance dans la capacité de l'humanité à tirer le meilleur parti de la connaissance, "révéler" aux hommes la mauvaise nouvelle, la mort du libre arbitre et, avec lui, celle du Bien et du Mal ?  La question est toutefois purement théorique, dans la mesure où, dans une société libre et démocratique, la nouvelle ne peut manquer d'être divulguée et de circuler jusqu'à atteindre les esprits les moins préparés à la recevoir. On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre : prétendre démontrer que le libre arbitre n'est qu'une illusion tout en  espérant pouvoir le conserver en tant que préjugé crédible socialement utile.

Une autre option, plus conforme à l'idéal des Lumières et du Progrès, consiste à se réjouir de voir la société enfin débarrassée de la superstition du libre arbitre et de la morale. On peut en effet adopter le point de vue nietzschéen au regard duquel la morale et la justice punitive ne sont que des survivances de l'esprit de vengeance entretenues par le préjugé en faveur du libre arbitre. Auquel cas la diffusion de la conscience du déterminisme à la lumière des avancées scientifiques apparaît comme un progrès conduisant à promouvoir un traitement authentiquement rationnel des déviances sociales. Comme le soulignait le philosophe Bertrand Russell, "personne ne traite une automobile aussi stupidement qu'on traite un être humain": quand celle-ci n'avance plus, on ne lui dit pas qu'elle est méchante, on n'organise pas un procès pour la juger et évaluer son degré de responsabilité, on cherche juste à comprendre ce qui ne marche pas et à réparer. Les partisans du déterminisme considèrent qu'il serait plus raisonnable d'en faire autant avec les hommes, ce qui implique de réduire la méchanceté en pathologie et de médicaliser les moeurs. C'est un peu ce qu'on fait lorsqu'on ouvre des "cellules de déradicalisation" pour "traiter" les jeunes gens qui adhèrent à l'islamisme révolutionnaire, comme si des causes indépendantes de la conviction intime pouvait faire ou défaire celle-ci. Il est possible également de placer des espoirs dans la "camisole chimique" : traiter les pédophiles par quelques pilules neutralisant leurs pulsions, par exemple. Problème : l'individu demeure libre de choisir de prendre ou pas ses pilules, il faut donc trouver la pilule qui le déterminera immanquablement à les prendre ! En théorie, à tout le moins, l'idée est que la "punition" n'a aucun sens et qu'il faut agir sur les causes pour éliminer le mal (au sens de nuisance pour la société).

Soyons clairs cependant : le fait qu'un meurtre apparaisse être l'effet du développement d'une tumeur dans la tête du meurtrier, et que cette découverte fasse de manière circonstanciée le bonheur d'un avocat, est une chose, qui sur le fond ne change rien à la manière de rendre la justice (un jugement doit tenir compte des circonstances particulières, y compris lorsque celles-ci atténuent, voire abolissent la responsabilité de l'accusé); considérer a priori que tout homme, en tant qu'il est nécessairement de part en part déterminé, doit être jugé irresponsable de ses actes en est une autre. Abolir le libre arbitre revient à abolir la différence entre l'homme et l'animal du point de vue moral et juridique : on n'intente pas de procès au chien qui mord, parce qu'on sait qu'il n'est pas "méchant", mais simplement agressif; on peut éventuellement intenter un procès à son maître, encore faut-il pour cela estimer que celui-ci avait "le choix" de le tenir en laisse ou de le laisser libre de ses mouvements.

Si nous adoptons le point de vue non pas de la science mais du déterminisme scientiste, il faut aller jusqu'à réclamer l'abolition de la justice, des juges et des procès. Mettons-nous à la place d'un juge : si l'accusé est a priori considéré comme libre et responsable, il y a du sens à évaluer son dégré de responsabilité et à prendre en considération le fait scientifiquement démontré du rôle joué par la tumeur au cerveau dans l'acte qui a été commis; si en revanche, que les causes aient été ou non dévoilées, la société considère a priori que l'accusé est déterminé de part en part et donc irresponsable, l'acte même de juger perd toute signification, le juge ne peut que délivrer un non-lieu; il devrait même être contraint de le faire ou, plus exactement, il devrait être licencié, car la société n'aurait plus besoin de lui. Si la déviance n'est qu'une pathologie, ce n'est pas de juges dont on a besoin (si ce n'est pour conduire l'enquête afin de découvrir l'auteur de la nuisance) mais d'experts scientifiques pour établir le diagnostic et prescrire la thérapie.

Quand on y réfléchit un peu, une telle approche médicale de la justice pourrait être étendue à tous les domaines où nous faisons indûment appel à la liberté de la conscience : l'éducation et la politique notamment. Éliminer l'hypothèse du libre arbitre implique de concevoir l'éducation comme un dressage et comme un dopage. Sur le plan politique, il faudrait considérer que le débat public n'a pas plus de sens qu'une conversation entre des machines dotées d'intelligence artificielle, et qu'une élection s'apparente à un tirage au sort dont l'issue, quoiqu'incertaine, devrait être interprétée non comme l'expression de "la volonté générale", mais comme la résultante mécanique et dépourvue de sens d'une multiplicité de décisions individuelles déterminées par des causes inconscientes. Notre foi dans les vertus de la démocratie s'en trouverait fortement amoindrie.



[1]           Cf. Jean-Pierre Changeux « l’homme Neuronal » (1983)

[2]           Cf. Libet, B. (1973). “Electrical stimulation of cortex in human subjects and conscious sensory aspects”. In Iggo A. (Ed.), Handbook of sensory physiology, pp. 743–790. Berlin: Springer-Verlag ainsi que Libet, B. (1982). « Brain stimulation in the study of neuronal functions for conscious sensory experience” Human Neurobiology, 1, 235–242, voir également “The Timing of Mental Events: Libet’s Experimental Findings and Their Implications” in Consciousness and Cognition 11, 291–299 (2002) où il répond à des critiques et “Reflections on the interaction of the mind and brain”, Progress in Neurobiology, p. 322-326, 2006 où, assez bizarrement, il essaie de réintroduire la notion de libre-arbitre.

[3]           Cf. le phénomène fondamental de sensibilité aux conditions initiales en théorie du chaos, vulgarisée sous la forme d’une question posée en 1972 par le météorologue Edward Lorenz « Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ?».

[4]           Cf. leur ouvrage commun « Synchronicité comme principe de connexions acausales » (1952).

[5]           Cf. Candide – fin chapitre V.

[6]           Cf. « Le cimetière marin » de Paul Valéry

[7]           Ce que confirme depuis 1927 le principe d’incertitude d’Heisenberg.

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