Islam de France, le paradoxe Valls : quand le Premier ministre établit le bon diagnostic mais n’en pousse pas la logique jusqu’au bout<!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls en déplacement à Strasbourg
Manuel Valls en déplacement à Strasbourg
©REUTERS/Vincent Kessler

Le fantôme de la loi 1905

En déplacement à Strasbourg, ville où s'applique encore le Concordat, le Premier ministre a de nouveau appelé à la construction d'un islam de France. Seulement, la construction des mosquées, elle, n'est pas permise à cause de la stricte observance de la loi de 1905 garantissant la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Se pose aujourd'hui la question de sa réadaptation à de nouveaux enjeux.

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani

Mohamed Chérif Ferjani est professeur à l'Université de Lyon et chercheur au GREMMO. Ses travaux portent notamment sur l’histoire des idées politiques et religieuses dans le monde musulman ainsi que sur les questions de la laïcité et des droits humains dans le monde arabe. Il a publié, entre autres, Le politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, Paris, 2005). Il est signataire de l’Appel à la communauté internationale pour sauver les chrétiens d'Irak.

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Yohann Rimokh

Yohann Rimokh

Yohann Rimokh est avocat. Il est membre de l’Institut Famille & République et de l’Institut Vergennes.

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Atlantico : Manuel Valls était à Strasbourg aujourd'hui pour parler de l'islam de France. Il a réitéré la volonté de faire barrage au financement des mosquées par des puissances étrangères. Si l'on va au bout de sa logique, à qui reviendrait-il de financer la formation des imams ?

Yohann Rimokh : La logique que poursuivent les gouvernements français est celle du fait accompli : on ne peut pas laisser les puissances étrangères financer les mosquées, la formation ou le salaire des imams, il faudrait donc que l’Etat le fasse lui-même. Cela revient à considérer que nous sommes tous sur la même pente et qu’il faudrait que nous glissions solidairement. C’est une logique politique.

En droit, la question se pose autrement, il me semble. Il est fait défense à l’Etat de financer les cultes, en ce compris le culte musulman, d’une part et d’autre part, son financement par des puissances étrangères devrait, je crois, être interdit sur le fondement de l’ordre public.

Mais le Premier ministre poursuit sur la voie ouverte par le président Sarkozy, et l’expression d’"islam de France" paraît comme un slogan. De quoi s’agit-il ? De nationaliser l’Islam ? D’éditer des ouvrages du Coran aux frais de l’Education nationale que cette dernière aurait relu et préfacé ? Il n’y a rien de plus contraire à la lettre et à l’esprit de la loi de 1905, laquelle, il faut le rappeler, ne privilégie le christianisme qu’en raison de son rôle historique et fondateur pour ce pays.

Comment empêcher les sources de financement étrangers notamment dans la construction des lieux de cultes autrement qu'en les faisant financer par l'Etat ?

Yohann Rimokh : Si la loi de 1905 est vraiment une loi d’ordre public, une loi essentielle, s’il s’agit vraiment d’un principe constitutionnel, si en un mot, son sens, sa portée, sa lettre et son esprit devaient être respectés, la question du financement de lieux de cultes ne devrait pas concerner l’Etat. Mais les choses sont aujourd’hui fort différentes.

Quand le général de Gaulle inscrivit dans la Constitution de 1958 que la France est une République "laïque", se doutait-il du destin de cet adjectif ? Se doutait-il de ce que le Conseil constitutionnel allait déclarer que la laïcité est une "neutralité" ? Cela ne transparait absolument pas des archives. En 1905, la laïcité est adoptée comme un prolongement du christianisme ; en 1958, elle est inscrite dans la Constitution et elle entre logiquement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel comme un objet de débat. En 2015, nous nous sommes tellement éloignés de ce vieux principe que nous en sommes à nous demander comment la collectivité nationale devrait se substituer aux puissances étrangères s’agissant du financement des mosquées.

La seule réponse qui me paraisse sérieuse à la lumière de la loi de 1905 est la suivante : ni l’Etat, ni les puissances étrangères, mais les fidèles, rien que les fidèles et leurs associations. Ce devrait être une réponse de principe. Mais les principes, même les plus fondamentaux, paraissent de moins en moins guider l’action politique.

Pour le Premier ministre, il faut éviter le financement des lieux de culte musulmans par des puissances étrangères, pour garantir l’indépendance de l’islam dans le pays. Si l’on va au bout de son idée, pourrait-on considérer qu’il faut revoir la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1901 ?

Chérif Ferjani : Pour moi, la loi de 1905 a déjà été remise en question plusieurs fois :

  • Pendant la Première Guerre mondiale, lorsque l’on a créé la "Fondation des lieux saints de l’islam" et des aumôneries pour les soldats musulmans qui se battaient sous le drapeau tricolore face à l’Empire ottoman. La fondation s’occupait du déplacement des pèlerins et de leur accueil sur place, à La Mekke, à Médine, pour qu’ils ne se sentent pas exclus et pour récompenser leur action pendant la guerre.

  • Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, dans le cadre de l’alliance passée pendant la première pour l’effort de guerre, on a rétabli les relations avec le Vatican. On a décidé que les associations catholiques pourraient s’organiser sur une base propre à la culture catholique : ce sont les associations diocésaines, qui prennent la place des associations cultuelles pour les autres cultes.

  • Pendant l’entre-deux-guerres, on a construit la Grande mosquée de Paris, avec la participation du roi du Maroc. On a fait un montage, de façon à ce que la France participe, afin d’honorer sa population musulmane, à l’époque, qui participait à l’effort de reconstruction du pays.

  • Dans ce même contexte, vu les dégâts de la guerre, on a reconstruit des quartiers où les églises étaient aussi détruites, et on en a construit de nouvelles en rapport avec le développement urbain. Dans ce cadre-là est apparue ce que les historiens appellent la "loi des chantiers des cardinaux". Elle faisait obligation aux communes d’accorder des baux emphytéotiques au prix symbolique d’un franc pour la construction d’églises, et en même temps, faisant obligation de cautionner les crédits contractés dans cet objectifs.

  • Autre révision : la loi 58, qui crée l’enseignement privé religieux sous contrat financé par l’Etat.

On n’a donc pas arrêté de contourner cette fameuse Loi de 1905. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que cette loi répondait à une situation particulière, celle de la France à la fin du XIXe et au début du XXème, un moment de l’histoire nationale appelée la "guerre des deux France". C’est pour ça que cette loi contient le souci de prendre en compte les besoins de la liberté de conscience et de la liberté de culte, et, en même temps, de séparation pour qu’il y ait un traitement égal de l’ensemble des cultes sur le territoire. Dans les années 1980, avec l’apparition de lieux de cultes clandestins, le débat a été rouvert, et l’Etat a affirmé qu’il ne participait pas à la fondation de nouveaux lieux de culte. Pourtant, il y a eu la construction de la cathédrale d’Evry, et le ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, a déclaré que cela se faisait au titre de la création culturelle. Pourquoi la construction d’une église pourrait-être une création culturelle et pas celle d’une mosquée ?

La question qui se pose aujourd’hui est claire : désire-t-on vraiment un islam de France ? Peut-on le mettre en place en pratiquant la politique de l’autruche ? En affirmant garantir la liberté de culte mais sans permettre d’avoir des lieux de culte, sans aider à la formation des imams et des aumôniers, se donne-t-on les moyens de ce qu’on veut ? La question n’est pas nouvelle, elle s’est posée quand Pierre Joxe était ministre de l'Intérieur, puis avec Chevènement, Sarkozy, et se repose aujourd’hui, sans véritables solutions jusqu’iciDepuis les années 1990, des propositions ont été faites en ce sens, par exemple par Mohamed Arkoun, qui a proposé de former des imams au sein de l’université de Strasbourg, en profitant des possibilités offerte par l’exception de l’Alsace-Moselle.

Manuel Valls a-t-il enfin réalisé que ne pas s’occuper de l’islam de France coûte encore plus cher que de s’en occuper ? Les coûts sont multiples et à tous les niveaux : les réseaux djihadistes, les programmes de déradicalisation etc. Face à ceux qui sacralise la loi de 1905, on est tenté de rappeler les paroles de Jésus disant aux Pharisiens: "la loi est faite pour l’humain et non pas l’humain pour la loi". Ce que Jésus disait par rapport à la loi biblique est valable pour n’importe quelle loi. Quelle est la finalité la loi ? Permettre le vivre ensemble ou bien s’imposer indépendant du contexte comme le réclament les intégristes attachés à l’intangibilité de leurs lois ? La loi de 1905 était une réponse politique à une situation politique. La situation politique a changé. Nous ne sommes plus en 1900. Certains agissent comme s’il s’agit d’une parole fondatrice de la laïcité instaurée à un "âge d’or de laïcité" , érigé en tradition sacrée et intangible … On ne veut pas reconnaître que cette loi a subi d’innombrable bricolages.

Yohann Rimokh : Quelle curieuse postérité que celle de la laïcité ! A bien des égards, l’on pourrait considérer que la loi de 1905 est de facto frappée de désuétude. Qu’elle est un vieux souvenir. Une incantation. Telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, cette loi est déjà "réadaptée" puisque les financements sont consentis et que l’Etat se mêle allègrement de ce qui ne devrait pas le regarder. La logique de monsieur Valls, qui est celle de monsieur Sarkozy, qui fut celle de monsieur Chirac, est déjà en bout de course. Pour autant, cette loi n’est pas formellement abrogée, elle n’est pas remplacée : pourquoi ?

C’est que la situation est beaucoup plus subtile : elle est faite de signaux paradoxaux. En effet, d’un côté le discours politique ne cesse d’invoquer la "laïcité" en la dénaturant, en faisant tout pour la couper de ses racines chrétiennes. La classe politique se comporte comme si elle voulait absolument que le mot de "laïcité" change de sens ; on le somme, ce mot, de rompre définitivement avec son histoire. L’idée est claire : il s’agit de la vider de sa substance pour rendre cette "laïcité" et son encombrante histoire, plus compatibles avec la réalité de l’Islam en FranceMais de l’autre côté, on multiplie les lois interdisant la burqa, le niqab, ici dans le service public, là à l’école et, peut-être, demain à l’université. Ces lois font d’ailleurs consensus au sein de la classe politique. Ces deux mouvements sont donc paradoxaux. Le pouvoir politique danse sur un fil tendant d’une main, ce qu’il reprend de l’autre, parce qu’il sait que l’immense majorité des Français n’est pas disposée à abandonner cette loi.

Par le passé certaines jurisprudences ont fait des entorses à cette loi (Grande mosquée de Paris, institut catholique etc), pourquoi ne peut-on suivre ce précédent pour l'islam ?

Yohann Rimokh : Mais ce "précédent" est bel et bien d’application ; et il l’est surtout pour l’islam. Cette jurisprudence a été permise, ouverte, légitimée par un avis très important rendu par le Conseil d’Etat en 1989, suite à l’affaire des trois collégiennes voilées de Creil. Quand la Haute juridiction administrative fut saisie par le ministre de l’Education nationale de l’époque, et qu’elle fut invitée à donner les contours du principe de laïcité, que fit-elle ?

L’on aurait bien pu croire qu’elle se basât sur la loi de 1905, mais elle ne le fit qu’après avoir pris en considération les accords internationaux, les jurisprudences européennes et la position du Conseil constitutionnel. L’idée de laïcité, cette notion claire, cette œuvre visionnaire, ce concept historique élaboré par Aristide Briand et Jean Jaurès, fut totalement dilué. Cette dilution est d’ailleurs reconnue et nos hommes politiques la confessent généralement en parlant de "brèches" au principe de laïcité.

Une série de décisions rendues en 2011 par le Conseil d’Etat poursuit paisiblement cette évolution, qui nous éloigne plus encore de la loi de 1905, puisque ce sont maintenant les pratiques d’octroi de baux emphytéotiques pour la construction de mosquées, ou de mise à disposition de locaux publics pour l’aménagement d’abattoirs, qui sont officiellement validées. Le vice-président du Conseil d’Etat est même allé jusqu’à reconnaître que l’interdiction des subventions à l’égard des religions était un "mirage". C’est au fond ce qu’est devenue la loi de 1905 : un mirage juridique, un principe chimérique.

Sur un plan purement juridique ces précédents pourraient-ils s’appliquer à la situation de l’islam de France ? Finalement le fait de ne pas appliquer cette jurisprudence aujourd'hui à l'islam révèle-t-il un manque de volonté politique?

Yohann Rimokh : Au contraire. La volonté politique, s’agissant de défaire la laïcité telle que la loi de 1905 la promulgua, ne manque pas. Nous débordons même de volonté politique sur ce chapitre. Les décisions du Conseil d’Etat de 2011 traduisent cette volonté politique d’adaptation du droit à la réalité musulmane. Cette "jurisprudence" est donc bien appliquée à l’Islam. La loi de 1905 n’est plus qu’une enseigne, un élément de jargon. La longue histoire de ce pays qui symbolisa aux yeux du monde la synthèse entre "Eglise et Révolution", pour reprendre l’une des formules de Jaurès dans son discours de 1905, est à la croisée des chemins.

Chérif Ferjani : C’est avant tout une question de volonté politique. Il faudrait qu’on accorde nos actes avec nos parole et nos principes et arrêter de traiter l’islam comme une religion étrangère avec un statut exceptionnel. Les communes doivent accorder des baux emphytéotiques aux associations musulmanes, cautionner les crédits pour la construction de mosquées comme ce fut le cas pour les églises. Si nous voulons un islam de France, nous devons nous en donner les moyens.

Je pense qu’il y  a un réel manque de courage politique. On reproche aux immigrés leur réflexe identitaire largement partagé par tout le monde, y compris par ceux qui défendent un "modèle républicain universel" érigé en rempart identitaire. La République est-elle capable de passer outre ces réflexes identitaires ? Notre législation est aujourd’hui confrontée à la Cour européenne des droits de l’Homme, les gens savent ce qu’il se passe ailleurs… L’exception française est remise en cause et tend à se transformer en réflexe identitaire.

Les mesures à prendre ne doivent pas procéder de la compassion à l’égard des musulmans qui sont victimes de l’islamophobie. Elles doivent s’inscrire dans une politique de la République, par rapport à tous les cultes, toutes les religions etc. Il faut cesser de traiter les musulmans comme une exception en demandant aux universités de former seulement des imams ou en focalisant sur la construction des mosquées. Il faut que la loi soit universelle et s’adresse à tout le monde de façon égale. Une formation commune de tous les responsables religieux, mais aussi des personnels de la fonction publique territoriale, des acteurs associatifs, des élus dont certains sont athées, etc, permettrait à chacun de se confronter aux autres et de comprendre ce qui est bon pour la communauté dans son ensemble, sans discriminations. Le problème est global, et il faut une politique digne de ce nom pour y répondre.

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