Intelligence artificielle, robotisation, économie de la connaissance, grande démission : ces grands oubliés du débat sur les retraites <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Des personnes manifestants contre la réforme des retraites du gouvernement. De nombreux sujets majeurs ne sont pas encore abordés dans le cadre du débat sur les retraites.
Des personnes manifestants contre la réforme des retraites du gouvernement. De nombreux sujets majeurs ne sont pas encore abordés dans le cadre du débat sur les retraites.
©Thomas SAMSON / AFP

Transformation de la société

Le débat sur les scénarios du COR concernant l’équilibre du régime des retraites dans le futur fait très largement l’impasse sur les changements majeurs auxquels la société française est pourtant confrontée.

Laurent Alexandre

Laurent Alexandre

Chirurgien de formation, également diplômé de Science Po, d'Hec et de l'Ena, Laurent Alexandre a fondé dans les années 1990 le site d’information Doctissimo. Il le revend en 2008 et développe DNA Vision, entreprise spécialisée dans le séquençage ADN. Auteur de La mort de la mort paru en 2011, Laurent Alexandre est un expert des bouleversements que va connaître l'humanité grâce aux progrès de la biotechnologie. 

Vous pouvez suivre Laurent Alexandre sur son compe Twitter : @dr_l_alexandre

 
Voir la bio »
Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

Voir la bio »
Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

Voir la bio »

Atlantico : Que ce soit l’intelligence artificielle, la robotisation, l'économie de la connaissance, la grande démission, à quel point les scénarios du COR concernant l’équilibre du régime des retraites font l’impasse sur les changements majeurs auxquels la société française est confrontée ?

Laurent Alexandre : Les scénarios faits par le COR, par définition, ne se réaliseront pas. Ils n’intègrent pas les changements technologiques radicaux, les conséquences de l’intelligence artificielle et de la robotique sur l’économie. Ils n’intègrent pas les changements de structures de l’économie liés à ces évolutions. Ce sont des scénarios intéressants pour un pilotage macro-économique à court terme, mais qui ne sont pas prédictifs à moyen terme.

Pierre Bentata : Les rapports du COR sont bien faits, souvent mal interprétés ou mal compris. Mais toute la difficulté de n’importe quelles prévisions, est qu’elles sont contraintes par le niveau de connaissance à un moment, ce qui force à une analyse statique. Donc le COR a des raisonnement globaux dans lesquels on ne peut pas intégrer des changements structurels majeurs dont on ne connaît pas exactement les effets. Les technologies vont impacter notre activité et notre organisation de deux façons : en transformant la manière dont on travail, ce qui aura des impacts en terme d’emploi, de productivité, de concurrence entre les employés et donc in fine en terme de salaire. Mais  le second impact c’est aussi l’allongement de l’espérance de vie que vont créer les technologies, ce qui a forcément un impact quand on parle de retraites. Le cœur des nouvelles technologies n’a pas vraiment bougé : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Cela vient concurrencer les individus dans leur capacité à assurer des tâches complexes. Et si on ne peut pas l’intégrer à nos scénarios en l’état, il faut l’intégrer dans la réflexion sur le régime de financement des retraites. Dix années d’espérance de vie supplémentaires, rien que cela, cela rendrait notre système de retraite absolument insoutenable, dans tous les scénarios possibles du COR. Ce n’est même plus la question de 64 ou 67 ans. D’autant que chaque évolution technique majeure se combine avec une baisse de la démographie.

À Lire Aussi

5 questions gênantes pour comprendre à combien nous reviendrait une réforme des retraites

Arrivons-nous à estimer et à chiffrer les conséquences pour l’économie française de ces changements ?

Laurent Alexandre : Non, car ce n’est pas possible. En matière d’intelligence artificielle, nous n’avons jamais prédit les hivers et les printemps de l’IA. Nous étions ultra-optimistes après le film 2001, l’Odyssée de l’espace, on a cru aux intelligences artificielles fortes pour l’horizon 2000. Et il ne s’est rien passé. A l’inverse, quand le deep learning appliqué à l’analyse d’images s’est développé, plus personne n’y croyait, mais l’augmentation de la taille des datasets à permis un progrès inattendu en 2011. Pareillement, nous n’avons pas vu arriver le bond des Large Language Models, LLM. Chat GPT 2 était mauvais, le 3 que nous connaissons actuellement est exceptionnel. Il fait des erreurs biographiques, n’est pas très bon en mathématiques, il invente des éléments, etc. Mais il n’en reste pas moins bluffant. Mais prédire les chocs des innovations technologiques sur les systèmes de retraites est impossible car nous sommes incapables de prédire quand arrivent les chocs technologiques. Par exemple, impossible de dire si ChatGPT va beaucoup se développer ou non.

A côté de l’IA, la robotisation est anecdotique. Elle progresse lentement car elle demande beaucoup de métaux rares et on ne peut pas refondre les robots d’un jour à l’autre, alors qu’on peut le faire pour les IA. L’inertie des développements robotiques est énorme. On peut donc douter d’une robotisation massive dans les années qui viennent. En revanche, une automatisation partielle dans le tertiaire grâce à l’IA est bien plus plausible. Des métiers vont subir un choc, et le journalisme n’en sera pas exempt. ChatGPT peut déjà écrire des articles moyens en un temps record. Buzzfeed a déjà annoncé qu'il allait utiliser cette IA pour aider à créer des contenus.

À Lire Aussi

Retraite : Les points sur lesquels le gouvernement et les syndicats peuvent (ou vont) se mettre d’accord pour éviter le blocage

Pierre Bentata : On a du mal à le chiffrer, mais on connaît les tendances. Nos analyses des innovations précédentes nous montrent des scénarios qui ne nous sont pas favorables. On sait qu’à moyen terme, les évolutions techniques créent des emplois et en créent plus qu’elles n’en détruisent. Elles modifient la structure des emplois qui deviennent moins pénibles, plus qualifiés et moins rémunérateurs. Et ceux qui n’épousent pas ces évolutions se retrouvent dans des métiers de service, mais ils ne sont pas moins bien payés qu’avant. En revanche, il y a toujours une période de friction. Quand des machines remplacent soudainement des métiers qu’on ne pensait pas remplaçables, cela rend certains salariés « obsolètes ». Cela dure une dizaine d’années pendant lesquelles il y a de vraies pertes. Des études comme The Future of Employment de Carl Benedikt Frey et Michael Osborne ou The 4th industrial Revolution & the future of jobs de Nick van Dam ont analysé ces phénomènes. Le nombre d’emplois finit toujours par augmenter et la population bénéficie d’un enrichissement global, mais celui-ci n’arrive pas tout de suite. Et le temps que ça se passe, cela crée de vrais problèmes.

A ma connaissance, nous n’avons pas d’estimation sur l’impact de l’économie de la connaissance en tant que tel, ou sur les grandes évolutions techniques. En revanche, ce qui est sûr c’est que si les décideurs étaient opportunistes, ils auraient un argument supplémentaire pour une part de capitalisation, puisque il risque d ‘y avoir un effet négatif sur la répartition mais un enrichissement des entreprises pionnières. Ils pourraient profiter de la vague.

À Lire Aussi

Schizophrénie française : obsession pour l’âge de la retraite, large indifférence aux mauvais traitements infligés aux vieux

Concernant la grande démission, on ne la ressent pas encore dans les données. On ne voit pas l’émergence d’un système alternatif qui se dessinerait. Le problème de fond est celui du sens au travail, et les technologies vont le renforcer d’autant plus. Et cela sera le cas dès la formation. Chat GPT peut déjà faire un travail impressionnant et beaucoup d’emplois qualifiés vont être soit remplacés soit nécessiter plus de qualification. Le sentiment d’être concurrencé par la machine renforce la perte de sens. Le problème avec les nouvelles technologies est qu’on ne sait jamais quels impacts elles vont avoir. TikTok devient progressivement un concurrent de Google, ce que personne n'imaginait. Pour éviter un sentiment d’esclavagisation à la machine, il faut que les décideurs soient proactifs.

Michel Ruimy : La quatrième révolution industrielle liée à l’introduction de nouvelles technologies nécessite une main-d’œuvre possédant un large éventail de connaissances / compétences approfondies et pouvant facilement appréhender de nouveaux emplois. Si les effets de l’automatisation et les progrès fulgurants réalisés dans le champ de la robotique et de l’intelligence artificielle… sur l’emploi sont discutés, les études disponibles montrent que celle-ci favorise les inégalités et a déjà eu d’énormes répercussions sur l’apprentissage : un grand nombre d’enfants actuellement admis à l’école élémentaire pourraient occuper des emplois qui n’existent pas aujourd’hui. Ceci alimente des inquiétudes autour d’un futur sans emploi (Les acteurs ne disposant pas du capital humain nécessaire verraient leur insertion sur le marché du travail fragilisée à long terme).

Déjà, au cours de la dernière décennie, le stock mondial de robots industriels a doublé, la France comptant environ 150 robots pour 10 000 employés, là où l’Allemagne en a un peu moins de 350 et Singapour près de 830. Et la technologie robotique devrait continuer à se développer : le nombre des robots quadrupleront dans le monde d’ici 2030 ! Concernant l’intelligence artificielle (IA), ses principaux effets attendus ne sont pas les destructions d’emploi mais la réorganisation du travail que la diffusion de la technologie devrait entraîner. Selon l’OCDE, environ un quart des emplois seraient concernés par cette réallocation des tâches. Il y a une dizaine d’années aux Etats-Unis, une étude examinant les impacts attendus d’une informatisation plus poussée des métiers sur les résultats du marché du travail concluait qu’un peu moins de 50% de l’emploi total aux États-Unis, en particulier les employés des secteurs du transport et de la logistique, ainsi que la majorité du personnel de bureau, se situait dans la catégorie à haut risque (emplois qui pourraient être automatisés assez rapidement voire au cours des prochaines décennies). Le risque d’assister à des profils de carrière hachés doit induire une réflexion sur la protection sociale adaptée au nouveau modèle promu par le secteur du numérique.

Dès lors, dans le grand débat sur l’équilibrage des systèmes de retraite, faut-il taxer opportunément les robots pour sauver nos retraites ? Autrement dit, si les robots prennent notre travail, les cotisations prélevées sur les salaires devraient-elles être prélevées sur les machines ? Idée qui avait animé la campagne présidentielle de 2017. Si, dans le cadre du travail, les robots deviennent substituables aux humains, il pourrait y avoir une baisse progressive des prélèvements sociaux assis sur le travail, qui pourrait impacter le financement des retraites. Mais, pour que les robots cotisent pour nos retraites, ceci nécessite de prélever des cotisations sociales mais surtout de leur verser un « salaire » sur lequel s’appliqueraient ces cotisations.

A considérer une équivalence entre le coût d’utilisation du robot et du coût de main-d’œuvre traditionnel, des questions éthiques et juridiques peuvent naître. Il y a quelque chose de dérangeant à comparer un robot à un humain. En outre, pour attribuer un salaire, même fictif, à un robot, il convient de lui donner une personnalité juridique. Enfin, le système intergénérationnel actuel s’appuie sur une solidarité : les actifs paient la retraite des seniors. Quid du système lors d’une substitution de l’homme par la machine ? Les robots sont « mis à la casse » et ne bénéficient pas de retraite. Mais, il n’en demeure pas moins que si les gains de productivité permis par les robots développent leur usage, le surcroît de chiffres d’affaires se retrouveront dans les recettes fiscales, et il sera toujours temps de basculer une partie de celles-ci vers les caisses de retraites.

Comment s’emparer du sujet et de ces changements dans notre réflexion sur les retraites ?

Laurent Alexandre : On devrait davantage intégrer des éléments technologiques dans les scénarios du COR même si c’est difficile…

Mais la réflexion technologique ne doit pas s’arrêter à la détermination du déficit futur des retraites, il faut aussi préparer l’ensemble des mutations nécessaires. L’entreprise, l’école et l’hôpital doivent se préparer !

Pierre Bentata : On fait ce qu’on fait face à des systèmes complexes. Quand le système évolue par des mutations endogènes qui dépendent elles-mêmes de l’évolution du système, c’est impossible d’anticiper exactement ce qui va se passer, mais on peut réfléchir sur les tendances et les risques majeurs : la hausse de l’espérance de vie, le remplacement de certains emplois, etc. On ne pourra pas tout prévoir mais on peut y réfléchir pour être plus résilient et permettre au système de perdurer.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !