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Impuissance publique : la part des juges, la part des autres.
Impuissance publique : la part des juges, la part des autres.
©Ludovic MARIN / AFP

Le gouvernement des juges, c’est maintenant ?

La décision du tribunal administratif de Grenoble qui oblige le maire d’Albertville à autoriser la construction d’une école islamique tenue par une association refusant la charte de l’islam de France a souligné les zones de vide politique qui existent entre la loi et la volonté de lutter contre le séparatisme. Entre le Conseil Constitutionnel qui empêche de facto l’application des quarantaines Covid aux frontières et des Cours d’appel qui refusent d’appliquer le barème Macron sur les licenciements, les magistrats pèsent de plus en plus lourdement sur la vie des Français en n’hésitant pas à s’opposer à la volonté des élus.

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Didier Maus

Didier Maus

Didier Maus est Président émérite de l’association française de droit constitutionnel et ancien maire de Samois-sur-Seine (2014-2020).

 

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Atlantico : Entre le tribunal administratif de Grenoble qui oblige le maire d’Albertville à autoriser la construction d’une école islamique tenue par une association refusant la charte de l’islam de France, le Conseil Constitutionnel qui empêche de facto l’application des quarantaines Covid aux frontières et des Cours d’appel qui refusent d’appliquer le barème Macron sur les licenciements, les magistrats pèsent de plus en plus lourdement sur la vie des Français en n’hésitant pas à s’opposer à la volonté des élus. Ce « gouvernement des juges » qui se met en place est-il un danger pour la vie démocratique du pays ?

Loïk Le Floch-Prigent : La tentative des juges de vouloir devenir un « pouvoir » et non une « autorité » a toujours existé dans tous les régimes et particulièrement dans les démocraties. Nous sommes donc habitués à ce que les magistrats, plutôt que de rester « la bouche de la loi » se mettent à façonner des jurisprudences qui finissent par avoir force de lois et les pouvoirs exécutifs savent qu’ils doivent demeurer vigilants pour que le peuple reste souverain, et ce n’est pas facile tous les jours. Il se trouve que lorsque l’exécutif est faible, ce qui est le cas aujourd’hui, il y a accélération des interventions des juges et c’est ce que vous soulignez à juste titre. Entre les différents tribunaux civils et pénaux, administratifs, le Conseil d’Etat, le Conseil Constitutionnel et la Cour européenne des Droits de l’Homme nous assistons à un florilège de décisions visiblement contraires à la fois aux votes et aux volontés populaires. Et il est relativement facile pour les magistrats des différentes instances de se retrancher derrière des textes qui ont été votés puis interprétés pour expliquer qu’ils effectuent tout simplement un rappel à la loi. Soit on a rédigé des lois n’importe comment et c’est donc le pouvoir législatif qui manque de sérieux, soit c’est l’interprétation qui en est faite qui est erronée et il faut trouver les remèdes, mais la situation, difficile ces dernières années, est désormais devenue intenable.

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Prenons l’exemple d’Albertville, ville moyenne peuplée de quelques milliers d’habitants avec une minorité d’origine turque comme dans bien d’autres agglomérations. L’association Millî Görüs, connue de tous, veut bâtir un centre cultuel pour organiser une communauté à l’intérieur de l’agglomération. Millî Görüs est désignée comme « séparatiste » dans le langage actuel et désireuse de placer la loi religieuse au dessus de la loi républicaine, c’est dans tous les journaux, le juge ne peut l’ignorer. Le Maire tente d’éviter un problème sous-communautariste s’apparentant à l’organisation d’une sorte de secte à l’intérieur de sa ville. Nous sommes en plein débat parlementaire sur ce sujet avec un nombre de morts dû à l’islamisme radical qui effraie tout le pays. Hé bien le juge administratif donne tort au Maire ! On se pince et le Maire doit s’adresser aux médias pour protester ! La « bouche de la loi » dans ce cas c’est obligatoirement au minimum : il y a une loi en instance au Parlement, il est urgent d’attendre. Ce n’est que du bon sens, on dirait aujourd’hui « se saisir du principe de précaution ». Et, bien sûr, c’est à l’exécutif de rappeler sa légitimité par rapport à une instance nommée et non élue.

Mais cette dérive de personnel expert « désigné » par rapport aux élus est devenue la règle et c’est mortel pour la démocratie comme tous les auteurs d’essais comme de romans nous l’ont écrit, et les nouvelles quotidiennes nous en apportent la preuve. Le Conseil d’Etat dernière instance désignée pour arbitrer sur les constructions d’éoliennes décident toujours en faveur de celles-ci contre les riverains, la biodiversité, les paysages, les pêcheurs… les Français ! Le Conseil Constitutionnel empêche depuis des mois de réelles quarantaines pour les nouveaux arrivants sur notre sol alors que le traitement de la pandémie l’exige, au nom d’une Constitution rédigée comme la Bible ou le Coran à une autre époque, mais cependant pour les Français ! Les Cours d’appel sont réticentes aux lois votées sur les licenciements, elles font l’impasse sur les mesures votées par le peuple et pour le peuple et ainsi de suite.

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Il faut remettre de l’ordre dans la Maison France si nos lois sont contradictoires au point que l’on peut défendre tout et le contraire de tout, il faut que le Parlement se penche sur la question et décide, si c’est encore plus grave qu’il y ait un referendum sur les questions importantes soulevées, mais les crises économiques successives jointes aux attentats et à la pandémie nous obligent à serrer les rangs et à prendre les bonnes décisions : si celles-ci sont remises en cause systématiquement par des experts non élus on ne peut pas s’en sortir. Donc rappel au règlement : en Démocratie c’est le peuple, à la majorité des votants, qui décide. S’il veut Millî Görüs qu’il le dise, s’il ne veut pas lutter contre la pandémie, qu’il s’exprime, s’il veut tuer l’industrie française qu’il le vote, en attendant les instances légitimes sont en droit de faire respecter ce pour quoi ils ont été élus. 

Didier Maus : Le dialogue indirect entre les autorités politiques et les juges est toujours délicat. La situation française n’est pas une exception. On a vu récemment que dans les démocraties dites « illibérales » les restrictions des pouvoirs des juges vont de pair avec une montée en puissance de l’autoritarisme local (Hongrie, Turquie…). Il convient donc d’aborder avec une extrême prudence la critique systématique des décisions des différentes juridictions. Chacun sait, en outre, que dans une période d’état d’urgence, qu’il soit sanitaire ou lié à l’ordre public, il y a nécessairement des restrictions des libertés individuelles et collectives. Il est donc encore plus indispensable que les différents juges remplissent leur office de gardien des libertés avec efficacité. Le principe d’un encadrement des libertés n’est pas remis en cause. Toutes les juridictions sont conduites à admettre des limitations des libertés publiques traditionnelles au nom de la protection d’un autre objectif constitutionnel, qu’il s’agisse de la lutte contre les troubles de l’ordre public (depuis 2015) ou du combat contre la pandémie (depuis mars 2020). Toutes les décisions des cours et tribunaux font la part des choses et tentent de placer le curseur (libertés versus état d’urgence) à un point d’équilibre, lequel n’est pas obligatoirement aussi restrictif que celui décidé par le Gouvernement ou le Parlement.

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Par rapport aux cas que vous évoquez, les situations sont très différentes. Dans le cas d’Albertville la question soumise au juge administratif n’est pas celle des activités de la future école, mais celle du respect des règles locales d’urbanisme. Le maire ne peut pas se fonder sur des éléments extérieurs au cadre juridique de l’urbanisme pour refuser un permis de construire, même s’il estime qu’il y a un risque d’islamisation. La solution aurait été de préempter le terrain acquis par l’association en vue de la construction de l’école, mais ce n’est pas facile. En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, il a toujours jugé que les restrictions à la liberté d’aller et venir ou à la vie familiale normale devaient s’apprécier au regard des risques encourus par la société, qu’il s’agisse de terrorisme ou de pandémie. Il appartient au Gouvernement, au Parlement et enfin au juge constitutionnel, chacun en fonction de ses compétences, d’apprécier si d’importantes restrictions, comme l’interdiction d’entrée sur le territoire ou la mise en quarantaine sont vraiment indispensables, en l’espèce, pour lutter contre la pandémie. Les avis pourront toujours diverger, tant les points de vue ne sont pas exactement les mêmes. Quant à l’application du « barème Macron » en cas de licenciement abusif, et uniquement dans ce cas, si certains tribunaux et cours d’appel ne l’ont pas appliqué la Cour de cassation en a confirmé la validité et donc l’application.

Il faut être prudent avec l’expression « gouvernement des juges ». Elle signifie que les juges disposent d’un pouvoir illimité non contrôlable. Ce n’est pas le cas en France où, d’une part les différentes voies de recours permettent d’uniformiser la jurisprudence, d’autre part le Parlement a toujours la possibilité de modifier la loi et même la Constitution.

Des contre-pouvoirs existent-ils face à cette emprise des juges sur les décisions des élus ? Qui pourrait se lever contre elle ?

Loïk Le Floch-Prigent : Le premier contre-pouvoir d’une prise de pouvoir, répétons-le, illégitime des juges, c’est la représentation du peuple, Parlement, élus, Président de la République inclus. Mais on a vu ces dernières années une emprise des juges sur la vie du pays impressionnante : en pleine pandémie les juges ont débarqué chez le Ministre de la Santé à la suite d’une plainte déposée par on ne sait qui. Si cela n’est pas une intimidation de l’autorité judiciaire contre le pouvoir politique légitime, qu’est-ce que c’est ? Et cette dérive n’est pas nouvelle, on se souvient de la vitesse de l’action des Procureurs à l’encontre du candidat Fillon à la suite d’un article du Canard Enchainé ! On a vu hier l’action judiciaire contre les auteurs présumés d’un restaurant clandestin alors qu’une infraction de cette nature est punie d’une amende ! A la fois l’institution judiciaire ne prend pas en compte les votes exprimés par le peuple mais elle est perméable à la minute au buzz médiatique, journalistique ou réseaux sociaux ! Elle s’associe donc aux bruits créés par des minorités agissantes contre les actions menées par les représentations légitimées par le vote populaire. Elle organise finalement un contre-pouvoir, se déclarant insatisfaite du pouvoir, ce qui ne  paraît pas son rôle dans la définition républicaine.

Si les élus se sentent coupables et ont systématiquement peur du pouvoir des juges associé à celui des médias et des réseaux sociaux on a un vrai problème de fonctionnement de nos démocraties, et en particulier de la nôtre. Si les mesures prises contre la pandémie se résument à ce que les responsables ne décident rien de peur d’être poursuivis en justice, on va vivre avec le coronavirus et ses variants jusqu’à extinction du pays. Le décideur doit décider, c’est son rôle et la loi doit le protéger car il n’y a le choix qu’entre des mauvaises solutions. Prendre un vaccin c’est prendre un risque, mais bien moindre que celui de ne pas en prendre : c’est grâce à la vaccination, entre autres choses, que l’humanité a connu un tel essor ces dernières années ! Et si pour pouvoir prendre la décision,  sans crainte, de vacciner une population il faut être en dictature, que le peuple choisisse en toute connaissance de cause par referendum et vite.

Didier Maus : Les juges, surtout les juridictions supérieures et suprêmes, nationales ou européennes, sont sensibles au climat ambiant. Indépendamment des modifications de la règle de droit applicable, les prétoires ne sont pas insensibles aux controverses publiques ou aux commentaires de la communauté des juristes. En définitive, les juges ont des stratégies jurisprudentielles. Elles consistent, en général, à aller jusqu’au bout de leurs compétences, à interpréter de manière dynamique les textes qu’ils ont à appliquer, mais il appartient au final aux pouvoirs politiques, dans le respect des principes de la démocratie, d’encadrer, de limiter ou, au contraire d’étendre, les attributions des juges. Les élus doivent décider en fonction du droit, mais ils ont le pouvoir, selon des règles préconstituées, d’en changer le contenu. Lorsque la révision constitutionnelle de 2008 a donné au Conseil constitutionnel la possibilité de statuer sur des normes législatives en vigueur (parfois depuis très longtemps) elle a profondément transformé le rôle de ce Conseil. Il est logique que par rapport à une réforme (la Question prioritaire de constitutionalité) jugée très largement positive, certaines décisions n’emportent pas la conviction de tout le monde. Chacun voit midi à sa porte. C’est la vie.

Face à ce défi, on se souvient d'un Édouard Balladur faisant réviser la Constitution pour appliquer sa politique en matière de droit d'asile, mais cet exemple semble bien isolé. Les élus ont-ils une part de responsabilité dans la situation actuelle, n'ayant que trop rarement osé avoir le dernier mot dans ce qui devrait être un dialogue avec la justice ?

Loïk Le Floch-Prigent : Les élus ont peur, ou du moins la majorité d’entre eux, car n’importe qui peut les traîner devant les tribunaux pour n’importe quelle raison et derrière ils ont une impression de loterie, c’est-à-dire que les raisons de la relaxe ou de la condamnation sont aléatoires. On ne traîne pas impunément dans une démocratie un Président de la République devant les tribunaux, de même qu’on ne met pas le candidat favori des sondages en examen, on ne perquisitionne pas chez les élus sans conséquences, qu’il n’y ait pas d’impunité, certes, mais que l’on ne prenne pas en compte les conséquences des actions médiatiques est invivable. On se souvient de l’exploit de la mise en examen du Président du Conseil Constitutionnel il y a quelques années ! Pour satisfaire le besoin du peuple pour la justice ? Non, pour participer jour après jour au buzz médiatique qui détruit tout ce qui a bâti le pays. Les peuples savent que leurs dirigeants ne sont pas parfaits, mais ils leur ont toujours demandé d’abord d’être efficaces. Il y a, il y aura toujours des voyeurs qui auront envie d’être dans ou sous les lits, quand c’est trop gros on en rigole et on éjecte les intrus, mais globalement on recherche ceux qui font avancer le pays, qui gèrent correctement les crises inévitables et aujourd’hui celles et ceux qui vont réussir à sortir la France de l’anesthésie générale due à la Covid-19, tout en ayant un œil sur l’islamisme radical qui peut encore effectuer des ravages. Les élus se doivent aujourd’hui de resserrer les rangs de leur autorité légitime et de demander aux juges d’abandonner leur insistance à s’ériger en gouvernement parallèle, il en va de l’avenir de notre démocratie, de notre République.   

Didier Maus : Il est exact qu’à la suite d’une censure du Conseil constitutionnel relative aux accords de Schengen il a été introduit dans la Constitution en 1993 un article 53-1 destiné à permettre la mise en œuvre de ces accords. Rien n’interdit, si les conditions politiques sont favorables, de procéder à une autre révision, encore faut-il que cela soit juridiquement et politiquement nécessaire. Personne n’oserait soutenir que la révision  de 1993 a contribué de manière efficace à régler la question de l’immigration. Si la norme juridique est claire, le juge ne peut que l’appliquer. Si elle est ambiguë, incertaine ou floue, il appartient au juge de la préciser.

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