Immigrés sans papiers ou en règle : entre allocations, libertés et travail, qui vient chercher quoi et où en Europe ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Du drame de Lampedusa à l'affaire Leonarda, difficile d'ignorer la question de l'immigration illégale en Europe.
Du drame de Lampedusa à l'affaire Leonarda, difficile d'ignorer la question de l'immigration illégale en Europe.
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Terre promise

Les images du drame de Lampedusa sont venues rappeler à l'opinion publique et aux Etats que des personnes sont prêtes à risquer leur vie pour entrer dans l'UE.

Atlantico : Eurosur, nouvel organe de protection et de contrôle des frontières de l'Union européenne, vient d'être lancé ce lundi 2 décembre, pour tenter de faire en sorte que des drames comme celui de Lampedusa ne se reproduisent pas. Censé protéger la vie des migrants, son objectif est aussi de mieux contrôler les flux migratoires en provenance du sud de la Méditerranée et d'Europe de l'Est. Qui sont ceux qui composent aujourd'hui ces flux ? Observe-t-on de profondes évolutions depuis une quinzaine d'années ?

Henri Labayle : La carte des demandeurs d'accès au territoire de l'Union européenne est à la fois mouvante et extraordinairement stable. Il est clair que les raisons économiques qui ont pu expliquer l'attirance des ressortissants de pays tiers envers l'Union européenne existent toujours et qu'elles se sont même renforcées, au gré des évènements politiques de ces dernières années. Le désenchantement et les crises qui ont suivi le "printemps arabe" illustrent bien ce mouvement, tout autour du bassin méditerranéen, de la Tunisie à la Libye. 

Dans le même temps, la gravité des évènements qui accompagnent en général les guerres civiles et les révolutions ne s'est pas démentie, loin de là, et l'on peut même dire qu'elle se rapproche. A cet égard, la situation syrienne est annonciatrice de véritables catastrophes dont nous n'avons absolument pas conscience, dans l'égoïsme qui est le notre et nous fait préférer le feuilleton pitoyable de la famille Dibrani aux milliers de femmes et d'enfants entassés dans des camps de réfugiés en Turquie ou en Jordanie. Nos émotions sélectives nous font ainsi perdre de vue l'essentiel : le départ de 600.000 syriens de leur pays. Pouvons nous nous désintéresser ainsi de ceux dont la vie est en danger ?

Jacques Barou : Si on prend le cas des demandeurs d'asile, depuis 15 ans on observe une présence régulière de personnes originaires de deux zones : l'Afrique centrale (RDC principalement, avec des originaires du Congo Brazza dans les années 1990 et des Angolais jusqu'en 2005) et l'Europe de l'Est, en fait les Balkans occidentaux (Albanie et ex-Yougoslavie) et le Caucase (aussi bien côté russe, avec les Tchétchènes et certains peuples du voisinage, que côté sud avec des Arméniens et des Géorgiens). A côté de ces deux groupes qui restent constants, on a assisté à des montées très conjoncturelles de certains groupes : Algériens à l'époque du terrorisme islamique, Tamouls du Sri-Lanka, Ivoiriens de 2005 à 2010, Guinéens en 2010-2011, Érythréens depuis quelques années, et actuellement des Syriens et des Bangladais.

Le nombre de pays est très large, incluant des demandeurs qui n'avaient pas de liens particuliers avec la France, comme les Kurdes d'Irak et les Afghans, qui cherchent plutôt à passer en Angleterre. En dehors des demandeurs d'asile, on a des flux en provenance de certains pays de l'UE : Roumanie et Bulgarie, qui recoupent surtout des Roms et autres minorités balkaniques, avec l'espoir de bénéfices sociaux, ou des travailleurs clandestins en provenance de Chine et des travailleurs "détachés" provenant surtout du Portugal et de Pologne. A cela, il faut joindre un courant régulier de migrations familiales qui concerne de plus en plus de conjoints de citoyens français, immigrés de deuxième ou troisième générations. En ce cas il s'agit surtout des pays du Maghreb et la Turquie. .

Quelles sont aujourd'hui les destinations privilégiées par ces migrants sur le continent européen ? Que viennent-ils y chercher en priorité ? Les qualifications d'immigration "de travail" en Angleterre, ou "sociale" en France ont-elles toujours cours ?

Jacques Barou : L’Espagne et l'Italie sont surtout des portes d'entrée. Ceux qui y séjournent travaillent en situation irrégulière dans des activités saisonnières comme l'agriculture ou l'hôtellerie et espèrent une régularisation qui leur permettra de se diriger vers un autre pays d'Europe avec des opportunités de travail plus intéressantes ou un État providence plus généreux.

L'Angleterre et l'Allemagne attirent surtout des travailleurs originaires des pays de l'Est entrés dans l'UE depuis 2004, avec un large éventail de compétences : personnel hautement qualifié dans la santé publique par exemple, relativement bien protégé, personnes prêtes à tout faire dans le bâtiment, l'agriculture ou certaines activités industrielles et de transport. Ce personnel-là est moins protégé, souvent payé en dessous du SMIC et fait beaucoup d'heures supplémentaires. Il travaille sur des périodes assez courtes et parvient à investir dans son pays d'origine grâce à la différence de pouvoir d'achat. La France est un peu en reste sous cet angle-là, du fait qu'elle avait mis un moratoire à la libre circulation des travailleurs de l'Est de l'UE et du fait d'une hostilité des syndicats au recours à ce type de personnel.

Il est vrai que le nombre de demandeurs d'asile a plus augmenté en France au cours des dernières années que dans les pays voisins, et que l'immigration "à finalité sociale" reste majoritaire par rapport à l'immigration de travail, quels que soient les efforts des gouvernements en place pour inverser cette tendance.

Henri Labayle : Soyons sérieux, le mot "immigration sociale" a des relents détestables. Sauf dans des partis d'extrêmes droite où cette image se véhicule, il y a longtemps que l'on a compris que ces hommes et ces femmes qui perdent leur vie au large de Lampedusa sont mus par d'autres facteurs que celui de profiter d'un système social dont il demeure à démontrer qu'il justifierait de mettre sa vie en jeu pour en bénéficier !

Si l'on ne peut nier les effets d'aubaine qu'un tel système procure (tout autant qu'aux Français et aux autres européens d'ailleurs), c'est d'autre chose qu'il est question : de fuir la misère tout simplement. Dans cette logique, bien sûr, les États au fort potentiel économique ou ceux dont la réglementation permet aisément de se fondre dans le paysage sont visés de manière prioritaire par les candidats à l'immigration, surtout s'il s'y ajoute l'existence d'une forte diaspora locale susceptible d'accueillir et d'accompagner ce candidat. 

Ce contexte explique que les pays d'Europe du Nord, la France et la République fédérale attirent évidemment bien davantage que la Slovaquie ou la Grèce, chacun de ces pays pour des raisons qui lui sont propres. Il reste que pour employer ces candidats de manière légale ou dissimulée, il faut des employeurs : quelle est leur nationalité, à votre avis ? Et des logeurs comme des filières, pour vivre dans la clandestinité, quels sont leurs acteurs, de l'avis de vos lecteurs ? C'est dire que le débat sur l'immigration est un débat ancien, ouvert dans notre pays depuis plus de trente ans, et dont la complexité interdit la mauvaise foi ou l'angélisme.

Peut-on dire plus généralement que l'Europe fascine toujours autant (facteur incitatif), ou s'agit-il avant tout d'une volonté de fuir un pays instable (facteur répulsif) ?

Jacques Barou : Les deux facteurs se conjuguent toujours. Les enquêtes réalisées dans les pays des Balkans qui ne sont pas dans l'UE (Albanie, Macédoine, Kosovo, Bosnie ), pays qui en principe sont actuellement en paix, mais avec de gros problèmes de chômage et une persistance de tensions inter-ethniques, révèlent des taux très élevés de souhaits de "passer à l'ouest", de l'ordre de près de la moitié de la population ! Dans le cas des demandeurs d'asile, ou d'une forte partie d'entre eux tout au moins, les  facteurs répulsifs sont plus importants. il s'agit d'une population plutôt aisée qui fuit un pays pour ne pas être victime collatérale d'une guerre civile ou pour échapper à des persécutions politiques, à des vengeances ou à des emprises mafieuses.

Henri Labayle : Incontestablement, les deux explications valent. D'abord pour des raisons physiques liées à la proximité de l 'Europe avec les pays d'émigration ou les pays de conflit. Au prix d'un périple parfois extraordinairement difficile, il est possible de gagner le territoire de l'Union par la voie terrestre, sans parler de la facilité avec laquelle les low cost desservent les principales capitales européennes, depuis la Turquie ou d'ailleurs, permettant ensuite de se maintenir dans l'illégalité en Europe. Il reste que le débat sur l'immigration devrait reposer sur des réalités chiffrées incontestables : dans le dernier rendu à ce sujet par la Commission on note que les plus grands nombres de titres de séjour ont été accordés, dans l'ordre, aux ressortissants ukrainiens (plus de 200.000), américains (près de 190.000), indiens (près de 180.000), chinois (environ 150.000) et marocains (120.000). Comme quoi, l'envahisseur n'est pas toujours celui qu'on croit ... Par définition, pour ce qui est de l'immigration clandestine, les choses sont plus difficiles à quantifier et, de loin, les pays du tiers monde y reprennent leur place écrasante.

Les chiffres en matière d'asile sont aussi très instructifs puisque là, par définition, le demandeur se déclare et sollicite l'asile. Au dernier trimestre de 2013, il faut savoir que les pays de provenance des demandeurs de protection sont, et de loin, la Russie, la Syrie, le Kosovo, l'Afghanistan et le Pakistan, ce qui est sans doute une surprise pour beaucoup d'observateurs non avertis... Ainsi, dans l'Union, au cours du deuxième trimestre 2013, le nombre des demandeurs en provenance de Russie a été multiplié par 4 ! Trente pour cent des demandeurs proviennent des trois premiers États cités. Il n'est pas non plus négligeable de s'interroger sur la situation au Kosovo ou en Serbie, qui paraissent tout de même moins graves qu'en Centrafrique ou au Kivu...

Les récents propos de David Cameron sur "l'immigration massive" ont révélé les divergences de point de vue sur la politique migratoire que doit mener Bruxelles. Quelle est plus largement l'approche politique du sujet dans les principaux pays d'Europe de l'Ouest ?

Henri Labayle : Cette approche n'a pas beaucoup varié depuis un quart de siècle et la fermeté des principaux États de destination demeure une constante, quoi que l'on en dise. Rien n'a vraiment changé sur ce point si ce n'est la perte de complexes avec laquelle les dirigeants de ces États abordent le problème, ce qui n'est pas un détail. 

Cette instrumentalisation de la misère humaine cache à peine l'hypocrisie qui est la notre : prendre un ton martial envers les dirigeants syriens ne nous interdit pas de laisser mourir leur peuple, prétendre faire l'Europe à partir de ses valeurs ne nous empêche pas de vider de sens la solidarité qui est censée exister au sein de cette Europe : quatre ou cinq États membres concentrent l'essentiel des demandes d'asile, notre aide au développement des pays tiers est inexistante au regard de ce qu'elle devrait être si nous voulions avoir un espoir d'inverser la volonté de départ des migrants. 

Jacques Barou : Les politiques d'immigration sont depuis longtemps en plein débat. Les autorités nationales comme les autorités communautaires ont conscience de la nécessité d'une immigration pour combler l'affaiblissement démographique de l'Europe dans son ensemble et occuper des emplois qui ne trouvent pas preneurs chez les nationaux même en période de crise. Bruxelles s'efforce aussi de faire respecter les valeurs de l'Europe face à certains États qui ont tendance à les oublier. Ces rappels, toutefois, semblent plutôt contre-productifs tant la question de l'immigration interpelle avant tout la question de la cohésion nationale. La montée générale des partis d'extrême droite est le reflet d'une perception différente de la part de fragments croissants de la société civile. La crise, la concurrence entre nationaux et étrangers sur le marché de l'emploi, les difficultés du vivre-ensemble avec des immigrés et des descendants d'immigrés qui cultivent parfois des valeurs opposées à celles de l'Europe sont des facteurs qui poussent dans plusieurs pays des franges importantes de l'électorat vers les partis populistes qui sont aussi, souvent, anti-européens. On ne voit pas de réponse pertinente en vue au niveau communautaire face à ce phénomène qui a pourtant tout pour inquiéter. Il ne suffit pas de dénoncer et de faire des condamnations morales. Il faudrait donner aux opinons publiques des garanties concrètes sur la maîtrise des flux et l'appui aux processus d'intégration. Pour l'instant, cela ne semble pas être le cas.

Henri Labayle : Soyons sérieux, le mot "immigration sociale" a des relents détestables. Sauf dans des partis d'extrêmes droite où cette image se véhicule, il y a longtemps que l'on a compris que ces hommes et ces femmes qui perdent leur vie au large de Lampedusa sont mus par d'autres facteurs que celui de profiter d'un système social dont il demeure à démontrer qu'il justifierait de mettre sa vie en jeu pour en bénéficier !!! Si l'on ne peut nier les effets d'aubaine qu'un tel système procure (tout autant qu'aux Français et aux autres européens d'ailleurs), c'est d'autre chose qu'il est question : de fuir la misère tout simplement. Dans cette logique, bien sûr, les Etats au fort potentiel économique ou ceux dont la réglementation permet aisément de se fondre dans le paysage sont visés de manière prioritaire par les candidats à l'immigration, surtout s'il s'y ajoute l'existence d'une forte diaspora locale susceptible d'accueillir et d'accompagner ce candidat.

Ce contexte explique que les pays d'Europe du Nord, la France et la République fédérale attirent évidemment bien davantage que la Slovaquie ou la Grèce, chacun de ces pays pour des raisons qui lui sont propres. Il reste que pour employer ces candidats à l'emploi légal ou dissimulé, il faut des employeurs : quelle est leur nationalité, à votre avis ? Et des logeurs comme des filières pour vivre dans la clandestinité, quels sont leurs acteurs de l'avis de vos lecteurs ? C'est dire que le débat sur l'immigration est un débat ancien, ouvert dans notre pays depuis plus de trente ans, et dont la complexité interdit la mauvaise foi ou l'angélisme.

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