Euro 1960 : quand l’Espagne de Franco refuse de jouer contre l’URSS<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chef de l'État espagnol, le général Francisco Franco, prononce un discours à Bilbao en 1939.
Le chef de l'État espagnol, le général Francisco Franco, prononce un discours à Bilbao en 1939.
©AFP

Bonnes feuilles

Kévin Veyssière publie « Football Club Geopolitics, 22 histoires insolites pour comprendre le monde » aux éditions Max Milo. L’auteur nous raconte des histoires dans lesquelles le ballon rond s’est retrouvé au cœur des relations internationales. Pour ainsi nous montrer que la géopolitique n’est ni rébarbative, ni réservée aux diplomates chevronnés, et que le football peut dépasser le simple cadre du terrain. Extrait 1/2.

Kévin Veyssière

Kévin Veyssière

Kévin Veyssière est collaborateur parlementaire. Passionné de football, de géopolitique et d'histoire, il a créé le Football Club Geopolitics, média qui vulgarise la géopolitique du football. La page rassemble aujourd'hui plus de 30 000 abonnés sur Twitter.

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Le premier Euro de football, en 1960, est une véritable aubaine pour l’UEFA, qui a l’ambition de faire de son tournoi la compétition la plus regardée de la planète football. Pourtant un match couperet entre les deux principaux favoris, l’Espagne et l’URSS, fait basculer ce moment sportif en un moment politique. Il met en lumière les différences majeures qui opposent encore l’Europe, la division idéologique entre les blocs de l’Ouest et de l’Est et la guerre froide.

Nous avons quitté l’Euro 1960, au chapitre précédent, avec l’un des matchs qui dépassaient les divisions européennes de la Guerre froide, celui entre la République d’Irlande et la Tchécoslovaquie. À ce jeu-là, c’est l’équipe de l’Est qui s’est qualifiée pour la suite de ce championnat d’Europe des nations. Une compétition qui voit certes 17 sélections s’affronter, mais certaines grandes équipes européennes, comme l’Angleterre, l’Allemagne ou encore l’Italie, ont décliné l’invitation. La raison : elles émettent alors des doutes quant au succès de ce nouveau tournoi. Pourtant la France, troisième de la Coupe du monde 1958, la Suède, finaliste de ce Mondial face au Brésil, et l’Espagne, avec de nombreux joueurs du Real Madrid, sont bien là.

Le club madrilène est d’ailleurs installé sur le toit de l’Europe puisque son équipe a remporté l’ensemble des titres de la Coupe d’Europe des clubs champions depuis 1956 et rassemble les meilleurs joueurs du moment, en particulier Alfredo Di Stéfano. Autant dire que l’Espagne fait office d’épouvantail pour ce premier Euro. Pour parvenir à la phase finale de la compétition, les équipes engagées doivent encore jouer deux tours en matchs éliminatoires aller-retour, sorte de huitièmes et de quarts de finale avant l’heure. Les principaux favoris n’ont aucun mal à se distinguer durant leur tour d’échauffement. L’UEFA, organisatrice de la compétition, peut garder le sourire.

Une ombre se glisse au tableau au tour suivant. L’équipe de l’URSS, qui a disposé facilement de la Hongrie, retrouve en quart de finale l’Espagne. Un match alléchant sur le papier, entre les deux forces footballistiques du moment. Les soviétiques ont, en effet, remporté l’épreuve de football aux Jeux olympiques de 1956 de Melbourne. Pourtant, la rencontre n’aura jamais lieu. À cause d’un homme : Franco. Le dictateur militaire est en effet à la tête de l’Espagne depuis 1939. Pour y parvenir, il a dû gagner la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939, guerre durant laquelle l’URSS a soutenu l’Armée populaire de la République espagnole, tandis que l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ont apporté leur soutien au régime nationaliste franquiste.

Le « Caudillo », surnom de Franco, garde cette « trahison » en tête. Neuf jours avant le match aller, un conseil des ministres a lieu pour déterminer si l’équipe espagnole doit affronter l’équipe soviétique dans le cadre de cet Euro 1960. Quatre jours plus tard, le couperet tombe. Il est décidé que l’équipe d’Espagne n’affrontera pas l’URSS. Une décision justifiée dans les textes par le fait que des soldats espagnols de la division Azul, mis à disposition par l’Espagne de la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale pour combattre sur le front russe, seraient toujours retenus prisonniers dans les goulags de Sibérie.

Juste avant son départ pour le match, l’équipe espagnole reste donc clouée au sol. La légende veut que la vedette espagnole, Di Stéfano, se soit lamentée : « Pourquoi ? Pourquoi ? » dit-il auprès d’un officiel de la fédération. « Pourquoi ? Ordre de Franco », lui répondit-on. Il faut dire que le général militaire voyait d’un très mauvais œil le fait que l’équipe espagnole pût subir une défaite à Moscou, et porter ainsi un coup direct à la légitimité et à l’efficacité de son régime politique. Les vieux démons de la guerre civile espagnole auraient également pu ressurgir si des « ambassadeurs soviétiques » en crampons étaient venus jusque dans la capitale Madrid.

En tous cas, cette décision est terrible pour l’UEFA, qui ne veut pas que les décisions politiques des pays membres interfèrent sur le bon déroulement de sa compétition, présentée comme apolitique. Les journaux de leur côté ne tardent pas à dégainer. L’Agence France-Presse titre à l’époque : « Le football est victime de la guerre froide. » L’UEFA tente alors le tout pour le tout et propose un compromis. Celui de jouer le match sur un terrain neutre. Si le régime espagnol accepte, les soviétiques en revanche refusent cette décision. Démunie, l’instance du football européen ne peut donc qu’abdiquer et annoncer la qualification de l’URSS. L’Espagne, exclue, reçoit une amende de 2 000 francs suisses. La grande génération espagnole de l’époque, qui domine le football européen avec le Real Madrid, perd alors l’occasion de remporter un grand titre international. En particulier Di Stéfano, qui ne remportera finalement aucun titre avec l’Espagne.

Du côté soviétique, l’équipe a le privilège de participer à la première phase finale de l’Euro de football de l’histoire. Pour cette partie de la compétition entre les quatre dernières équipes qualifiées, les matchs ne se jouent plus en aller[1]retour, mais en rencontre à élimination directe. L’UEFA choisit la France pour accueillir l’ultime tour, en hommage à Henri Delaunay. Cela ne porte pas chance aux Bleus, puisqu’ils s’inclinent en demi-finale face à la Yougoslavie, pendant que l’URSS se défait de la Tchécoslovaquie.

La finale, le 10 juillet 1960 au stade du Parc des Princes à Paris, a tout d’une rencontre politique. Désormais leader du mouvement des non-alignés, la Yougoslavie, gouvernée par le général Tito a, en effet, coupé ses relations avec l’URSS depuis 1948. Une victoire yougoslave serait vue comme un triomphe sur le modèle soviétique. D’autant plus que les joueurs se sont vu promettre une parcelle de terrain en cas de victoire. Pourtant, lors du match couperet, le légendaire gardien soviétique Lev Yachine dompte les offensives venues des Balkans, et c’est l’attaquant Viktor Ponedelnik qui propulse « l’armée Rouge » au sommet du football européen. Une victoire qui procure un soulagement.

L’URSS a en effet déjà croisé la route de la Yougoslavie lors du tournoi olympique de football en 1952, à Helsinki. La victoire yougoslave a entraîné une colère noire de Staline, qui a sanctionné sévèrement les joueurs de l’équipe et le sélectionneur de l’époque. En 1960, l’honneur est désormais rétabli. Le régime soviétique peut par se vanter avec cette victoire sportive que son modèle politique prédomine sur les autres, en particulier par rapport à l’Ouest. D’autant plus que le podium final de ce premier Euro consacre trois équipes nationales d’Europe de l’Est, avec l’URSS, la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie.

Franco s’en mord-il les doigts ? L’histoire ne nous le dit pas. Pendant ce temps, les joueurs espagnols se consolent pour la plupart avec un nouveau sacre européen du Real Madrid, avec une victoire 7 buts à 3, face à l’Eintracht Francfort. Preuve que l’Espagne est en forme, le Ballon d’or 1960 est décerné au joueur du FC Barcelone Luis Suarez. La génération dorée n’a toutefois pas tout perdu. Franco a sa revanche, quatre ans plus tard, lors de la deuxième édition de l’Euro en 1964.

Cette fois-ci, l’Espagne se qualifie pour la phase finale, et se propose même de l’organiser. Une belle occasion de mettre la personne de Franco et son régime politique en avant. L’UEFA impose quand même une condition à ce que son tournoi se joue en terre espagnole. L’équipe de l’URSS, également qualifiée, doit pouvoir y participer. Les dirigeants européens veulent ainsi éviter un nouveau couac, d’autant que la compétition a bien grandi, avec 27 équipes qui ont participé aux éliminatoires.

La phase finale se déroule bien en Espagne et oppose le pays hôte au Danemark, à la Hongrie et, bien sûr, à l’URSS.

Alors que les Soviétiques se qualifient facilement pour la finale, l’Espagne a presque manqué ce rendez-vous puisqu’il lui faut un ultime but dans les prolongations pour se défaire de l’équipe hongroise. Le match tant attendu a donc bien lieu, le 21 juin 1964.

Devant près de 80 000 personnes dans le stade bouillant du Santiago Bernabéu de Madrid, et surtout devant Franco en personne, les joueurs de la Roja n’ont tout simplement pas le droit à l’erreur. Le match commence tambour battant. Dès la 6e minute, le joueur du FC Barcelone Jesús Perada ouvre la marque. Deux minutes plus tard, l’attaquant du Spartak Moscou, Galimzian Khoussaïnov, lui répond. Lev Yachine, encore une fois, repousse les assauts adverses, mais c’est bien l’espagnol Marcelino qui permet enfin à cette grande équipe d’Espagne de remporter son premier titre international.

Une consécration pour le football espagnol, mais aussi pour Franco, qui cherchait une autre grande victoire sportive, en plus de celle du Real Madrid en Coupe d’Europe, pour rayonner un peu plus dans le paysage international. Ce sacre de l’Euro 1964 sera le seul fait d’armes de cette équipe espagnole sous le régime franquiste. Il faudra attendre ensuite les années 1990, et surtout le triplé historique Euro[1]Coupe du monde-Euro de 2008 à 2012, pour revoir l’Espagne du football briller à nouveau.

Extrait du livre  de Kévin Veyssière, « Football Club Geopolitics, 22 histoires insolites pour comprendre le monde », publié aux éditions Max Milo

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