Elie Barnavi : comment les guerres déterminent le caractère des États<!-- --> | Atlantico.fr
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Les guerres déterminent le caractère des États.
Les guerres déterminent le caractère des États.
©Reuters

Bonnes feuilles

Dix thèses de débat sur un sujet éternel. Le regard d'un historien doublé de celui d'un citoyen-soldat : "La guerre a accompagné toute ma vie, elle a pénétré ma façon de m'exprimer et de penser." Extrait de "Dix thèses sur la guerre", de Elie Barnavi, publié aux éditions Flammarion (1/2).

Elie  Barnavi

Elie Barnavi

Professeur d'histoire de l'Occident moderne à l'Université de Tel-Aviv, Elie Barnavi a été ambassadeur d'Israël en France de 2000 à 2002. Il dirige aujourd'hui le comité scientifique du Musée de l'Europe, qui a ouvert ses portes en 2007 à Bruxelles.

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Je distingue trois ères dans l’époque moderne, soit depuis la seconde moitié du XVe siècle, où, entre la chute de l’Empire « romain » d’Orient et les Grandes Découvertes, la tradition historiographique occidentale fixe la fin du Moyen Âge.

La première débute avec la sortie des limbes médiévaux de l’État territorial dont Machiavel et Jean Bodin se sont faits les principaux théoriciens. Machiavel lui a hardiment tracé le cadre de son action dans Le Prince – tout ce qui est humain, autrement dit la politique, lui appartient, c’est sa sphère exclusive –, et offert dans L’Art de la guerre un manuel de savoir-faire militaire pour qu’il puisse mener à bien sa mission. Bodin a expliqué au prince en quoi consistait son pouvoir souverain et comment il s’exprimait par la loi, sa marque ultime. Sanctionnée par l’arrangement westphalien – acte de décès des prétentions hégémoniques des deux entités supranationales, la papauté et l’empire –, cette nouvelle créature qu’est l’État se veut pleinement souveraine au-dedans comme en dehors de ses frontières. Détenteur du monopole de la force à l’intérieur, le prince n’a de comptes à rendre à l’extérieur qu’à Dieu. La Respublica christiana bicéphale a vécu, seul subsiste dans l’arène internationale l’État, séculier par définition et armé par nécessité.

>>>>>>>>>> A lire également : Elie Barnavi : pourquoi il y a des guerres plus justes que d’autres

Évidemment, tous les « États » ne sont pas logés à la même enseigne. De « modernes » il n’y a que ce qu’on appelle les « monarchies nouvelles », France, Angleterre, Espagne, lesquelles ont atteint un degré de centralisation administrative et territoriale inconnu ailleurs. Le Saint Empire romain de la Nation germanique, une mosaïque invraisemblable de quelque trois cent cinquante royaumes, principautés, villes libres et communautés diverses – Heine se disait incapable de s’y promener sans qu’une de ces choses se colle aux semelles de ses souliers –, n’est qu’une survivance médiévale qui n’a rien de « moderne ». Il en va de même pour l’Italie, divisée en plusieurs entités dont cinq puissantes, qui se trouvent en équilibre instable et se font volontiers la guerre – une Italie simple « expression géographique », dira Metternich, que se disputent les grandes puissances de l’époque, la France et les Habsbourg, ceux d’Espagne, puis ceux d’Autriche. Encore faut-il remarquer que, à l’intérieur de ces deux ensembles amorphes, les unités qui les composent connaissent les mêmes tendances à la centralisation que les « monarchies nouvelles », c’est même cela qui en empêche l’unification. Il n’est pas anodin de constater que c’est en Allemagne et en Italie, pays à l’histoire nationale malheureuse, tard et mal unifiés, que se développeront le moment venu les formes les plus virulentes de pathologie politique.

Que, dans la formation de l’Europe moderne, la guerre joue le rôle de grande accoucheuse, c’est une évidence. Mais la guerre fait mieux que modeler les frontières. Elle détermine le caractère des États. Ainsi, elle contribue largement à l’émergence des deux modèles politiques dominants jusqu’à la Révolution française, l’absolutisme de droit divin français et la monarchie parlementaire anglaise. Celui-là, toujours sur le qui-vive et guerroyant sans discontinuer, s’arroge le pouvoir de lever l’impôt sans trop se soucier de l’opinion de ses sujets. Celle-ci n’a pas ce luxe. Jouissant de la sécurité relative que leur confère le bras de mer qui les sépare du continent, les Anglais veulent savoir ce que le roi fait de leurs deniers et se gardent bien de lui offrir de quoi entretenir une armée permanente. Chassée du continent à la fin de la guerre de Cent Ans, l’Angleterre n’a plus qu’un souci : maintenir ses États en équilibre afin que nul ne songe à l’envahir ou à menacer ses intérêts. Pour cela, la maîtrise des mers lui suffit.

Les traités de Westphalie de 1648 consacrent le triomphe de l’État territorial et mettent en place les conditions d’un ordre européen fondé sur l’équilibre des puissances. Forcément instable, régulé par la guerre quasi permanente et scandé par des traités de paix nécessairement éphémères, cet ordre n’en organisera pas moins l’Europe jusqu’à son remplacement par un ordre inédit, fondé non pas sur l’équilibre des puissances, mais sur l’équilibre de la terreur. À ce moment, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe ne sera plus le coeur du monde, mais le champ d’affrontement privilégié de deux superpuissances non européennes. Une autre histoire commencera pour elle, où la guerre aura disparu de son horizon. Nous y reviendrons.

Extrait de "Dix thèses sur la guerre", de Elie Barnavi, publié aux éditions Flammarion, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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