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De la mystérieuse puissance du concept de la dette : car a-t-on jamais su qui devait vraiment quoi à qui ?
©Reuters

Bonnes feuilles

David Graeber démontre que l'endettement est une construction sociale fondatrice du pouvoir. Extrait de "Dette : 5 000 ans d'histoire" (1/2).

David Graeber

David Graeber

David Graeber est l’un des intellectuels les plus en vue du moment et les plus ancré dans les réalités socio-économiques actuelles. Il est l'un des intellectuels les plus influents dans le classement du Times de cette année. Docteur en anthropologie et économiste, il enseigne ces deux matières à la London University.

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Pendant des semaines, cette formule n’a cessé de me revenir à l’esprit. Pourquoi la dette ? D’où vient l’étrange puissance de ce concept ? La dette des consommateurs est le sang qui irrigue notre économie. Tous les États modernes sont bâtis sur le déficit budgétaire. La dette est devenue le problème central de la politique internationale. Mais nul ne semble savoir exactement ce qu’elle est, ni comment la penser.

Le fait même que nous ne sachions pas ce qu’est la dette, la flexibilité de ce concept, est le fondement de son pouvoir. L’histoire montre que le meilleur moyen de justifier des relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dette – cela crée aussitôt l’illusion que c’est la victime qui commet un méfait. Les mafieux le comprennent. Les conquérants aussi. Depuis des millénaires, les violents disent à leurs victimes qu’elles leur doivent quelque chose. Au minimum, elles « leur doivent la vie » (expression fort révélatrice), puisqu’ils ne les ont pas tuées.

Aujourd’hui, l’agression armée est définie comme un crime contre l’humanité, et les tribunaux internationaux, quand ils sont saisis, condamnent en général les agresseurs à payer des indemnités. L’Allemagne a dû s’acquitter de réparations massives après la Première Guerre mondiale, et l’Irak continue à indemniser le Koweït pour l’invasion de Saddam Hussein en 1990. Mais pour la dette du Tiers Monde, celle de pays comme Madagascar, la Bolivie et les Philippines, le mécanisme semble fonctionner en sens inverse. Les États endettés du Tiers Monde sont presque exclusivement des pays qui, à un moment ou à un autre, ont été agressés et occupés par des puissances européennes – celles-là mêmes, souvent, à qui ils doivent aujourd’hui de l’argent. En 1895, par exemple, la France a envahi Madagascar, dissous le gouvernement de la reine Ranavalona III et déclaré le pays colonie française. L’une des premières initiatives du général Gallieni après la « pacification », comme aimaient à dire les envahisseurs à l’époque, a été d’imposer lourdement la population malgache : elle devait rembourser les coûts de sa propre invasion, mais aussi – les colonies françaises étant tenues d’autofinancer leur budget – assumer ceux de la construction des chemins de fer, routes, ponts, plantations, etc., que le régime colonial français souhaitait construire. On n’a jamais demandé aux contribuables malgaches s’ils voulaient avoir ces chemins de fer, routes, ponts et plantations, et ils n’ont guère pu s’exprimer non plus sur leur localisation ni leurs méthodes de construction1. Bien au contraire : au cours du demi-siècle qui a suivi, l’armée et la police françaises ont massacré un nombre important de Malgaches qui protestaient trop énergiquement contre tout cela (plus d’un demi-million, selon certains rapports, pendant une seule révolte en 1947). Notons bien que Madagascar n’avait jamais infligé de préjudice comparable à la France. Néanmoins, on a dit dès le début au peuple malgache qu’il devait de l’argent à la France, on considère actuellement qu’il doit toujours de l’argent à la France, et le reste du monde estime cette relation parfaitement juste. Quand la « communauté internationale » perçoit un problème moral, c’est en général lorsque le gouvernement malgache lui paraît lent à rembourser ses dettes.

La dette ne se résume pas à la justice du vainqueur ; elle peut aussi servir à punir des vainqueurs qui n’auraient pas dû gagner. Ici, l’exemple le plus spectaculaire est l’histoire de la république d’Haïti, premier pays pauvre à avoir été mis en péonage a permanent par la dette. Haïti a été fondé par d’anciens esclaves des plantations qui, avec force déclarations sur l’universalité des droits et des libertés, avaient osé se révolter, puis vaincre les armées de Napoléon venues rétablir l’esclavage. La France avait aussitôt déclaré que la nouvelle République lui devait 150 millions de francs de dommages et intérêts pour l’expropriation des plantations et pour les coûts des expéditions militaires en déconfiture. Tous les autres pays, États-Unis compris, étaient alors convenus de mettre Haïti sous embargo jusqu’au remboursement de cette somme. Le montant était délibérément impossible (environ 18 milliards de dollars actuels), et, avec l’embargo qui en résulta, le mot « Haïti » est resté depuis cette époque un synonyme permanent de dette, de pauvreté et de misère humaine.

Mais le mot « dette » semble parfois revêtir le sens opposé. À partir des années 1980, les États-Unis, qui s’étaient montrés inflexibles sur le remboursement des emprunts du Sud, ont eux-mêmes accumulé une dette très supérieure à celle de tous les pays du Tiers Monde réunis. Elle est essentiellement alimentée par leurs dépenses militaires. La dette extérieure des États-Unis prend toutefois une forme particulière : des bons du Trésor détenus par des investisseurs institutionnels dans des pays (Allemagne, Japon, Corée du Sud, Taïwan, Thaïlande, États du Golfe) qui sont presque tous des protectorats militaires américains de fait, pour la plupart couverts de bases, d’armes et de matériels américains financés par ces mêmes dépenses de déficit. La situation a un peu changé depuis que la Chine est entrée dans le jeu (la Chine est un cas particulier, pour des raisons qui seront expliquées plus loin), mais pas tant que cela – même la Chine estime que la masse de bons du Trésor américains qu’elle détient l’assujettit jusqu’à un certain point aux intérêts des États-Unis, et non l’inverse.

Quel est donc le statut de tout cet argent envoyé continuellement au Trésor américain ? S’agit-il de prêts ? Ou est-ce un tribut ? Dans le passé, lorsque des puissances maintenaient des centaines de bases militaires hors de leur territoire, on les appelait des « empires », et les empires exigeaient des peuples assujettis le versement régulier d’un tribut. Certes, l’État américain se défend d’être un empire – mais on pourrait aisément soutenir que sa seule raison de s’obstiner à qualifier ces versements de « prêts » et non de « tributs » est précisément sa volonté de nier la réalité de ce qui se passe.

Cela dit, il est vrai qu’au fil de l’histoire certaines dettes et certains débiteurs ont toujours été traités autrement que les autres. Dans les années 1720, l’une des choses qui scandalisaient le plus l’opinion britannique quand la presse populaire évoquait les conditions de vie dans les prisons pour dettes, c’est que ces établissements étaient régulièrement divisés en deux sections. Les détenus aristocrates, pour qui souvent un bref séjour à Fleet ou à Marshalsea était du dernier chic, se faisaient servir des mets raffinés et du vin par des domestiques en livrée et avaient droit à des visites régulières de prostituées. Du « côté commun », les débiteurs pauvres étaient enchaînés ensemble dans des cellules minuscules, « couverts d’ordure et de vermine », écrit un rapport, « et exposés à mourir sans pitié, de faim et de la fièvre des prisons ».

En un sens, on peut voir l’ordre économique du monde actuel comme une version très élargie de cette situation : les États-Unis sont le débiteur Cadillac et Madagascar le pauvre affamé de la cellule d’à côté – sermonné par les serviteurs des débiteurs Cadillac qui lui disent que tous ses problèmes viennent de sa propre irresponsabilité.

Mais quelque chose de plus fondamental se joue ici, une question philosophique, même, que nous ferions bien de méditer. Quelle différence y a-t-il entre un gangster qui sort un pistolet et exige qu’on lui donne mille dollars « comme prix de sa protection » et le même gangster qui sort un pistolet et exige qu’on lui « prête » mille dollars ? À bien des égards, aucune, c’est évident. Mais, sous certains angles, il y a une différence. Comme dans le cas de la dette américaine à l’égard de la Corée ou du Japon, si le rapport de forces s’inverse un jour, si l’Amérique perd sa suprématie militaire, si le gangster perd ses hommes de main, ce « prêt » risque fort d’être traité tout autrement. Il pourrait alors devenir une obligation authentique. Mais il est clair que l’élément crucial resterait le pistolet.

Un vieux sketch le dit avec encore plus d’élégance – le voici, revu et amélioré par Steve Wright :

Je descendais la rue avec un ami l’autre jour quand un gaillard armé d’un pistolet a surgi d’une allée : « Haut les mains ! »

J’ai sorti mon portefeuille et je me suis dit : « Ne perdons pas tout ! » Prenant quelques billets, je me suis tourné vers mon ami : « Au fait, Fred, voici les cinquante dollars que je te dois. »

Le voleur a été si scandalisé qu’il a pris 1 000 dollars de son argent personnel, a forcé Fred, sous la menace de son arme, à me les prêter, puis les a repris.

En dernière analyse, celui qui tient le pistolet n’a pas à faire ce qu’il ne veut pas faire. Mais, pour pouvoir diriger efficacement un régime, même fondé sur la violence, il faut instaurer un ensemble de règles. Elles peuvent être totalement arbitraires. En un sens, leur contenu importe peu. Du moins au début. Le problème est que, dès l’instant où l’on commence à cadrer une situation en termes de dette, les gens finissent inévitablement par se demander qui doit vraiment quoi à qui.

Extrait de "Dette : 5000 ans d'histoire" , David Graeber, (Editions Les Liens qui Libèrent), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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