Churchill a-t-il été le pire ministre des Finances du Royaume-Uni ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher.
Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher.
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Bonnes feuilles

Anne de Guigné publie « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale » aux éditions du Rocher. Avec la meilleure foi du monde, les dirigeants de toutes les époques ont pris des décisions catastrophiques pour leur pays. Ils ont cru dompter l'économie ? Chacune de ces grandes erreurs politiques a provoqué des ruptures fondamentales, des révoltes, des révolutions, des changements de régime, des krachs, voire un basculement du monde. Extrait 1/2.

Anne de Guigné

Anne de Guigné

Anne de Guigné est journaliste. Elle suit la politique économique française pour Le Figaro depuis 2017. 

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« Tout le monde dit que j’ai été le pire ministre des Finances qu’il n’y ait jamais eu et dorénavant j’incline à le penser également. Il y a donc consensus sur le sujet. » Cet aveu, rapporté par l’historien Alfred Rowse, n’a pas été soutiré à un Churchill âgé soucieux de laisser un dernier bon mot à la postérité. Il daterait de 1930, juste une année après que le ministre a quitté son maroquin suite à la victoire électorale du Labour de Ramsay MacDonald. Qu’a donc commis le futur héros de la Seconde Guerre mondiale pour mériter un jugement si sévère? Au fond‚ l’une des erreurs les plus communes de politique économique, mais aux conséquences dévastatrices. Par fierté patriotique et sous la pression de la City, le chancelier de l’Échiquier (équivalent britannique du ministre des Finances) a surévalué en 1925 la monnaie nationale, fixant la valeur de la livre sterling à un niveau supérieur de plus de 10 % à ce qu’une économie ébranlée par la Première Guerre mondiale et le déclin de son industrie pouvait supporter. En reprenant le taux historique de conversion à l’or (4,40 livres pour une once d’or), qui avait été défini par Isaac Newton lui-même en 1717 à la demande du roi George Ier, Churchill mine la compétitivité nationale, provoque l’explosion du chômage et de graves troubles sociaux.

Plusieurs mois avant ces sombres événements, Churchill (1874-1965) apparaît lui-même presque surpris par la demande de Stanley Baldwin lorsque le nouveau Premier Ministre conservateur lui propose en 1925 de rejoindre son gouvernement, qui plus est au très prestigieux poste de chancelier de l’Échiquier. Il ne connaît en effet rien aux finances. À l’époque, connu pour ses faits d’armes pendant la seconde guerre des Boers, du nom du conflit qui opposa les Britanniques avec les républiques boers en Afrique du Sud de 1899 à 1902, Churchill ne fait pas l’unanimité en GrandeBretagne. Cet aristocrate ambitieux, au verbe haut, a acquis pendant la Première Guerre mondiale, malgré les échecs de la campagne des Dardanelles, un certain prestige en tant que lord de l’Amirauté puis ministre de l’Armement. D’un point de vue politique, il fait en revanche figure d’opportuniste. Député conservateur depuis ses 25 ans, il rejoint en 1904 les libéraux (Whigs) avant de renouer de justesse en 1924 avec les Tories pour rentrer au gouvernement Baldwin. En 1908, année de son mariage avec Clementine Hozier, il est ministre du Commerce. À ce poste, Churchill présente les lois pour un salaire minimum et travaille sur les premières moutures d’une assurance chômage. Autant de missions qui le déconsidèrent dans les milieux conservateurs tandis que la gauche le caricature en aristocrate s’amusant à jouer la carte sociale. Nommer ce pilier du Parlement aux Finances a néanmoins le mérite, du point de vue de Baldwin, de le neutraliser. Son absence de maîtrise des dossiers techniques de son ministère devant assurer une certaine docilité dans la mise en œuvre. Du côté de Churchill, la proposition signe non seulement un retour au premier plan à 50 ans, mais revêt aussi une dimension personnelle: son père Randolph, qu’il vénère, avait occupé le même ministère un court moment en 1886. « Votre proposition comble mes ambitions, j’ai encore la robe de chancelier de mon père. Je serai fier de vous servir à ce poste splendide », répond-il alors à Baldwin.

Durant ses années à la chancellerie, Churchill présente cinq budgets, un par année. Dès le premier exercice, le ministre hérite tout en haut de sa pile d’un dossier inflammable: le retour à la convertibilité en or de la livre sterling. Ce débat hautement politique agite l’Angleterre depuis la sortie de la Première Guerre mondiale. Pour nombre de Britanniques, redonner à la monnaie sa valeur d’autrefois, c’est affirmer haut et fort que‚ malgré les stigmates de la guerre, Londres reste bien la première puissance financière mondiale. Il ne s’agit pas d’une mince affaire. La Grande-Bretagne assure la convertibilité de ses billets en or depuis 1717. Le régime a été un temps suspendu à la fin du XVIIIe siècle en raison des troubles provoqués par les guerres avec la France révolutionnaire puis napoléonienne. Sous la pression des disciples de l’économiste libéral David Ricardo (1772-1823), l’étalon-or est de nouveau adopté officiellement lors du Bank Charter Act (ou Peel Act) de 1844. La Banque d’Angleterre fixe son taux d’intérêt, le taux auquel les autres banques lui empruntent et qui se répercute dans l’économie, à un niveau devant permettre d’attirer suffisamment d’or vers Londres pour maintenir sa convertibilité. Un tel régime avait le mérite de limiter la création monétaire, de lutter contre l’inflation et d’apporter de la stabilité aux acteurs économiques, les taux de conversion entre les grandes monnaies internationales étant fixés entre elles à partir de leur valeur en or.

À partir des années 1880, toutes les grandes économies suivent en effet l’exemple anglais et se convertissent à leur tour à l’étalon-or. La participation au système étant alors considérée comme le gage de finances publiques bien tenues, puisque les États ne disposaient pas dans cette configuration du levier de l’inflation pour réduire leur dette. Au sein de ce système monétaire, Londres joue un rôle pivot. Jusqu’en 1914, seule la livre sert de monnaie internationale et de réserve de change. À ce titre, la City s’impose comme le centre de la compensation financière internationale et le principal marché de l’or. En 1913, la Grande-Bretagne détient ainsi près de la moitié des investissements étrangers dans le monde, soit peu ou prou 4 milliards de livres. Sur le volet de la lutte contre l’inflation, le système fait ses preuves: les prix anglais ayant fort peu varié entre 1880 et 1914. Il se heurte toutefois à plusieurs puissantes limites. Il prive d’abord les dirigeants des leviers de la politique monétaire pour accompagner leur économie dans les phases de récession ou d’accélération. Dans le cadre du régime de l’étalon-or, ce sont les salaires et le chômage qui amortissent directement les chocs, en lieu et place des taux de change et d’intérêt. Le fait de lier la création monétaire au volume d’extraction de l’or et non de l’activité économique pose‚ par ailleurs‚ sur le long terme‚ de sérieuses questions opérationnelles.

La Première Guerre mondiale porte un premier coup de boutoir à ce système. Au début du conflit, les gouvernements suspendent la convertibilité internationale de leur monnaie en or afin de financer sans limite l’expansion des dépenses militaires. La Banque d’Angleterre‚ officiellement‚ ne revient pas pour les opérations nationales sur la convertibilité de la livre sterling, mais à partir de 1918, elle interdit l’exportation d’or, ce qui revient de facto au même. La Première Guerre altère par ailleurs profondément la position financière de tous les États européens vis-à-vis des ÉtatsUnis. Pour financer ses opérations courantes, le Trésor britannique a emprunté en masse. La dette intérieure passe de 650 millions de livres à 7 435 millions en 1919. L’émission de papier-monnaie explose et le niveau des prix triple par rapport à 1914. Dans ces conditions, rétablir le cours de change au niveau d’avant-guerre, sans aménagement, reviendrait à asphyxier les Britanniques. Malgré ces incohérences techniques majeures, le comité d’experts présidé par lord Cunliffe, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, chargé de trancher la question, prend position, en 1919, pour un ancrage de la livre au pair d’avant le conflit. « Il est impératif qu’après la guerre, les conditions d’un rétablissement d’un étalon-or effectif soient restaurées sans délai », écrit le cénacle dans son rapport. Cette position très raide est en grande partie motivée par l’angoisse du déclassement. Officiellement, le système d’étalon-sterling est prolongé, mais dès la conférence de Gênes en 1922, il est acté que le dollar partagera avec la livre le rôle de monnaie-clé. Les Britanniques voient d’un très mauvais œil cette montée en puissance américaine. Après l’industrie, déjà concurrencée depuis des décennies par les puissances allemande, américaine et aussi française, ils ne peuvent perdre la première place sur le plan financier.

La réévaluation de la monnaie apparaît alors comme un rempart symbolique contre le déclin. Pour l’historien français André Siegfried, ce débat britannique sur le retour à l’or s’explique ainsi avant tout par « l’orgueil de ne pas se laisser confondre » avec les pays dont la monnaie avait coulé dans la guerre. D’ailleurs, selon le professeur d’économie à Berkeley, Barry Eichengreen, la grande majorité des experts britanniques partagent la conviction qu’un retour à la valeur d’autrefois est nécessaire. « Dans l’opinion britannique, seuls l’économiste Keynes, son associé Hubert Henderson, le président de la Middle Bank Reginald McKenna et le magnat de la presse Beaverbrook exprimaient des réserves », écrit-il. Malgré ce consensus relatif et le rapport de 1919, l’affaire traîne néanmoins en longueur‚ tant il paraît évident que l’économie britannique n’est pas prête à subir un tel remède de cheval : c’est d’abord la forte inflation de 1920, provoquée par la reprise de la demande après les années de guerre, qui reporte la décision, puis le flottement à la baisse de la livre qui descend jusqu’à 3,40 dollars contre un 4,81 dollars avant-guerre. Enfin‚ des mouvements de spéculation contre le franc puis le mark‚ refroidissent la fougue de la Banque d’Angleterre et de son puissant gouverneur, Montagu Norman.

Bref, Churchill finit par hériter du dossier en 1924‚ lorsqu’il prend le poste de chancelier de l’Échiquier. Il avoue au départ un certain malaise. « J’aimerais que les experts monétaires soient des amiraux ou des généraux, je pourrais les couler si nécessaire. Mais quand je discute avec des banquiers ou des économistes, après un moment ils se mettent à parler perse et là c’est eux qui me coulent »‚ écrit-il au député Robert Boothby, en 1924. Malgré leur popularité, Churchill ne prend donc pas pour argent comptant les arguments des financiers qui demandent un retour à l’ancien taux de change. Dans une lettre de février 1925 à l’un de ses conseillers, il exprime de clairs doutes quant à la légitimité de cette ligne si ardemment défendue par la City : « Le gouverneur [de la Banque d’Angleterre] se montre parfaitement satisfait au spectacle de la GrandeBretagne ayant à la fois le meilleur crédit du monde et 1 250 000 chômeurs […]. Je verrais volontiers les Finances moins glorieuses et l’Industrie plus satisfaite. »

Le ministre a bien compris qu’avec le nouveau taux, il fait le choix de la finance contre l’industrie, pourtant bien fragile. À la sortie de la guerre, l’industrie britannique souffre en effet d’une compétitivité médiocre, du vieillissement de l’appareil de production et de sa spécialisation dans des filières anciennes comme le textile, et particulièrement les cotonnades, ou l’industrie houillère. C’est d’ailleurs le lobby bancaire, avec la Banque d’Angleterre à sa tête‚ qui mène tout au long de l’après-guerre la campagne du rétablissement de la convertibilité en or de la livre sterling, au niveau d’avant-guerre: 4,86 dollars par livre sterling. Ce taux surévalué ne correspond évidemment pas à l’état du pays. En revanche, il sert les créanciers, car il valorise les patrimoines financiers et limite l’inflation. C’est ce que ne cesse de répéter un économiste influent, que Churchill connaît bien pour fréquenter les mêmes clubs londoniens que lui. Le John Maynard Keynes‚ qui mène la fronde contre la réforme, n’est pas encore l’économiste vedette des décennies suivantes, icône de tous les gouvernements lançant des campagnes de grands travaux publics. Sa somme La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) reste à écrire. Son dernier ouvrage, La réforme monétaire, date de 1923 et s’attaque à ces questions de traitement de l’inflation. Keynes y démontre entre autres qu’il est plus efficace en cas de ralentissement économique de dévaluer que de recourir à la déflation. Un appel du pied explicite aux gouvernements britanniques successifs, qui ne semblent considérer que la voie inverse de la surévaluation. Churchill écoute longuement Keynes avant de trancher et de se ranger à l’avis de ses conseillers du Trésor. Il profite d’un moment d’euphorie sur les marchés qui voit le cours de la livre remonter de 4,43 dollars à 4,81 dollars fin avril 1925, pour annoncer la nouvelle convertibilité à 4,86 dollars, alors qu’il était tombé à 3,4 dollars en 1920.

En apprenant la nouvelle, Keynes est bien sûr furieux. D’autant qu’il a encore dîné quelques jours avant l’annonce avec Churchill pour tenter une dernière fois de le dissuader de donner son blanc-seing à ce projet qui lui semble suicidaire. Il riposte dès juillet 1925 avec un petit pamphlet sévère, intitulé Les conséquences économiques de Monsieur Churchill, qui débute par une question ouverte: « Pourquoi a-t-il fait une telle sottise? » Et l’économiste de dérouler ses arguments : les prix ne s’ajustent pas uniformément dans tous les secteurs, car les contrats ne peuvent être modifiés du jour au lendemain, notamment les contrats de dette. Augmenter la livre de 10 %, écrit-il, revient alors à augmenter la charge de la dette de 750 millions de livres et à transférer un milliard de livres de la poche de tous les Britanniques vers celle des rentiers. Autrement dit, surévaluer la livre, c’est surévaluer le travail anglais, s’agace l’économiste qui continue de préconiser la politique inverse: une dévaluation de la monnaie, davantage de création monétaire pour faire baisser les taux d’intérêt et une relance des investissements publics via des grands travaux. Au départ, les sombres présages de Keynes sont démentis. Les capitaux affluent et 25 États se laissent convaincre de suivre la voie britannique en renouant également avec la convertibilité en or. Seul hic, la France, la Belgique comme l’Allemagne optent pour des taux bien inférieurs à la livre, ce qui dope leur compétitivité et leurs exportations. Le franc Poincaré de 1926 ne vaut par exemple plus que le cinquième du franc-or.

Peu à peu, les mécanismes décrits par Keynes se mettent ainsi en place. Le retour au pair exige que la Banque d’Angleterre renoue avec une réserve d’or adéquate, en l’occurrence 150 millions de livres sterling. La circulation fiduciaire doit donc être réduite dans les mêmes proportions, sources de graves pressions déflationnistes. La surévaluation de la livre, de 10 à 14 % selon les experts, réduit fortement la compétitivité-prix des produits anglais, déjà très médiocre. Les exportations chutent, la production décline et des pans entiers de l’industrie entrent en crise durable sur fond de hausse du chômage et des troubles sociaux. « Nous voici donc amenés à la conclusion que le pays a sauvé sa monnaie… mais que cet effort excessif l’écrase: traînant à sa suite une dette trop lourde, il est en état d’équilibre financier mais non d’équilibre économique… Un instinct profond du gouvernement l’a poussé […] à considérer le salut de la monnaie comme la préoccupation nationale la plus essentielle, mais il a fallu que l’industrie paie pour la livre », décrira André Siegfried, reprenant cette vision d’un arbitrage entre finances et industrie déjà exprimé par Churchill. La baisse des exportations est drastique. Le déficit de la balance commerciale passe de 200 millions de livres en 1924 à 350 millions en 1926. Cette attrition provoque un triplement du chômage. En 1924, la Grande-Bretagne s’effrayait déjà de compter plus d’un million de sans-emploi. Avant même de subir les conséquences de la crise financière de 1929, elle en dénombre 3 millions, avec un taux de chômage supérieur à 70 % dans certaines régions minières, comme le nord de l’Angleterre ou le pays de Galles.

Pour compenser le handicap de compétitivité subi par l’industrie en raison de la surévaluation de la livre, les économistes du Trésor suggèrent une solution bien connue: la baisse des coûts de production par la compression des salaires et la réduction des dépenses publiques. Baldwin perçoit toutefois le caractère explosif d’une telle potion, surtout pour les industries les plus fragiles. Il accorde un délai de neuf mois au secteur minier, sous forme de subventions publiques, pour trouver une solution qui éviterait l’augmentation du temps de travail ou la baisse sèche des salaires. Las, les discussions patinent et, fin avril 1926, le délai fixé étant épuisé, le patronat annonce une baisse des salaires de 13,5 % pour le 1,2 million de mineurs du pays. Baldwin tente in extremis de reprendre en main les négociations, en vain. Le 3 mai, les mineurs se mettent en grève.

Extrait du livre de Anne de Guigné, « Ils se sont si souvent trompés: 10 grandes erreurs politiques qui ont bouleversé l'économie mondiale », publié aux éditions du Rocher

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