Ces chrétiens, grands commis de l’Etat, qui ont participé à la reconstruction de la France de l’après-guerre<!-- --> | Atlantico.fr
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Roger Frey, ministre de l'Intérieur, serre la main du préfet de la région parisienne nommé en Conseil des ministres, Paul Delouvrier, le 17 septembre 1966.
Roger Frey, ministre de l'Intérieur, serre la main du préfet de la région parisienne nommé en Conseil des ministres, Paul Delouvrier, le 17 septembre 1966.
©STR / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Cordelier publie « Après la nuit Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) » aux éditions Calmann-Lévy. La Seconde Guerre mondiale terminée, tout est à reconstruire. Les chrétiens, qui furent parmi les premiers à résister à l’occupant nazi, sont aux avant-postes pour relever une France en ruines. Ils marquent cette ère nouvelle par leurs engagements dans les luttes économiques, sociales et spirituelles. Et ce sont eux qui fondent une Europe de la paix. Extrait 1/2.

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier

Jérôme Cordelier est grand reporter au Point. Il a écrit la biographie du Père Ceyrac intitulée Une vie pour les autres : L'aventure du Père Ceyrac.

Voir la bio »

Au sein de cette compagnie de grands commis de l’État, un autre chrétien se signale : Paul Delouvrier. Comme il le confiera plus tard, sa vocation lui est venue « dans les bois, en marchant en juin 1940 avec Baudet ». « Nous nous disions, raconte Delouvrier, que cette défaite était celle de l’intelligence et que, si nous en réchappions, la tâche nous était donnée : rebâtir le pays. »

« Dans ma famille, on n’avait jamais servi l’État et, en vérité, j’avais préparé l’inspection des finances comme un fils de moyenne bourgeoisie, par ambition sociale, se souvient Paul Delouvrier. Ces conversations sur la défaite furent décisives, ma vocation est née là. Et contribuer à relever la France m’est apparu plus facile par le service public que par le secteur privé. »

À la Libération, il entre au ministère des Finances.

« Un lien s’est établi entre les financiers de la rue de Rivoli, conservateurs dans leurs mécanismes de pensée mais soucieux de maîtriser la politique économique, et les ingénieurs de l’État, polytechniciens et autres arrivés aux commandes des entreprises industrielles nationalisées », écrit celui qui deviendra le directeur de cabinet du ministre (radical) des Finances René Mayer. Et Delouvrier de constater : « Une obsession habitait les esprits, qui était le support de tout : lutter contre l’état de délabrement dans lequel notre économie s’était trouvée jusqu’en 1939 (elle ne s’était guère relevée de la grande crise) et redresser définitivement le pays. »

Le sort du pays se joue sur une courte période, dont la planification permet de maîtriser le cours. « En quelques années – l’espace du premier “plan de modernisation et d’équipement” (1947-1952), si bien nommé  –, la France est passée du “malthusianisme” (économique, démographique) à la “croissance”, qui deviendra “développement” au cours des quelque vingt “glorieuses” suivantes », observe l’historien économique Jean Bouvier.

En prologue à cet ouvrage, l’historien Jean-Pierre Rioux résume ainsi les défis qui s’amoncellent :

« La France des lendemains de la Libération est le seul pays d’Europe occidentale à recevoir de plein fouet tous les grands chocs qui disloquent ou mobilisent économies et sociétés de l’après-guerre […]. Une guerre qui s’éternise, avec son cortège de ruines physiques et morales, un système monétaire né à Bretton Woods, qui rend puissants les seuls possesseurs de dollars, un conflit militaire à si forte charge idéologique – collaboration d’un côté, antifascisme de l’autre – et économique – occupation, pillage et gestion autoritaire de la pénurie – qu’il a fait lever des germes vivaces de guerre civile, une société qui s’installe à tâtons dans l’ère des masses et des organisateurs : la France partage le lot commun des pays d’une Europe exsangue. Qu’elle doive affronter de surcroît, et sans solution de continuité, les deux lames de fond qui bousculent le monde bientôt mis sur béquilles à Yalta et Potsdam, la décolonisation et la guerre, donne une tragique singularité à son histoire. Sous quelque angle qu’on examine ces années-là – recherche d’une politique extérieure, construction d’une République nouvelle ou jeu des forces sociales – surgit à chaque pas cette accablante accumulation de contraintes qui freine les ardeurs et prolonge de vieux travers. »

Et Rioux d’ajouter : « Ceux qui voulaient alors infléchir le cours des choses et faire du changement une politique durent affronter, convenons-en, des circonstances non seulement exceptionnelles dans l’histoire d’une nation, mais imprévues dans leur expression comme dans leurs conséquences. »

Ceux qui vont marquer de leur empreinte cette France qui se reconstruit, à l’instar du polytechnicien patron de la SNCF et de l’énergie atomique, Louis Armand, ou du démographe Alfred Sauvy, sont autant de « gens à véritable stature », ainsi que les qualifie Paul Delouvrier, de « ceux que la fonction n’engloutit pas, qui même la subliment et conservent une humanité au regard vaste ». Pour ces serviteurs de l’État, la foi est un socle qui soutient l’action, comme le souligne Paul Delouvrier, converti au catholicisme social par la lecture des écrits du scientifique jésuite Pierre Teilhard de Chardin, interdits par Rome jusqu’à sa mort en 1955 et qui circulent sous le manteau à l’école des cadres d’Uriage, où il étudia en 1941-1942, tout comme Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde. « Aimer Dieu est plus essentiel que respecter à la lettre les dix commandements, dit Delouvrier. Ils peuvent aider à L’aimer, mais également oblitérer l’amour si on confond la loi et sa visée. Sous cet angle-là, la vision teilhardienne d’un Dieu immanent à l’univers m’a été d’un grand secours. »

Dans la France de l’après-guerre, ils sont nombreux, les chrétiens affirmés, à assurer la tenue de l’État. C’est Pierre-Paul Schweitzer, neveu d’Albert Schweitzer et père de Louis Schweitzer, grande lignée protestante, qui officie comme secrétaire général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne de 1948 à 1949, puis, après Bloch-Lainé, comme directeur du Trésor à partir de 1953 –  il le restera jusqu’en 1960. C’est un autre protestant –  moins connu mais qui sert une action plus concrète –, Philippe Lamour, avocat, agriculteur, homme engagé, très tôt adepte de la planification, qui, au sein de l’équipe de Jean Monnet, mène à bien l’irrigation d’une partie du sud de la France en raccordant le Gard et l’Hérault au Rhône, par la création du canal d’aménagement du Bas-Rhône Languedoc. Philippe Lamour sera reconnu plus tard comme le père de l’aménagement du territoire, en créant la Datar.

Rebâtir la France est un chantier auquel les chrétiens, dont la plupart ont été formés à l’engagement dans la Résistance, ne peuvent rester étrangers. Ils portent une vision du monde et un projet de société. Ou plutôt des visions du monde et des projets de société. Ils essaiment dans toutes les familles politiques, à l’image d’un André Philip. Ce parlementaire fut l’un des quatre-vingts à refuser les pleins pouvoirs à Pétain ; entré tôt dans la Résistance, il a rejoint de Gaulle à Londres en 1942. André Philip, souligne auprès de nous l’historien du protestantisme André Encrevé, est « quelqu’un d’un peu rare en France, puisque c’est un dirigeant de la SFIO et un protestant, un homme de foi très convaincu mais anticlérical ; il est socialiste-chrétien, avec un trait d’union auquel il tient beaucoup ». Cet esprit savoureusement iconoclaste sera plusieurs fois ministre de l’Économie dans les gouvernements d’après-guerre.

Mais dans le premier gouvernement provisoire formé le 9 septembre 1944, ce sont les catholiques qui se taillent la part belle : ils sont quatre à siéger aux côtés des communistes. Ils se nomment François de Menthon, Pierre-Henri Teitgen, René Pleven et, bien sûr, Georges Bidault. Héros de l’ombre durant la guerre, leur action dans la Résistance a permis de libérer le pays. Ils s’apprêtent à en relever les nouveaux défis. Mais Charles de Gaulle est-il disposé à leur laisser les coudées franches ? Évidemment non, le Général rebelle et libérateur, salué par une foule en liesse dans toutes les villes qu’il traverse, comme il le note non sans gourmandise à chaque étape, est fort de cette légitimité palpable. L’icône de Gaulle est en voie d’établissement, l’intéressé installe lui-même le culte en parlant de son personnage public à la troisième personne dans ses Mémoires de guerre. Et, comme on peut s’en douter, il n’est pas du tout prêt à descendre de son piédestal pour partager cette aura et ce pouvoir si chèrement acquis.

Extrait du livre de Jérôme Cordelier, « Après la nuit Ces chrétiens qui ont reconstruit la France et l'Europe (1945-1954) », publié aux éditions Calmann-Lévy

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