Ce que la victoire de Liz Truss nous révèle de l’état des démocraties occidentales (et de la panne du macronisme)<!-- --> | Atlantico.fr
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La Premier ministre Liz Truss salue les journalistes alors qu'elle quitte le siège du Parti conservateur dans le centre de Londres après avoir été annoncée gagnante de la course à la direction du Parti conservateur à Londres, le 5 septembre 2022.
La Premier ministre Liz Truss salue les journalistes alors qu'elle quitte le siège du Parti conservateur dans le centre de Londres après avoir été annoncée gagnante de la course à la direction du Parti conservateur à Londres, le 5 septembre 2022.
©NIKLAS HALLE'N / AFP

10 Downing Street

Sa posture de revival thatchérien parait singulièrement déconnectée de l’état économique et social du Royaume-Uni. Mais l’esprit de rébellion anti-establishment qu’elle a incarné semble pousser les militants à fermer les yeux sur ses défauts, finalement considérés comme « moins pires » que ceux de candidats plus « raisonnables ».

Brendan O'Neill

Brendan O'Neill est rédacteur en chef du magazine Spiked, et chroniqueur pour Big Issue et The Australian.

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Emeric  Guisset

Emeric Guisset

Emeric Guisset est secrétaire général adjoint du think-tank Le Millénaire.

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Atlantico : Liz Truss a été élue à la tête du parti conservateur et sera la prochaine Première ministre. Sur le plan économique, elle semble prôner un revival thatchérien déconnecté de l’état économique et social du Royaume-Uni. Dans quelle mesure son élection est-elle le signe que les militants sont prêts à fermer les yeux sur une certaine inanité de son programme au nom du rejet de l'establishment et d’une figure plus raisonnable comme Rishi Sunak ?

Brendan O'Neill : Je pense que le numéro de Thatcher de Liz Truss n'est que cela - un numéro. C'est une performance pour attirer les votes et le soutien des membres du parti conservateur. Il s'agit en fait d'une version politique de ces groupes de reconstitution historique où les gens s'habillent comme des soldats de la guerre civile anglaise - sauf que Truss s'habille comme la Dame de fer. Personne ne croit vraiment qu'elle est Thatcher 2.0. En effet, une telle chose ne serait pas vraiment possible en 2022. Aucune des conditions qui ont favorisé l'ascension de Thatcher et du thatchérisme - la révolte des syndicats et une élite qui croyait aux idées du marché libre - n'existe de la même manière au 21e siècle. Même nos récentes grèves ne sont qu'une pâle imitation des débrayages massifs des années 1970 qui ont convaincu Thatcher qu'elle devait déclarer la guerre aux syndicats. Truss ne se comportera pas de manière thatchérienne. Elle sera probablement beaucoup plus conciliante et consensuelle.

En outre, il n'y a tout simplement pas d'appétit pour l'économie thatchérienne à l'heure actuelle, ni dans le pays en général ni dans l'establishment. Tout le monde reconnaît la nécessité d'une intervention de l'État dans le secteur de l'énergie afin de tenir en échec l'effondrement de l'économie britannique et la perspective très réelle d'un chômage de masse. En effet, Mme Truss a déjà annoncé un ensemble d'interventions gouvernementales qui coûteront des dizaines de milliards de livres - c'est une chose étrange à faire pour une "Thatchérienne" dans son premier acte en tant que Premier ministre. Certains membres du parti conservateur comprennent toujours mal le Brexit. Ils pensent qu'il s'agissait d'un vote pour libérer la Grande-Bretagne de l'UE afin que nous puissions devenir un Singapour de marché libre sur la Tamise. En réalité, une grande partie des personnes qui ont voté pour le Brexit souhaitent que le gouvernement poursuive son action afin de garantir l'égalité et les opportunités dans les régions les plus défavorisées de Grande-Bretagne. Boris Johnson l'a instinctivement compris ; il reste à voir si Truss le comprendra.

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L'échec de Rishi Sunak est dû à deux choses. D'abord, sa mauvaise performance dans la course à la direction. Et deuxièmement, le fait qu'il soit apparu aux gens comme une réincarnation de Blair et du blairisme. Ce n'est pas non plus ce que les gens veulent. Il a été célébré par l'élite médiatique pour ses instincts technocratiques, ses compétences en matière de gestion et le fait qu'il soit un "anti-Boris" (bien qu'il ait travaillé en étroite collaboration avec Boris pendant des années). Nous ne voulons pas d'un autre politicien qui évite la politique proprement dite pour se contenter de gérer la société. Sa fadeur et son aversion pour l'idéologie l'ont en fait fait mal paraître aux yeux du public.

Emeric Guisset : Finalement, cette élection à la tête du parti Conservateur s’est jouée sur des problématiques plus vastes que simplement la crédibilité économique. La vision de la société, les imaginaires mobilisés et enfin la question du bilan de Boris Johnson ont été les éléments clés du succès de Liz Truss. En effet, Rishi Sunak qui occupait le prestigieux poste de Chancelier de l’Échiquier (équivalent en France de ministre des Finances) et qui bénéficiait dans l’opinion d’une image d’expert des questions économiques n’a recueilli que 43% des voix. Cette image de supériorité technique de Rishi Sunak s’est accompagnée d’une image de déconnexion de la réalité du quotidien des Britanniques qui lui a été reprochée durant la campagne.

A l’inverse, Liz Truss a su mobiliser les électeurs à travers des images, qui certes peuvent apparaitre anachroniques, mais qui ont su dresser une perspective pour l’électorat. Au discours fataliste de Rishi Sunak sur la situation du pays, Liz Truss a pour sa part réussie à capitaliser sur l’idée partagée par 60% des Britanniques que leur pays est en déclin mais en indiquant que cela n’était pas irrémédiable. C’est ce prisme du sursaut national qui permet d’expliquer et de comprendre la radicalité revendiquée de son programme. En se référant à son modèle Margaret Thatcher, Liz Truss confirme sa volonté de produire un choc fiscal et d’adopter des remèdes qui s’éloigneront des consensus habituels pour permettre au Royaume-Uni de redresser sa trajectoire.

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Enfin, Liz Truss a repris à sa manière les visions de Boris Johnson de « Singapour sur tamise » et de « Global Britain » visant à faire du Royaume-Uni un eldorado commercial présent et influent sur l’ensemble du globe. La victoire de Liz Truss, perçue comme pro-Johnson, face à Rishi Sunak, accusé d’avoir provoqué la démission de Boris Johnson, permet de tirer deux enseignements. Premièrement, le fait de remporter cette élection sans avoir la préférence des députés confirme une forme de rejet de l’establishment et des personnalités qui attirent le soutien de celui-ci. Deuxièmement, cette élection confirme le succès de la stratégie électoral et politique de Boris Jonhson, les électeurs lui ont reproché ses scandales mais pas sa ligne politique qui a été de nouveau choisie.

Que ce soit avec Trump, Johnson, Truss, Mlloni ou d’autres, à quel point les électeurs ne sont-ils pas dupes des défauts de leurs champions. Pourquoi les plébiscitent- ils malgré tout ? Leur posture anti-système et l’espérance d’obtenir un changement du statu quo de l’ère néolibérale gouverne-t-il le choix des électeurs ?

Brendan O'Neill : Je pense que les électeurs tentent leur chance avec des politiciens populistes pour secouer le système. Peu de gens se font beaucoup d'illusions sur Trump ou Boris. Ils ne les considèrent pas comme parfaits, ni comme des sauveurs de la société. Ils les considèrent plutôt comme des béliers à manier contre les élites froides et technocratiques. Les électeurs savent que ces politiciens sont des instruments grossiers, mais ils sont prêts à les utiliser pour tenter d'affaiblir l'hégémonie culturelle de l'ancien establishment qui sous-traite continuellement notre pouvoir politique à l'UE ou à des processus de contrôle judiciaire, et qui, ce faisant, sape directement notre pouvoir démocratique. Le vote massif pour Boris en 2019, y compris dans de nombreuses communautés de la classe ouvrière, était un effort imparfait mais audacieux de l'électorat pour récupérer ses droits démocratiques et s'imposer dans la vie publique.

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Les électeurs reconnaissent les lacunes de ces politiciens. Ils savent qu'ils vont probablement se planter une fois au pouvoir. Mais le simple fait de voter pour eux est considéré, à juste titre, comme une importante déclaration de révolte.

Emeric Guisset :Les démocraties occidentales sont sensiblement confrontées au même phénomène de crise de la démocratie. Aux difficultés économiques, à l’inquiétude identitaire, s’ajoute une crise profonde de la représentation. Une partie importante de l’électorat n’a plus l’impression d’être véritablement représenté mais surtout ne de plus être défendu. Le sentiment de défiance à l’égard des politiques est très important car ces derniers n’ont pas réussi à défendre les classes populaires face au phénomène de la mondialisation, voire sont accusés d’avoir encouragé ce mouvement de modernité. Alors que le besoin de protection face aux différentes menaces se renforcent, deux phénomènes se conjuguent :

- les électeurs peinent à trouver des personnalités capables de répondre à ces attentes

- déçus par les politiciens traditionnels, les électeurs deviennent de plus en plus perméables aux discours traditionnels.

Une posture anti-système permet donc d’apporter une réponse à ces deux enjeux. Elle est pour le politicien le moyen de s’inscrire en opposition avec les autres politiques et un système accusé de tous les maux, mais aussi ce faisant d’avoir la capacité d’intéressé un public qui a décroché de la vie politique. Si par ce positionnement anti-système les électorats de Trump et Johnson sont davantage composés de personnes non-politisées, les électeurs ont connaissance de leurs défauts. En effet, le traitement médiatique des candidats identifiés comme ayant des postures anti-systèmes ne fait pas l’ombre sur les défauts de ces candidats. Pourtant cette critique médiatique, qui peut faire faire douter l’électorat politisé, conduit à un renforcement du choix des électeurs les moins politisés. Attaquées par un système jugé défaillant par une partie des électeurs, ces personnalités deviennent pour eux des symboles et des politiques vraiment différents des autres. Ils deviennent pour les électeurs qui ont subi les conséquences du modèle néolibérale des recours crédibles pour provoquer un changement de paradigme.

Même si certains gagnent, les populistes semblent ne pas réussir à construire une vraie offre durable, et malgré tout ils continuent d’être choisis, qu’est-ce que tout cela nous dit de l’état des démocraties occidentales ?

Brendan O'Neill : La plupart des populistes échouent, c'est vrai. Boris Johnson en est un bon exemple. Il n'a pas réussi à exploiter l'énergie des 14 millions de personnes qui ont voté pour lui. Il semblait tiraillé entre le fait de s'engager et de représenter les souhaits des masses et celui d'obéir aux règles culturelles de l'establishment dans lequel il évoluait chaque jour. Le problème est en partie dû au fait que les populistes se retrouvent coincés par l'État préexistant. Au Royaume-Uni, cela s'est traduit par le refus de la fonction publique d'appliquer la politique gouvernementale ou, du moins, par la mise en place continue d'obstacles à cette politique. Cela a également pris la forme d'une pression culturelle et médiatique sur le gouvernement Johnson pour qu'il mène des politiques de réveil plutôt que des politiques populistes. Et bien sûr, il y avait une pression continue de l'UE pour diluer et affaiblir le Brexit. Boris semble ne pas avoir la capacité de résister aux pressions de l'establishment et cède souvent à leurs exigences. Sa femme, Carrie Johnson, n'a pas été d'un grand secours dans ce sens ! Elle incarne les nouvelles valeurs de l'establishment et aurait fait pression sur son mari pour qu'il s'y conforme également.

Boris Johnson a "réussi le Brexit" - pour l'essentiel - ce que l'électorat lui avait demandé de faire. Mais il n'a pas réussi à remettre en question le dédain des nouvelles élites pour l'histoire et les valeurs britanniques et leur mépris pour les "gammon" - c'est-à-dire les gens de la classe ouvrière qui ne partagent pas leurs valeurs. Tant qu'un politicien populiste n'aura pas le courage de s'opposer à l'État profond et à l'élite culturelle, et de défendre véritablement la communauté et la démocratie, ils continueront à échouer.

Emeric Guisset :Bien qu’elles soient efficaces électoralement, les postures anti-systèmes évoquées précédemment provoquent une très forte attente chez les électeurs. Confrontés souvent à une réalité plus difficile qu’annoncée, le principal danger pour les populistes qui arrivent au pouvoir est ensuite de décevoir. Au-delà de certaines victoires symboliques qu’ils peuvent obtenir, comme le Brexit par exemple, ils doivent ensuite parvenir à rendre concrètes leurs promesses. A ce titre, on peut convenir qu’il était finalement plus facile pour Nigel Farage et Boris Johnson de faire gagner le « Leave » lors du référendum du Brexit que de le réaliser concrètement. Boris Johnson avait d’ailleurs fait de sa capacité à réaliser le Brexit un puissant argument de campagne lors des élections législatives de 2019 avec le slogan « Get Brexit Done ».

Cet exemple permet d’illustrer la seconde difficulté pour les populistes à construire une offre politique durable, celle de l’institutionnalisation. Souvent porté au pouvoir par un positionnement anti-système, ou tout du moins contestataire, il devient une fois au pouvoir bien plus difficile pour eux d’exister seulement par des postures d’oppositions. Ils doivent alors entamer une mue de crédibilisation et d’institutionnalisation qui présente le risque en devenant un parti comme les autres de perdre une partie leur base électorale. C’est notamment le phénomène que nous avons pu observer en Italie avec le mouvement de Matteo Salvini (Lega) qui a été remplacé par celui de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) dans sa fonction contestataire.

Ceci met en relief la crise de la démocratie auxquelles sont confrontés les démocraties occidentales. Ces dernières sont traversées par de forts mouvements de contestations dont les victoires politiques ne conduisent pas nécessairement à un apaisement démocratique. Au contraire, c’est parfois à une surenchère contestataire à laquelle nous aboutissons soit en reprochant à ces mouvements d’avoir trahi leurs idéaux initiaux, soit en poussant une partie différente de la population à se mobiliser contre le nouveau paradigme. Ainsi, nous assistons à une fatigue de nos démocraties occidentales face aux phénomènes d’archipélisation de la société et de développement de la radicalité qui conduisent davantage à la défense des intérêts particuliers plutôt qu’au compromis.

Même si Emmanuel Macron incarne à plein le cercle de la raison, il a aussi joué la carte du dégagisme lors de sa première élection. Est-ce cette absence de contestation du système qui peut expliquer, aujourd'hui, la panne du macronisme ? et plus largement des raisonnables ? 

Brendan O'Neill : Nous assistons à un phénomène que certains appellent le "technopopulisme", où même les politiciens qui sont fondamentalement technocrates, ou entièrement libéraux-élites, ressentent le besoin de faire des gestes populistes de temps en temps. Cela confirme qu'ils savent à quel point ils sont déconnectés de la réalité. Qu'il y a une part de vérité dans la critique qui dit que les nouveaux établissements européens, y compris la clique de Macron, sont distants et décadents et échouent continuellement à se connecter avec les gens qu'ils gouvernent. Cela confirme également que le populisme reste une force puissante, malgré ses échecs et ses revers, à tel point que même les anti-populistes doivent lui faire des clins d'œil.

Mais c'est pourquoi nous avons besoin de plus de clarté dans la vie publique, afin de distinguer les intérêts des nouvelles élites des préoccupations de l'électorat populiste. Ce que nous vivons ressemble à une version pacifique des révolutions de 1848, où un puissant sentiment de mécontentement public se heurte à un establishment qui fera tout pour rester au pouvoir. Ce conflit ne sera pas résolu par une figure comme Macron, ni par le renforcement des pouvoirs de l'UE, ni par la diabolisation incessante par l'élite médiatique du populisme comme une nouvelle espèce de fascisme, etc. Le conflit est trop profond pour être réglé par de tels gestes et insultes. Le conflit est trop profond pour être réglé par de tels gestes et insultes. Il faut au contraire le laisser se dérouler dans la sphère démocratique, afin que les gens ordinaires aient enfin leur mot à dire sur la société.

Emeric Guisset :En 2017 malgré son positionnement centriste, Emmanuel Macron avait adopter de nombreux codes des postures anti-systèmes. En voulant incarner le dépassement des vieux clivages et donc implicitement en se présentant comme le candidat permettant de faire table rase des partis traditionnels, Emmanuel Macron a bénéficié d’un certain élan contestataire. Il a pu être le réceptacle d’une partie de l’électorat, qui sans pour autant vouloir se tourner vers les extrêmes, souhaitait mettre fin à un système de rente électorale reposant sur l’alternance.

L’une des difficultés aujourd’hui pour Emmanuel Macron est en effet qu’il ne bénéficie plus de cette dynamique particulière dont le moteur était la transformation de la société française en supprimant les situations de rente et en levant les blocages. Cette perte de dynamique est particulière perceptible sur le plan politique où le nouveau monde promis par Emmanuel Macron ressemble étrangement à l’ancien. D’une situation de rente électorale entre le PS et UMP grâce à l’alternance et au bipartisme, nous sommes passé à une forme de rente électorale pour le parti présidentiel rendu possible l’affaiblissement des partis traditionnels et reposant sur le barrage aux extrêmes.

Finalement, alors qu’il était le candidat de la disruption Emmanuel Macron a muté d’électorat et de posture au cours de son quinquennat pour devenir en 2022 le candidat de la préservation. Il s’est transformé en une version plus raisonnable, qui ne correspond pas aux attentes des Français sur le plan intérieur, mais qui en raison du contexte de crise et d’incertitude était l’équation gagnante pour l’élection présidentielle.

Emeric Guisset, SGA think-tank Le Millénaire

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