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Ce que l’Europe peut ou pas concernant les 4 priorités de vote des Français
©YVES HERMAN / POOL / AFP

Des paroles et des actes

Un nouveau sondage La Tribune-BVA révèle les préoccupations des électeurs vis-à-vis de l'Europe. En tête, l'emploi (80%), devant le pouvoir d’achat (77%), la lutte contre le terrorisme et le maintien de la paix en Europe (77%). Comment l'Union européenne peut répondre à ces enjeux ?

Jean-Luc  Sauron

Jean-Luc Sauron

Jean-Luc Sauron est professeur associé à l'Université Paris-Dauphine.

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Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Atlantico : Sans commenter ces choix, pouvez-vous établir dans quelle mesure l'Union européenne peut y répondre concernant la France dans la mesure des compétences directes ou indirectes, et partagée ? D'abord concernant l'emploi et le pouvoir d'achat – les deux étant liés, puis la lutte contre le terrorisme. 

Jean-Luc Sauron : Il est normal que le bénéfice quotidien de bienfaits devenus invisibles tellement ils paraissent acquis soient oubliés par nos compatriotes. Le premier levier de notre croissance (et de l'emploi et du pouvoir d'achat) est le marché intérieur sans frontière et donc sans taxe. C'est la manifestation la plus forte de la solidarité européenne : l'acceptation de la perte des taxes à nos frontières intérieures pour bénéficier d'une croissance forte reposant sur les consommateurs. Les consommateurs britanniques vont en faire une douloureuse expérience en devant payer plus chers tous les produits importés puisque taxés par le gouvernement britannique comme preuve tangible de sa chère frontière retrouvée ! Avant la pleine réalisation du marché intérieur, les supermarchés ne vendaient que des produits français. Regardez aujourd'hui autour de vous le nombre de produits européens que vous trouvez dans nos magasins. L'inverse est vrai pour nos produits sur les étals de tous les magasins des 28 (bientôt 27) Etats membres. Tout ceci ce sont des richesses partagées: la libre circulation des marchandises enrichit les agriculteurs, artisans ou commerçants français. Le grand éventail de prix de ces produits du plus coûteux aux plus accessibles. Sur la lutte contre le terrorisme, rien (ni renseignements, ni protection) ne peut se faire sur le sol territoire national. Face à des réseaux installés sur plusieurs Etats européens (cellules dormantes à Bruxelles pour les attaques de Paris) ou venus de Syrie à travers plusieurs pays d'Europe pour atteindre la France, qui peut penser un instant que l'entraide européenne n'est pas la voie unique de notre protection ? 

Jacques Bichot : L’Union européenne peut-elle être un facteur important pour l’amélioration de l’emploi et du pouvoir d’achat ? Certes, mais il faudrait pour cela qu’elle s’attaque aux vrais problèmes, et mette « la pédale douce » sur sa propension à réglementer dans trop de domaines.

Poser des normes pour la fabrication des fromages ou l’accessibilité des hôtels aux personnes handicapées peut avoir des effets fortement négatifs. Beaucoup de petits établissements hôteliers ne peuvent se mettre en règle qu’au prix de lourds investissements et de réduction de leur capacité d’accueil, par exemple parce qu’il leur faut élargir les couloirs au détriment de la surface consacrée aux chambres. Davantage de frais financiers et d’amortissements, moins de recettes, cela conduit à mettre la clé sous la porte et à l’inscription du personnel à l’ANPE. 

De même, les conditions imposées en matière d’élevage et de production laitière conduisent-elles à une accélération des changements dans un sens « industriel » qui réduit l’animal au rang de machine. Sans vouloir assimilernos vaches et nos poules à des êtres humains, ces animaux ont le droit d’être traités avec un certain respect, qui ne fait pas forcément bon ménage avec un accent mis trop exclusivement primo sur les prix bas et secundo sur des règles hygiéniques que l’on dirait inhumaines si elles étaient appliquées à l’espèce humaine.

Pour ce qui est du pouvoir d’achat, le grand marché européen est très favorable à première vue, c’est-à-dire si l’on raisonne à revenus constants. Mais il faut hélas constater que les rémunérations des personnes modestement ou moyennement qualifiées sont tirées vers le bas dans les pays comme la France où elles sont assez conséquentes par rapport à d’autres : que ces travailleurs se retrouvent au chômage ou acceptent des emplois à des tarifs moins éloignés des rémunérations de leurs homologues d’Europe orientale, l’augmentation du pouvoir d’achat est pour elles une expression provocatrice. 

L’Union européenne n’a pas énormément de moyens pour résoudre de tels problèmes. A terme, un rapprochement des rémunérations des niveaux de vie et des salaires est probable, mais cela peut prendre du temps. Comme dans tout changement institutionnel important, il y a des perdants et des gagnants. Et parfois, il faut accepter de perdre davantage au début du processus pour arriver plus rapidement au point où on sera gagnant. Mais allez expliquer cela à une personne qui ne gagne pas beaucoup plus que le SMIC !

Pour le maintien de la paix, certes le spectre d’un nouvel affrontement franco-allemand a bien disparu ! Mais l’ouverture des frontières à des populations mal adaptées à la vie européenne a créé des problèmes dont nous voyons l’ampleur croissante. L’Union européenne a montré une lenteur de réaction très dommageable face au problème migratoire. Les pays membres ont agi pour une bonne part en ordre dispersés ; la Commission, dirigée par un président qui ne semble pas être au mieux de sa forme, s’est montrée dépassée par les évènements, comme elle est dépassée par le collapsus démographique des européens de souche. Les réponses dépendent évidemment d’un bon usage des « compétences partagées », mais l’Europe est pour l’instant un géant ayant plus de graisse que de muscle et de cervelle, lent à prendre les décisions requises. Quand deux absences de réalisme se conjuguent, comme celles du Parlement britannique et des différences instances européennes dans l’affaire du Brexit, on voit ce que cela donne !   

Les problèmes d'harmonisation, fiscale par exemple, demeurent-t-ils toujours des freins à la réalisation de ces deux premiers souhaits ?

Jean-Luc Sauron : Il est évident que la jonction de la volonté des Etats européens d'attirer les entreprises sur leur territoire et l'abandon généralisé en Europe du maintien d'une solidarité sociale et générationnelle conduit à un dumping fiscal aussi inefficace que destructeur. La nécessité d'harmoniser les taux d'imposition en Europe comme socle d'une véritable monnaie unique est un chantier qui doit être mené dans les 5 prochaines années. Sortons d'une communauté monétaire de la zone euro punitive telle que voulue par l'Allemagne et ses séides monétaires (Pays-Bas, Finlande, Autriche, Luxembourg) pour aller vers l'enracinement de l'euro dans les populations ayant cette monnaie. L'Euro a suffisamment profité à l'Allemagne en gelant la concurrence des dévaluations monétaires de ses partenaires économiques pour clairement poser sur la table des négociations de compléter le volet bancaire par un volet fiscal de convergence des impositions dans la zone euro.

Jacques Bichot : Oui, les problèmes d’harmonisation fiscale sont cruciaux ! L’absence d’unification des règles de calcul du bénéfice des sociétés, et de taux commun pour l’imposition de ces bénéfices, était déjà totalement anormale à l’époque du marché commun ; que le passage à l’UE n’ait pas été mis à profit pour résoudre cette question cruciale est une bévue politique d’une gravité extrême. 

Il faut aussi, particulièrement pour l’objectif « plein emploi », avancer autrement qu’à la vitesse de l’escargot en matière de compatibilité de nos systèmes de protection sociale. Un système européen de protection sociale, le même de la Grèce à la Suède, n’est pas envisageable à brève échéance, mais il faut impérativement travailler à un rapprochement, progressif mais rapide. 

A cet égard, je suis méfiant quand certains proposent que les travailleurs venant d’un autre pays européen soient assurés sociaux dans le pays d’accueil. La protection sociale relève d’un pacte national, pas européen. Par exemple, si vous avez été élevé en Espagne et que vous venez travailler en France, c’est l’Espagne, pas la France, qui doit encaisser vos cotisations vieillesse, parce que celles-ci sont destinées aux pensions de ceux qui vous ont entretenu et formé quand vous étiez jeune, en Espagne. 

Le sondage pointe du doigt également un manque de confiance en l'Union Européenne et ses institutions. En effet, 40% des sondés ne sont "pas attachés" à l'Union européenne et 14% "pas du tout attachés". De même, 48% souhaitent que l'UE repense son action en profondeur. Selon vous, est-ce nécessaire pour faire avancer ces thématiques ? Comment ?

Jean-Luc Sauron : Ces résultats confirment que nos concitoyens paraissent accepter de sortir d'un système qui a été mis en œuvre dans l'après guerre (de 1949 à 1957) et qui visait à sortir chaque nation européenne de son stérile enfermement dans ses préoccupations propres. Ce système nous aidait à nous reconstruire à l'ombre des Etats-Unis pour faire à une menace (l'URSS) Qu'en est-il en 2019 ? Les Etats-Unis sont devenus des alliés incertains politiquement et très concurrents économiquement. La Fédération de Russie reste un partenaire peu fiable. Sont apparus d'autres concurrents absents du tableau de l'après-guerre : la Chine et les pays émergents dynamiquement concurrentiels sur nos marchés d'exportations (les BRICS). Autrement dit, au moment même où la multiplication des menaces économiques devraient nous conduire à serrer les rangs, nombreuses sont les populations qui écoutent ces joueurs de flûte qui les persuadent qu'ils devraient recouvrer leurs libertés d'actions pour décider eux-mêmes. Dans les moments difficiles, il existe toujours ceux qui invitent à se coucher, à ne pas se battre, à collaborer avec l'ennemi. La version contemporaine de cette maladie se manifeste par tous ceux (de droite, comme de gauche) qui poussent à casser la communauté, d'abord européenne soit en la quittant (tout les Xit de tous poils), soit en revenant par une régression terrible à des modèles de coopération inter-étatique rendus  obsolètes par les contraintes de la mondialisation, puis une fois seul à casser la communauté nationale en rejetant sur l'autre (l'étranger, le riche, le musulman, le juif, l'homosexuel, l'opposant, la femme) la responsabilité de ses échecs puisque "la souveraineté retrouvée" est bien sûr incapable d'apporter  les satisfactions promises. 

Restons attachés à nos valeurs (les droits de l'homme) avec des institutions pour leur donner un contenu concret (la Cour européenne des droits de l'homme) appuyées sur l'Union européenne et ses solidarités économiques et sociales sans lesquelles il n'y pas de développement social partagé.

La crise des gilets jaunes, si elle a mis sur le devant de la scène la crainte réelle d'une paupérisation d'une grande part de la société française, n'a pour l'instant pas abouti à mettre sur la table des solutions collectives et construites. Pourquoi cette impasse ? Parce que seule l'Union européenne est le bon niveau pour sortir de ce malaise sur le vivre en société. Il n'existe plus de domaines quotidiens (santé, éducation, recherche) pour lesquels une solution collective, européenne serait la bonne échelle. Bref ce serait intéressant d'en parler au cours d'une campagne européenne, c'est-à-dire entremêlant divers participants de plusieurs Etats de l'UE, pour parler , comparer nos craintes, attentes et pratiques, et enfin proposer. 
L'idée européenne est toujours une idée neuve en Europe !

Jacques Bichot : Il est ennuyeux que tant d’européens ne soient « pas attachés » à l’Union, parce que si un sentiment national (se sentir Français, ou Allemand, ou Italien, etc.) est nécessaire à la bonne marche d’un pays, un sentiment d’appartenance à l’Union européenne est pareillement nécessaire à la bonne marche de l’Europe.

Prenons le pire des cas, celui d’un conflit mondial. Supposons par exemple que la Chine, actuellement en train de prendre la première place en tant que puissance économique, veuille accentuer son emprise territoriale. Je pense à ce sujet non seulement à son domaine maritime qu’elle veut accroître, mais aussi à son domaine terrestre. Le Tibet est passé sous domination chinoise, la Mongolie également ; que se passera-t-il lorsque la Sibérie, riche de matières premières et d’espace, vide d’habitants, et qui, réchauffement climatique aidant, deviendra peut-être une immensité cultivable et habitable, sera dans son collimateur ? J’aurais confiance en l’Union européenne le jour où elle prendra au sérieux un tel enjeu, peut-être en proposant un rapprochement à la Russie (qui est, pour une large part, aussi européenne culturellement que bien des pays membres de l’UE, et beaucoup plus que la Turquie). Pour l’instant, la vision géostratégique de l’UE est étriquée, il faut que cela change. Et là, il s’agit bien de « repenser son action en profondeur », comme il est dit dans la question.

En conclusion, que l’UE s’intéresse un peu moins à la largeur des portes d’ascenseurs, qu’elle cesse d’entretenir une ridicule CEDH qui ne sait pas ce que peut bien vouloir dire défendre les droits de l’homme sur une planète qui est peuplée, pour une bonne part, de bêtes fauves à têtes d’hommes, et qu’elle développe des moyens d’intervention à l’échelle de ses responsabilités planétaires.

Fondée en réaction à une guerre mondiale qui a fait des dizaines de millions de morts, dont des millions dans des camps d’extermination, l’UE avait tout pour comprendre que l’histoire est tragique. Elle ne semble pourtant pas se préparer à jouer un rôle dans des circonstances dramatiques. Il faut que cela change !

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