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Attention au vote "risque-tout" : après le Brexit et Trump… bientôt la France ? Pourquoi les électeurs qui n’ont plus rien à perdre choisissent les solutions les plus radicales
©Reuters

Théorie du risque

Les perdants de la mondialisation ont tendance à prendre des risques électoraux plus importants que les gagnants. C'est en tout cas ce que nous apprend la théorie des perspectives, qui éclaire d'un nouvel angle les succès des populistes ces derniers mois.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : Qu'est-ce que la théorie des perspectives appliquée au vote ? Dans quelle mesure permet-elle d'éclairer les votes en faveur de Donald Trump ou du Brexit ?

Alexandre Delaigue : Ce qu'on appelle la théorie des perspectives est une partie de ce qu'on nomme l'économie comportementale, qui consiste à identifier des manières régulières dont les gens se comportent. C'est-à-dire qu'elle essaye de montrer en quoi un comportement en apparence irrationnel ne s'explique pas nécessairement par la consommation d'alcool ou de ce genre de choses, mais que face à certaines situations, on peut prévoir la récurrence d'un certain type de comportements. De ce point de vue-là, il y a des auteurs qui expliquent que le comportement des électeurs dans ces élections à enjeux importants ressemble à ce que prédit cette approche en matière de comportement face au risque et à la perte. 

Qu'est-ce que dit l'économie comportementale, développée dans les travaux de Kahnemann et Tversky ? Elle explique que face à la perspective d'un gain, l'individu a tendance à assurer, à prendre peu de risque. En revanche, dans une configuration dans laquelle vous êtes perdant, vous allez prendre beaucoup de risques parce que la perte en elle-même est désagréable. Qu'est-ce que cela signifie ? Prenons un exemple : vous allez dans un casino et vous jouez dans une machine à sous. Si vous gagnez tout de suite, vous allez vous dire : j'arrête, j'ai fait un gain, je suis content, je ne joue pas plus. En revanche, si vous perdez très vite l'argent que vous avez prévu de dépenser, vous allez avoir tendance à vouloir rejouer pour vous refaire, à reprendre des risques pour compenser la perte. Voilà ce qu'indique cette approche qui a été démontrée par de nombreuses expériences psychologiques et qui permet d'expliquer les comportements sur les marchés : c'est donc une théorie bien établie en matière d'économie comportementale.

La thèse est ici qu'un certain nombre d'électeurs se disent avant que voter : "pour l'instant on a été les perdants". Ils se considèrent comme perdants pour un certain nombre de raisons, par exemple ceux appartenant à la catégorie sociale des anciens ouvriers du monde manufacturier qui considèrent avoir subi l'ouverture avec la Chine ; ou un blanc des classes moyennes qui se considère comme perdant du fait de l'arrivée des immigrés leur prenant leur emploi. 

L'idée ici est de dire que ces personnes sont face à la perte et voient arriver un candidat ou un changement majeur qui leur sont décrits comme très risqués, et qu'on leur déconseille de choisir. Mais prendre un grand risque et se lancer dans l'incertain peut être séduisant si on considère que l'on a déjà perdu. Cela expliquerait pourquoi les classes moyennes blanches américaines ont voté pour Trump ou les milieux populaires britanniques pour le Brexit. L'idée étant de dire que perdu pour perdu, je vais tenter ma chance : je suis déjà perdant pour l'instant de toute façon, donc perdre plus ne me fait pas peur, et donc je suis prêt à prendre un grand risque, car avec un peu de chance, les choses pourraient vraiment changer dans un sens qui me sera enfin favorable. 

>>>> A lire aussi : Pourquoi il est faux de penser que les catégories populaires seraient les plus enclines à redouter le programme économique et social de François Fillon

Néanmoins, quelles sont les limites d'une telle approche ?

Le problème ici est qu'on ne manque pas d'explications du vote. On en a même trop ! Vous avez des explications sociologiques, économiques ou par le fait par exemple que les gens ne lisent pas les programmes, ou que la campagne a été mensongère, ou que l'affaire du FBI a changé le vote décisif d'un certain nombre de personnes en défaveur de Hillary Clinton, ou d'autres qui vont l'expliquer par le mode inapproprié de scrutin américain qui ne reflète pas le vote des gens. Bref, on ne manque pas d'histoires pour expliquer ce qui s'est passé. Cette application de la théorie des perspectives peut être avancée, et peut expliquer un certain nombre de choses, mais bien d'autres explications pourraient être invoquées : on pourrait parler de vote protestataire, qui s'explique par le fait que beaucoup de gens considèrent que le vote ne donnera rien et donc qui préfèrent un vote provocant. Beaucoup de gens votent certainement Front national parce qu'ils pensent qu'il ne sera jamais élu, et que donc c'est une manière d'envoyer un avertissement aux autres élus. Prévoir le comportement électoral des gens est une tâche assez compliquée : trouver une explication mono-causale comportementale me semble assez douteux, non pas que cette explication ne tienne pas pour expliquer à la marge une partie des comportements, mais il y a à mon avis beaucoup d'autres situations qui peuvent être plus puissantes. Quand on dispose de cinquante propositions différentes pour justifier une telle élection, il est difficile de dire laquelle est la bonne.

Dans quelle configuration, si l'on s'en tient à cette théorie, Marine Le Pen pourrait-elle être élue lors de la prochaine élection présidentielle en France ? Au regard de cette théorie, les conditions vous semblent-elles réunies pour la victoire d'un candidat populiste en 2017 ? 

Je ne veux pas faire de prévision, parce que j'ai une certaine tendance à me tromper ces derniers temps. Si on m'avait demandé, je pense que j'aurai considéré qu'au dernier moment, les électeurs britanniques seraient raisonnables et voteraient contre le Brexit, et qu'un phénomène similaire aurait eu lieu aux Etats-Unis, conduisant à la défaite de Donald Trump. Ce que nous a appris cette année, c'est que les surprises arrivent. Je vais donc rester prudent avant de proposer une prévision. 

Mais il y a quelque chose de particulier en France, c'est que notre système électoral est assez verrouillé et atténue quelque peu le risque d'une telle élection. Rien que sur la base des sondages aujourd'hui, on peut constater que Marine Le Pen devrait gagner énormément de voix – presque en doubler le nombre entre le premier et le second tour – si elle compte l'emporter. Cela supposerait soit un effondrement de la participation qui fasse que le seuil à atteindre soit plus bas, ou un énorme basculement de l'électorat que je ne vois pas advenir pour l'instant. Et surtout dans un scrutin "oui/non" comme dans les élections américaines ou le Brexit, on était dans une dynamique binaire et radicale qui favorise ce genre de choses. Un référendum oui/non, c'est quelque chose de très volatile qui fait que les gens ne décident pas en fonction des enjeux, et qui peut voir ses résultats varier très fortement en fonction par exemple de la période. 

De la même façon, le système électoral américain présente un certain nombre de biais ; et si c'était une surprise que de voir Trump s'imposer, cela restait dans l'ordre du probable dans de nombreux modèles du type que celui utilisé par Nightsilver ou Five Thirty Eight.

La barre à passer pour Marine Le Pen me semble très importante. Même si beaucoup de gens sont mécontents en France, il faut bien noter que cela n'a rien de nouveau, et les basculements des votes se sont toujours produits jusqu'à présent. Aux dernières régionales, alors même que les candidats de droite était très à droite - je pense à Christian Estrosi -, ils ont massivement bénéficié des reports de voix contre les candidats d'extrême-droite. Très franchement, je pense donc que nous ne sommes pas dans cette situation. Si l'on regarde le programme de Marine Le Pen, il y a deux aspects : tout d'abord tout une partie sociétale, qui concerne l'immigration, l'insécurité... Or, sur ces choses-là, il n'y a pas beaucoup de différences avec ce que dit la droite. C'est ce qui a permis d'ailleurs à un François Fillon de se droitiser et de l'emporter. Mais il y a la question européenne. Et sur ce point, c'est très différent de l'électorat britannique, qui n'avait pas à prévoir de coûts immédiats et visibles, parce qu'ils n'étaient pas dans l'euro. Le FN prévoit la sortie de l'euro : en France, beaucoup craignent cette sortie, à commencer par l'électorat épargnant et les personnes âgées. Même en Grèce, ils ne voulaient pas sortir de l'euro, alors qu'objectivement, il pouvait y avoir des raisons de s'en extraire. 

La différence, c'est que l'alternative risquée est apparue dans le cas de Trump ou du Brexit comme pas si différente, alors qu'elle sera très différente pour les Français en cas de sortie de l'euro. Je pense qu'une telle perspective nous fait clairement plus peur que celle du maintien. 

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