Après l’éveil woke, le vrai réveil des intelligentsia occidentales perdues au pays des déconstructeurs ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Pour avoir dénoncé des actes de barbarie, des personnalités se voient reprocher leur communautarisme et leur insensibilité à la cause palestinienne parce qu'ils sont juifs.
Pour avoir dénoncé des actes de barbarie, des personnalités se voient reprocher leur communautarisme et leur insensibilité à la cause palestinienne parce qu'ils sont juifs.
©JEFF PACHOUD / AFP

Lueur d'espoir

Depuis les attaques du Hamas sur Israël, de nombreuses personnalités de gauche dénoncent les insultes racistes et antisémites dont elles sont victimes sur les réseaux sociaux pour avoir pris la défense d'Israël.

Pierre Valentin

Pierre Valentin

Pierre Valentin est étudiant en master science politique à l'université Paris-2 Panthéon-Assas, diplômé en philosophie et politique de l'université d’Exeter (Royaume-Uni).

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Carine Azzopardi

Carine Azzopardi

Carine Azzopardi est journaliste. Elle a publié Quand la peur gouverne tout (Plon, 2023), montrant comment l'islamisme et le wokisme se nourrissent l'un l'autre pour avancer leurs pions.

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Depuis les attaques du Hamas sur Israël, des intellectuels ou compagnons de route de la gauche radicale et/ou insoumise tels que Gérard Miller ou Claude Askolovitch découvrent avec un certain effroi que l’idéologie de nombre de militants qu’ils ont accompagnés ou défendus est profondément teintée d’un anti-sémitisme assumé. C'est un réveil douloureux ? Une prise de conscience ?

Pierre Valentin : Ce qui est important de comprendre au sein du logiciel woke et qui explique certaines positions pro-Hamas ; c'est qu'au fond, dans leur logiciel, le plus important ce n'est pas de défendre certains opprimés mais plutôt d'accabler certains types de coupables. Prenons un exemple. La branche racialiste du wokisme aux Etats-Unis théorise que les Etats-Unis sont un système omnipotent et omniprésent, créé par et pour les intérêts des blancs. En réalité, on voit qu'aux Etats-Unis les juifs et les asiatiques font mieux que les blancs. Face à cette réalité incommodante pour la théorie, le wokisme avait le choix soit de défendre sa théorie, soit de défendre les minorités dont elle parle. Ce que le wokisme a fini par faire c'est de les déchoir de leur minorité en les contrastes comme quasi-blanc. Lorsque les minorités vont à la rencontre des théories réveillées, elles sont abandonnées au lieu d'être défendues. Là on voit la même chose. C'est une pulsion de négation, une pulsion de destruction qui trouve les palestiniens comme prétexte pour accélérer Israël. Mais l'essentiel c'est d'accabler Israël et pas de défendre les palestiniens. C'est la même chose pour les différentes branches réveillées à travers l'Occident.

Carine Azzopardi :  Les insultes où l'on se fait traiter de raciste, et des insultes antisémites, même sans qu'on prend la défense d'Israël, sont légion sur les réseaux sociaux. Ce sont des insultes qui fusent facilement dès qu'on émet une critique du militantisme contre les discriminations qu'on appelle wokisme, voire dès qu'on parle d'islamisme pour le critique. J'ai moi-même reçu ces insultes lors de la publication de mon premier livre, qui dénonçait une énième fois la montée de l'islamisme dans l'Éducation nationale. On m'a traité de « sale juive italienne ». Je ne suis ni juif, ni italien, mais ce sont des insultes très communes qui montrent une seule chose : que l'antisémitisme est décomplexé aussi désormais à l'extrême gauche, et dans les rangs de personnes qui se disent progressistes. Que ces personnalités se rendent compte aujourd'hui qu'il y a un problème chez leurs amis c'est bien, mais c'est un peu tard.

Bertrand Vergely : Je ne le crois pas. Depuis longtemps déjà, un certain nombre de personnalités de gauche ouvertement antiracistes se font régulièrement traiter de racistes par des défenseurs de gauche de la cause palestinienne dès qu'elles se mettent à soutenir Israël quand Israël est attaqué. Signe qu'il est très difficile voire impossible pour ces personnalités d'être à la fois antiracistes et contre le fait d'agresser Israël. Soutenir elles Israël quand Israël se défend à la suite d'une agression ? Elles trahissent la Palestine et la gauche. Aussi n'existe-t-il qu'une issue pour les antiracistes : accepter qu'être antiraciste passe par le racisme anti-israélien.

Pour avoir prononcé des actes de barbarie, ces personnalités se voient reprocher leur communautarisme et leur insensibilité à la cause palestinienne parce qu'ils sont juifs. Ça s'arrête à une question de religion où ça va bien au-delà de ça ?  

Pierre Valentin :  Dans la logique réveillée, le juif a basculé du camp des dominés à celui des dominants. Je pense qu'il y a des réalités démographiques derrière cette pensée. Un électorat assez antisémite prend plus d'importance au sein des pays occidentaux et donc la cause pro-palestinienne à pris de l'ampleur. Ce que je trouve aussi intéressant, c'est qu'il y a clairement une prise de conscience qui a lieu à travers les questions d'antisémitisme sur l'emprise de l'idéologie réveillée au sein de la gauche. Des personnes qui s'imaginaient être dans le même camp ou le même sérail intellectuel qu'un certain nombre de militants woke, se rendent compte que l'idéologie n'a pas de limites et qu'elle peut les lâcher lorsque les circonstances s' et prêtent. Je pense que la question de l'antisémitisme va participer à l'affaiblissement de l'idéologie réveillée en Occident sur les prochaines années, voir les dix-huitièmes décennies.

Carine Azzopardi :  Cela va bien au-delà. Tout le monde mélange tout. Et en premier lieu, bien évidemment, la cause des Palestiniens avec les agissements du Hamas. Ce que ces personnalités se voient reprocher, in fine, ce n'est pas leur insensibilité à la cause palestinienne, c'est de dire simplement la vérité sur des massacres insensés qui nous rappellent le 13 novembre ou le 11 septembre, qui étaient aussi des massacres perpétrés par des islamistes. J'appelle cela du déni, et c'est ce qui m'a amenée à écrire ce livre. Car ce déni face au terrorisme islamiste, il vient bien de quelque part. Je me suis demandée si, dans une certaine frange progressiste de la population (et j'en faisais partie), les nouvelles théories militantes venues des universités américaines arrivées en Europe il y a quelques années, n'y étaient pas pour quelque chose. Au début, quand j'ai commencé à enquêter, je n'étais pas du tout certain que mon angle, comme on dit en journalisme, tenu. Aucun livre n'avait encore été écrit sur le lien entre wokisme et islamisme. Mais je me suis aperçu que les quelques critiques sérieuses parmi les chercheurs sur le wokisme parlaient tous d'islamisme. Il y a un rapport écrit par un chercheur, Lorenzo Vidino, spécialiste des mouvements islamistes, qui explique comment les nouvelles générations d'islamistes en Europe et aux Etats-Unis sont beaucoup plus malignes que les anciennes, et donc se servent des thématiques de l' l'antiracisme s'est réveillé comme d'un cheval de Troie pour faire avancer des idées qui sont celles de l'islam politique et qui sont tout sauf des idées compatibles avec la démocratie. Je suis partie de là, et puis je me suis mise à disséquer les idées, à partir des critiques d'intellectuels (beaucoup sont d'ailleurs des intellectuels issus de la gauche) pas forcément toujours accessibles au grand public, mais que j'ai voulu « vulgariser » pour permettre au plus grand nombre de comprendre ce qui est train de se passer. Malheureusement, les événements tragiques en cours et leurs répercussions dans le débat public en France sont une illustration criante de ce que je démontre.

Bertrand Vergely : Lorsque ces personnalités dénoncent les atrocités qui ont été commises par le Hamas dans les kibboutz israéliens près de Gaza, elles sont raison. En protestant comme elles le font, elles ne sont ni juives au sens religieux, ni israéliens au sens politique. Elles sont morales, profondément morales, absolument morales, la morale étant de toutes les religions et de tous les peuples. Qu'elle soit juive ou musulmane israélienne ou palestinienne, la morale consiste à s'élever contre l'inacceptable né de l'intolérable. Quand il ya atrocité d'où qu'elle vienne, le respect de la morale, la pudeur des sentiments, l'élémentaire dignité de l'esprit, fait taire ses préférences partisanes afin de s'insurger contre l'insupportable. Quand certains se mettent à dénoncer la protestation morale authentique en ne voyant en elle qua basse réaction partielle et partielle, on ne peut qu'être effrayé. Alors que le moral dépasse toute réaction partisane la traiter de réaction partisane ! Le procédé relève d'un machiavélisme politique démoniaque. Faut-il être devenu bête, méchant et aveugle pour en arriver là ! Le militantisme politique conduit malheureusement souvent, trop souvent à de tels excès, de telles aberrations intellectuelles et morales.

Le wokisme est issu des mouvements de déconstruction ou encore des grandes théories de décolonisation. Est-ce qu'on voit aujourd'hui les effets produits par cette idéologie ?

Bertrand Vergely : Chez les jeunes générations, certainement. Pour elle, les palestiniens et le monde arabe en général sont victimes d'un racisme antimusulman. Pour les autres générations, la question est différente. Du fait de la gauche, la France connaît une critique du racisme et de la colonisation qui a commencé bien avant que l'on parle du wokisme. Aujourd'hui, quand la gauche soutient la Palestine et critique Israël, ce soutien et cette critique s'enracinent dans une critique de longue date du sionisme et de la politique américaine à l'égard d'Israël.

Dans certaines universités américaines comme à Harvard, des investisseurs souhaitent que les noms des étudiants accusant Israël d'être responsable des attaques du Hamas soient divulgués pour éviter de les embaucher. C'est un vrai retour d'opinion ?  

Pierre Valentin :  Je pense que oui. Toutefois, vu qu'un certain nombre d'universités américaines ne condamnent pas fermement les attaques du Hamas. Ce qui montre qu'il y a une bureaucratisation et une institutionnalisation de l'idéologie woke qui va être difficile à défaire. En général, les entreprises ou les institutions (médias, cabinets d'avocats, universités) qui se travaillent en interne auront énormément de mal à faire le chemin inverse. Réussir à  « déwokiser »  son entreprise ou son université, nécessite un travail titanesque car il y a une bureaucratie qui est très forte. Je pense qu'il va y avoir une grosse pression de la part de l'opinion publique. Il y a des entreprises qui ont perdu beaucoup d'argent suite à des prises de positions trop marquées woke. Il y aura un bras de fer interne qui va être très fort entre pression de l'opinion publique, pression des réseaux sociaux avec X ainsi que la pression des cadres et des militants. Ça risque de faire des étincelles.

Carine Azzopardi :  Malheureusement je ne pense pas. Et ce serait très simple si on pouvait divulguer des listes pour « blacklister » untel ou untel, c'est d'ailleurs le même genre de Cancel Culture qu'utilisent les wokes. Les partisans de De Santis ou de Trump aux Etats-Unis utilisent les mêmes outils que ceux qu'ils dénoncent, et c'est préoccupant. Car il ne s'agit pas juste d'une question d'opinion, c'est une question d'idéologie qui a profondément infusé dans les universités américaines, et à présent européennes. Au cours de mes recherches, j'ai évidemment vu que les critiques les plus visibles du wokisme, ce mouvement antiraciste et décolonial, sont des conservateurs américains. Mais ce ne sont pas les premiers ! Le premier, ce fut Barack Obama. Et en France, c'est pareil, ce sont des élus de gauche comme Carole Delga qui ont émis les premières critiques. J'ai été très surpris de voir que les critiques les plus solides aux Etats-Unis se sont produites par exemple de scientifiques réfugiés de l'ex-URSS, ou d'un Chinois ayant participé à Tian'anmen en 1989. Donc je ne pense pas qu'il s'agisse d'un retour d'opinion, tout simplement parce que le wokisme, et sa connivence avec l'islamisme, que je démontre dans mon livre, n'est pas une simple opinion. C'est un nouvel opium des intellectuels, et pour les islamistes qui ont bien compris comment ils peuvent s'en servir pour faire avancer un agenda qui n'a rien de démocratique, c'est même un « opium des infidèles » fort utile.

Bertrand Vergely : Retournement, non. Radicalisation, oui et avec elle bêtise, insigne bêtise. Cédant à l'émotion, une partie de l'opinion s'imagine qu'en lançant une chasse aux sorcières elle va lutter contre le mal. Il faut souhaiter que l'Amérique ne rentre pas dans cette logique en créant un climat de terreur intérieure sous prétexte de venir en aide à Israël.

S’agit-il d’un moment de trouble passager sous le coup de l’émotion ou d’un traumatisme / réveil / prise de conscience tel qu’il sera possible de considérer qu’octobre 2023 est un tournant dans l’histoire politique et intellectuelle de l’Occident ? 

Pierre Valentin : En France, il y a déjà eu un premier tournant au moment des émeutes. Certains députés ont d’ailleurs encouragé les émeutes en signalant ce qui pouvait être brûlé ou pas. Ces élus semblaient jouir du chaos. Comme une pulsion de négation. Je pense que c’était un premier moment pour l’opinion publique, à minima française et partiellement occidentale puisque ces émeutes ont eu un certain retentissement.

Le second, c’est ce qu’on voit ces derniers jours. On voit une marginalisation idéologique de l’extrême gauche. Un renversement du front républicain et qui aura des conséquences sur le long terme. S’agit-il d’un renversement définitif ? Je ne sais pas. Là où il faut tempérer l’analyse, c’est que cette idéologie d’extrême gauche (la cause décoloniale, pro palestinienne ou wokiste) est très présente parmi les jeunes surdiplômés. Des jeunes qui ont fait différents IEP, qui intègrent ensuite le monde des médias, des think tank, celui des avocats pour faire des procès. Démographiquement, nous ne sommes qu’au début de l’influence de cette idéologie. Par contre, les idées ont leur propre vie. Lorsqu’elles sont discréditées, elles peuvent aussi évoluer ou disparaître.

Carine Azzopardi : On peut toujours rêver… Mais le 13 novembre, c’était exactement pareil. Je n’ai examiné les discours des uns et des autres que longtemps après, quand j’ai été en capacité de le faire, mais les mêmes débats ont eu lieu. Vous aviez Judith Butler par exemple, la papesse de la théorie du genre, qui avait écrit un texte à chaud sur le Bataclan, racontant tout et surtout n’importe quoi avec un formidable déni du terrorisme islamiste. Aujourd’hui, il est trop tôt pour tirer une analyse qui ne peut se faire à chaud sur des événements encore en cours, mais ce qui est certain, c’est je ne retire pas une ligne sur le chapitre que j’ai écrit sur l’antisémitisme, qui est un angle mort du wokisme. Car les raisonnements des théories constitutives du wokisme y mènent tout droit. Et l’antisémitisme est également consubstantiel des mouvements islamistes. Mes intuitions concernant le lien entre ces deux mouvements de pensée et de militantisme se vérifient malheureusement chaque jour. J’espère que mon livre sera utile au plus grand nombre pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui en France, mais aussi dans le reste de l’Europe et en Amérique du nord, car ce sont les mêmes idées déclinées de la même manière qui y sont mises en œuvre. C’est un débat crucial qui nous concerne tous.

Bertrand Vergely : Les réactions auxquelles on assiste procèdent d'un trouble né de l'émotion. C'est indéniable. En même temps, il s'agit d'un virage. La gauche est en train de se diviser en profondeur et tout donne à penser que cette division va s'amplifier et durer. Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise ne s'en cachent pas : ils veulent faire la révolution. Dans cette volonté, ils sont soutenus par le parti anticapitaliste. Pour Jean-Luc Mélenchon, la révolution est essentielle. Elle permet de cliver. Dernièrement, à propos de la question de savoir s'il fallait organiser des Primaires à gauche avant les Présidentielles, il s'est déclaré contre. Quand des Primaires ont lieu, at-il souligné, c'est toujours un candidat moyen qui l'emporte, jamais un candidat clivant. D'où les difficultés au sein de la gauche, la France Insoumise reprochant aux communistes et aux socialistes d'avoir abandonné l'objectif de la révolution. Le clivage que l'on trouve à propos de la politique intérieure se retrouve sur le plan international. Lorsque la France Insoumise se refuse d'appeler le Hamas une organisation terroriste, elle clive en voyant en lui un mouvement qui, certes, commet des crimes de guerre, mais qui défend ses droits légitimes. Alors que pour les démocraties, le monde se divise entre démocratie et terrorisme, pour la France insoumise, il se divise en révolution et capitalisme.

Le monde découvre le wokisme et sa critique du racisme. Qu'on ne fasse pas d'erreur. Quand il critique le racisme, le wokisme américain ne veut nullement faire la révolution afin de renverser le capitalisme. Au sein du capitaliser il entend installer une société inclusive en pensant y arriver par une domestication mondiale des esprits grâce à un lavage de cerveau planétaire. Avec la France Insoumise, il en va autrement. Quand elle critique le racisme, elle pense qu'elle y parviendra par la révolution grâce à des peuples en lutte comme la Palestine et nullement par une société inclusive.

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