60% d’une classe d’âge dans le supérieur ? Ou comment creuser encore les inégalités au nom de l’égalité…<!-- --> | Atlantico.fr
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Des jeunes diplômées lors de la période du Covid-19. Anne Hidalgo a annoncé vouloir que 60% d’une classe d’âge atteigne l’enseignement supérieur.
Des jeunes diplômées lors de la période du Covid-19.  Anne Hidalgo a annoncé vouloir que 60% d’une classe d’âge atteigne l’enseignement supérieur.
©Juan Mabromata / AFP

Diplômes

C’est pourtant la promesse faite par Anne Hidalgo dans son discours d’investiture à Lille le week-end dernier.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli

Jean-Paul Brighelli est délégué Education de Debout la France. Professeur agrégé de lettres, enseignant et essayiste français, il est également l'auteur ou le co-auteur d'un grand nombre d'ouvrages parus chez différents éditeurs, notamment La Fabrique du crétin (Jean-Claude Gawsewitch, 2005) et La société pornographique (Bourin, 2012). 

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Atlantico : Anne Hidalgo a annoncé vouloir que 60% d’une classe d’âge atteigne l’enseignement supérieur. Est-ce une proposition réaliste ?

Jean-Paul Brighelli : Tout à fait — parce que nous n’en sommes pas loin. C’est tout autre chose si l’on parle d’un diplôme du Supérieur — Anne Hidalgo semble ignorer la différence. Parce qu’un grand nombre de jeunes gens, entrés dans le Supérieur après le Bac, n’iront jamais jusqu’au bout de la Licence (3 ans) — ce qui fait qu’actuellement le taux de diplômés du Supérieur dans une classe d’âge est de 38%. Alors plus d’entrants dans le Supérieur, ce n’est pas un énorme effort — mais ça ne présente d’intérêt que si on ne les perd pas en route.

Or, le niveau des néo-bacheliers est tel qu’on ne peut que les perdre.Plusieurs facs, et même les Grandes écoles, ont mis en place des instances de remédiation — pour apprendre l’orthographe, par exemple. Mais c’est un effort budgétairement injouable.

Michel Ruimy : Avant même de se poser la question de la capacité d’accueil future des universités, il convient de s’interroger sur cette notion et de résoudre les problèmes existants au risque de les aggraver par une telle volonté.

En soi, tout établissement a une capacité d’accueil. D’une part, elle correspond à la surface immobilière, au nombre d’heures d’enseignement qu’il peut dégager et au nombre d’étudiants. D’autre part, elle consiste en une limitation du nombre d’étudiants que l’université autorise à s’inscrire dans ses formations. Plus concrètement, il s’agit d’un numerus clausus au-dessus duquel des candidats sont refusés.

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Pourtant, aucun texte législatif ou réglementaire ne vient préciser les raisons pour lesquelles ces capacités d’accueil doivent être mises en place. Seuls quelques articles du Code de l’éducation viennent à les évoquer. Toute l’ambiguïté de la problématique réside dans l’expertise que l’établissement possède pour déclarer ses capacités d’accueil dépassées.

La sécurité des établissements est, par ailleurs, souvent mise en avant lors de la fixation de capacités d’accueil limitées. Le problème est, en fait, budgétaire car il convient de résoudre l’équation suivante : combien de salles peuvent être disponibles simultanément sous contrainte du nombre d’heures d’enseignement réalisables pour une population étudiante donnée ?

Ceci n’est pas sans poser problème car, en l’absence de définition, on observe la mise en place de décisions, de manière arbitraire, entraînant mécaniquement un repli des étudiants vers d’autres établissements qui, à leur tour, se protègent par l’instauration de nouvelles capacités d’accueil, etc. In fine, l’accès à des formations d’enseignement supérieur est ainsi remis en question.

Donc, il me semble qu’au-delà de ce vœu pieu, il convient déjà de résoudre certains points afin d’accueillir les étudiants dans de bonnes conditions.

L’université a-t-elle les moyens nécessaires pour accueillir un nombre aussi important de jeunes ?

Jean-Paul Brighelli : L’Université aura les moyens quand elle fera payer aux jeunes ce que paient leurs homologues européens (sans parler de ce que paient les étudiants américains). L’Allemagne, longtemps réputée pour son Supérieur « gratuit », a voté une loi autorisant les Lander à exiger des droits d’inscription dans une fourchette allant de 50 à 500€ par semestre — et c’est la seconde option qu’ont choisi la plupart des provinces. Soit 1000 € par an.En Espagne, cela va de 500 à 1300€ / an pour les universités publiques, de 5000 à 13000 dans le privé, bien plus important qu’en France. De quoi payer les enseignants et alimenter la recherche…

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Le message renvoyé par Anne Hidalgo peut-il être perçu comme une atteinte envers les travaux manuels ou les formations professionnelles ?

Jean-Paul Brighelli : Les bobos parlent aux bobos — et à leurs enfants ! Le Supérieur paraît normal à ces gens-là — ils ne se rendent pas compte que l’enseignement obligatoire jusqu’à 16 ans est une croix pour nombre de jeunes qui rêvent d’entrer dans un parcours professionnel. Le résultat, c’est que de nombreux étudiants arrêtent dès la fin de L1 ou L2, décrocher t parfois un L3 - et se retrouvent caissiers de grandes surfaces ou pédaleurs chez Uber. Ils auraient mieux fait d’entrer dans un e voie professionnelle non généraliste. Il y a dans ce pays un mépris incompréhensible du travail manuel, artisanal, qui au passage peut être autrement rémunératueur qu’un cursus « intellectuel » sans débouchés.

La massification de l’enseignement supérieur ayant déjà commencé, on peut observer là où les étudiants poursuivent leurs études. Cela est-il en adéquation avec les besoins de l’économie française ?

Michel Ruimy : En quelques décennies, la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est traduite par un taux de diplômés sans précédent. Un peu moins de 50% des jeunes arrivent maintenant sur le marché du travail avec un diplôme de l’enseignement supérieur en poche. Ils n’étaient qu’environ 30% dans ce cas en 1990. Pour autant, y a -t-il adéquation entre la formation et l’emploi ?

L’idée d’adéquation est polysémique. Que met-on en correspondance ? Un nombre d’emplois disponibles à pourvoir et un nombre de diplômés formés (adéquation quantitative) ? Une formation et des activités de travail (adéquation qualitative) ? etc. Cette notion se fonde sur un bon sens apparent : si un individu se forme c’est-à-dire acquiert des compétences spécifiées en vue d’occuper un emploi donné, d’exercer une profession déterminée, il est logique de se demander s’il atteint son objectif. Or, le bon sens est parfois simplificateur voire quelquefois redoutable.

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Grosso modo, 60% des actifs de 15 à 55 ans ont une spécialité de formation professionnellement ciblée. Parmi eux, seuls 40%, le plus souvent les titulaires d’un diplôme d’études supérieures à l’opposé des titulaires de baccalauréats professionnel ou technologique, ont un emploi en adéquation avec celle-ci.

N’oublions pas que cette affinité entre spécialité de formation et domaine d’emploi, plus élevée notamment pour les spécialités de la santé, de la finance et de l’informatique, a un impact positif sur le salaire, nettement moins important cependant que le niveau de diplôme, mais globalement plus fort pour les niveaux de diplômes élevés.

Quels sont actuellement les besoins de l’économie française ? Où sont les manques et les « trop pleins » sur le marché du travail ? Faut-il craindre un « mismatch » entre la formation et les besoins si cette proposition était adoptée ?

Michel Ruimy : Selon Pôle Emploi, les « services aux particuliers » constituent, en 2021, le premier secteur recruteur avec près de 40% de l’ensemble des intentions d’embauche (plus d’1 million de projets). Celles-ci sont nombreuses dans les métiers du soin et de l’accompagnement (aides à domicile, aides ménagères, aides-soignants, infirmiers…) et dans le secteur de la construction. En revanche, Elles sont en diminution dans l’industrie, avec des baisses marquées dans la métallurgie et l’équipement électronique. Parmi les métiers les plus recherchés figurent des métiers à caractère saisonnier, comme les métiers agricoles.

On voit donc qu’il est nécessaire de résoudre les problèmes structurels qui pèsent depuis longtemps sur le marché du travail : difficultés de recrutement de certains secteurs, dysfonctionnements de la formation professionnelle, inadéquation des compétences aux besoins des entreprises, obstacles à la mobilité géographique et professionnelle, difficultés d’insertion des jeunes….

Toutefois, on observe que les diplômés par la voie de l’alternance bénéficient de meilleures conditions d’insertion que les diplômés en formation initiale sous statut étudiant. Non seulement leurs taux d’insertion sont supérieurs, mais les emplois qu’ils occupent sont, en moyenne, plus stables, plus qualifiés et plus rémunérateurs. En outre, ils expriment des niveaux plus élevés d’adéquation et de satisfaction à l’égard de leur emploi.

Si certains souhaitent accroître le nombre des étudiants dans les universités, il convient alors de réfléchir au contenu / d’adapter les cursus universitaires au marché du travail au risque de nourrir de grandes frustrations parmi les étudiants.

Comme ce fut le cas avec le baccalauréat, les diplômes ne vont-ils pas perdre mécaniquement de la valeur en raison de la massification ? En voulant mettre tous les élèves sur un plan d’égalité, Anne Hidalgo ne va-t-elle pas, au contraire, renforcer les inégalités ?

Jean-Paul Brighelli :  Les diplômes, jusqu’à M1, ne valent rien, ils n’ont aucune réelle valeur marchande. C’est à partir du M2 (et encore, pas tous les Masters : les Facs jouent sur des Masters d’élite dont l’entrée est filtrée, par exemple en Droit) que les choses se précisent.Marie Duru-Bellat parlait jadis de « l’inflation scolaire » : avec le Bac, on n’a plus rien, avec une Licence, pas grand-chose. Pousser un plus grand nombre de jeunes dans des voies universitaires bouchées serait criminel — ça l’est déjà : nous avons plus de candidats-psychologues en France que l’Europe ne pourrait en absorber. On se rappelle le scandale il y a quelques années du recrutement sans filtre en cursus sportif (le CREPS) alors que les seuls débouchés étaient le professorat d’EPS — pas grand-chose. On a créé de pseudo-spécialités destinées surtout à alimenter les universités (un étudiant, ça rapporte, et ça permet de créer des postes aux intitulés invraisemblables — les « études de genre », par exemple) et qui n’ont aucun débouché, sauf piston et relations — dont ne manquent pas les électeurs parisiens de Mme Hidalgo. Elle parle pour les siens.

Michel Ruimy : Le diplôme demeure un élément essentiel dans l’univers professionnel français, que ce soit pour entrer sur le marché du travail ou pour y progresser. Il reste aussi un bon rempart contre le chômage : le taux de chômage des non-diplômés est près de 3 à 4 fois plus élevé que celui des personnes disposant d’un diplôme supérieur. La situation est donc très difficile pour ceux qui sortent du système scolaire sans qualifications dans une société qui survalorise le diplôme au détriment de l’expérience personnelle.

À la rentrée 2019, 2 725 000 étudiants étaient inscrits dans l’enseignement supérieur en France, hors inscriptions simultanées en licence et en classe préparatoire aux grandes écoles. La croissance du nombre d’étudiants depuis 2000 (+ 565 000) a été portée pour un peu moins de la moitié par l’université (+ 239 000), notamment en santé, puis par les écoles de commerce et les formations d’ingénieurs. La part des inscriptions à l’université reste néanmoins dominante (60 % à la rentrée 2020 à périmètre constant) voire se renforce avec la mise en place de grands ensembles universitaires intégrant d’autres établissements d’enseignement supérieur.

Cependant, la réussite apparaît, à certains égards, incertaine dans les filières universitaires longues où elle dépend notamment de la série du baccalauréat. En revanche, elle est particulièrement élevée dans les principales filières courtes de l’enseignement supérieur. Ainsi, après la sortie de l’enseignement supérieur, le niveau du diplôme mais aussi la filière et la spécialité de formation conditionnent l’insertion sur le marché du travail et la qualité de l’emploi occupé au cours des premières années d’activité.

En outre, si le taux de chômage des jeunes femmes est le même que celui des jeunes hommes, les emplois qu’elles occupent sont, en moyenne, de moindre qualité, en termes de stabilité, de qualification et de rémunération.

D’autres défis majeurs attendent l’enseignement supérieur dans un proche avenir. Y figurent notamment, outre le dynamisme démographique des effectifs, les écarts d’accès et de niveau de diplôme selon l’origine sociale c’est-à-dire le problème des inégalités.

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