15 points de PIB de prélèvements obligatoires en moins et des services publics supérieurs sans grèves à répétition : mais comment fait la Suisse ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Qu’est-ce qui différencie la France et la Suisse dans leurs approches du conflit social ?
Qu’est-ce qui différencie la France et la Suisse dans leurs approches du conflit social ?
©Fabrice COFFRINI / AFP

Modèle suisse

Tous les syndicats ont appelé à un mouvement de grève, pour cette journée du jeudi 19 janvier, contre le projet de réforme des retraites. Dans quelle mesure la France peut-elle s’inspirer du modèle suisse afin d’adopter de meilleures réformes et de réaliser des économies budgétaires tout en améliorant ses services publics ?

François Garçon

François Garçon

Auteur de France défaillante, Il faut s’inspirer de la Suisse, Ed. L’Artilleur, 2011, prix Aleps du livre libéral 2022. François Garçon a rédigé plusieurs ouvrages sur les mérites de la Suisse (Le modèle Suisse, Perrin – Le Génie des Suisses – Tallandier) , et a enseigné pendant plusieurs années à la Sorbonne.

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Atlantico : Aujourd’hui se tient une journée de mobilisation contre la réforme des retraites en France. Un événement que l’on n’imaginerait pas en Suisse. Qu’est-ce qui différencie la France et la Suisse dans leurs approches du conflit social ?

François Garçon : Il y a 113 fois plus de grèves en France qu’en Suisse en terme absolu. Et à démographie égale, il y a 8 grèves en Suisse contre 113 en France. Le droit de grève existe, garanti par l’article 28 de la Constitution fédérale d’avril 1999. Il demeure strictement encadré, notamment dans les Conventions collectives de travail (CCT). Elles fixent la rémunération, l’évolution du salaire, le poste concerné mais aussi les conditions dans lesquelles la grève peut se dérouler. Il n’y a par exemple pas de grève de solidarité en Suisse. 

De plus, depuis 1937, la Suisse a une disposition qui s’appelle la Paix du travail. Les partenaires sociaux ont signé l’obligation de discuter avant d’embrayer sur un conflit social. Au même moment en Europe, l’Espagne est en guerre civile, le Front Populaire en France finit sa course, sans parler de l’Allemagne et de l’Italie qui pataugent dans la dictature. Au cœur de l’Europe, un pays estime qu’il s’en sortira mieux par la discussion... 

Pourquoi y-a-t-il peu de grèves ?

La première raison est que les conditions de rémunération y sont bonnes. Le salaire médian brut est autour de 6000 euros, ce qui, même après cotisations, reste plus de deux fois supérieur à la situation française. La rémunération est plus importante car la productivité est plus élevée, les Suisses travaillent beaucoup plus que nous (1900 heures/an contre 1600 en France).  Mais la clé de la pacification, à mon sens, est le management des entreprises. En particulier, est épargnée aux Suisses la condescendance des managers français envers leurs salariés fondée sur le diplôme. Les Suisses ont le sens du compromis, une notion maudite en France. La perspective de faire un compromis avec une direction qui les considère comme une masse d’idiots doit être douloureuse pour les syndicalistes français. Cette frustration professionnelle explique sans doute pour partie la mobilisation autour du système de retraites qui est, si on y regarde bien, une réforme bénigne.

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Si l’on compare la France et la Suisse, à quel point y a-t-il un hiatus entre les deux pays sur le terrain des prélèvements obligatoires et de la dépense publique, en proportion ?

Vous me demandez de me prêter à un exercice assez cruel. La Suisse affiche un PIB/habitant de 93 457 $ (2021), soit plus du double de la France (43 318 $) ; le taux moyen d’imposition des sociétés est de 14,87%, avec un étiage à 11,85%, les 26 cantons étant tous en concurrence sur les questions fiscales. La dette publique sur PIB est de 41,40%. Le taux d’emploi des jeunes et des seniors est au zénith, quant au salaire médian brut mensuel, il est de 5698 euros. J’oubliais le taux de chômage de 4,8%. N’en jetez plus !

Question impôts, les Suisses en payent beaucoup, essentiellement des impôts directs. Les impôts sur le revenu des personnes physiques (56 milliards de francs/2018, dont 44,7 milliards levés par les cantons et les communes) représentaient 38% de l’ensemble des recettes fiscales du pays (147 milliards francs), soit la première recette des pouvoirs publics. Inversement, en France, l’Etat a la TVA pour principale ressource budgétaire (38%), l’impôt sur le revenu n’étant que de 23,8% (chiffres 2022). Pour mémoire, en Suisse, le taux de TVA vient de passer de 7,8 à 8,1%, augmentation que les citoyens ont été invités à ratifier par un vote national en septembre dernier. Dans Caligula, Albert Camus fait dire au tyran : « Il n’est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix des denrées dont ils ne peuvent se passer ». J’en déduis que l’Etat français vole bien davantage ses citoyens que son homologue helvétique.

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Bref, comme annoncé, la comparaison entre la France est la Suisse nous est bien cruelle. Vous parlez de hiatus entre les deux pays, je parlerai moi plutôt de crevasse.

Pourtant les services publics suisses sont bien supérieurs aux français. Comment expliquer cette efficience helvétique, en général et comparativement à la France ?

De fait, les chemins de fer suisses fonctionnent infiniment mieux que la SNCF (ce qui n’est guère difficile), le système de santé est mieux doté, le système de prévoyance a des caisses encore pleines et qui devraient le rester encore pour quelques décennies. Sur la retraite, en septembre dernier, les Suisses ont voté pour que l’âge de départ à la retraite des femmes soit alignée sur celui des hommes, soit 65 ans. Ni émeute, ni colère sociale, ni rien. Les citoyens ont voté, tout simplement.

Comment expliquer qu’à notre frontière, une société fonctionne aussi bien ?

A mon avis, la recette suisse peut se résumer en quelques mots : fédéralisme, concurrence, subsidiarité, démocratie directe. Comme chacun l’aura noté, aucun de ces mots n’entre en France dans le vocabulaire courant.

Le fédéralisme, ce sont 26 cantons-Etats, chacun avec sa Constitution, son parlement, son système de formation, etc. qui se font concurrence, notamment au plan fiscal. L’impôt, facteur qui me paraît décisif, est levé au plan cantonal et représente environ 70% des ressources des cantons et de leurs communes. Autrement dit, en Suisse, l’impôt reste principalement là où il est levé. Les citoyens peuvent apprécier et évaluer la pertinence de l’usage de la dépense publique et, avec l’aide de la démocratie directe, soit la valider, soit s’y opposer.

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Et si les électeurs tranchaient directement la question des retraites ?

La concurrence, un mot malheureusement très indigeste en France, est centrale dans le fonctionnement de la société suisse. Même si la Suisse souffre de l’activisme de cartels très bien organisés, l’obligation de concurrence figure dans la Constitution helvétique. A la concurrence on doit la capacité d’innovation du pays. La Suisse est leader mondial de l’innovation en grande partie grâce à son secteur pharmaceutique, mais aussi à la présence de dizaines de milliers d’entrepreneurs étrangers qu’elle a su attirer sur son sol.

On en arrive au troisième point : la subsidiarité fondée sur la responsabilité individuelle. La Constitution suisse définit celle-ci de manière assez simple : « Chacun est responsable de lui-même et contribue, selon ses forces, à l’accomplissement des taches de l’Etat et de la société ». Le circuit de décision est court, proche du terrain. Allié au fédéralisme, la subsidiarité diminue les échelons intermédiaires, désenchevêtre les compétences et les responsabilités. La proximité avec les décideurs permet d’identifier rapidement qui est responsable de la sortie de route lorsqu’elle survient. Je crois qu’un autre atout de la société suisse et de son économie est que le management n’est ni vertical ni autoritaire. Les Suisses sont pragmatiques, attachés au résultat. Le management de caserne n’a pas cours. A ceux qui sont sur le terrain, une grande autonomie est laissée. Celui qui prend les décisions sera jugé sur son résultat et en cas d’échec, à la différence de la France, ne pourra s’abriter derrière un diplôme prestigieux, style « grande école », qui n’existent pas en Suisse. Ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni aux Etats-Unis, soit dit en passant. Les parcours professionnels sont fluides. Je note que lorsque cela a été techniquement possible, les Suisses ont pris soin de casser les rentes de situation, comme lors de cette votation fédérale en novembre 2000, par laquelle deux Suisses sur trois ont ratifié un vote du Parlement fédéral supprimant le statut de fonctionnaire. Autre chose qui mérite attention : il n’y a pas en Suisse de filières de formation prestigieuses, par opposition à d’autres qui ne le seraient pas. La filière d’apprentissage, par laquelle passent deux Suisses sur trois, n’est pas moins ni plus prestigieuse que la filière gymnasiale qui mène à l’Université et aux Ecoles polytechniques fédérales de Zurich et Lausanne.

Dans quelle mesure la France peut-elle s’inspirer du modèle suisse et faire des économies tout en améliorant ses services ?

La Suisse n’est pas le paradis terrestre, mieux vaut le répéter pour éviter de se faire mal voir, ou passer pour un imbécile aux yeux des Suisses, obsédés par la discrétion, avant tout soucieux de ne jamais apparaître sur un radar. Notre voisin n’est pas indemne de tares, comme, par exemple, la cartélisation de plusieurs secteurs de son économie. Autre problème : par rapport aux villes, et notamment les plus grandes, les campagnes bénéficient d’une surreprésentation politique. Tout cela est attesté, vérifiable. Mais au final, envisagé depuis la France, le bilan politique, économique, social, fiscal de notre voisin reste néanmoins enviable.

Comment faire chez nous des économies ?  On devrait pouvoir les faire sur les régimes spéciaux de retraite, sur le train de vie de l’Etat, sur l’armée de fonctionnaires territoriaux, sur la suppression d’innombrables agences, qui ne sont que des sinécures, ou en supprimant les innombrables niches fiscales qui, toutes, sont scandaleuses. Sur toutes ces gabegies, l’Etat français a la possibilité d’agir. Pourtant, je parie qu’il ne fera rien. Le statu quo sera le grand vainqueur, jusqu’à l’abîme.

Quand finira-t-on par admettre que la France est diverse, que les régions - pardon les territoires -, ne souffrent pas tous des mêmes maux ? Que pour lutter contre l’inflation et redonner du pouvoir d’achat, la concurrence est plutôt un bon remède. Quand je lis[1] que la concurrence a permis de baisser les tarifs du Paris-Lyon de 8% quand, dans le même temps, assise sur son monopole, la SNCF a monté ses prix de +17% sur le Paris-Lille, je me dis qu’il y a là des leçons à tirer. Mais la haute administration, qui a la main sur tous ces dossiers, est-elle désireuse d’agir ? Je ne le crois pas. Ses agents ont leur propre avenir dans leur ligne de mire et tous savent que pour tenir il ne faut pas bouger, ne pas agir, valider servilement ce qui vient de l’étage au-dessus.

Pour introduire de la concurrence et ainsi casser les rentes, il existe une autre solution, révolutionnaire. Elle est un totem, mais pourquoi ne pas évoquer son dynamitage vertueux ? Il faut supprimer tous les concours de recrutement dans la fonction publique. Ils seraient, à ce qu’il paraît, gage d’équité, d’impartialité et de diversité dans les recrutements. Qu’elle vaste blague ! Il suffit de voir le nombre de fils de profs dans la haute fonction publique pour comprendre que le concours est non seulement une machine à reproduire l’élite ( ?) scolaire ( !!!), mais une gigantesque manufacture d’agents, tous marqués par le conformisme, la soumission et l’arrogance. Supprimer les concours, et les services publics se mettront à carburer non pas à la caste scolaire, mais aux meilleurs, venus de tous les secteurs, avec ou sans « bons » diplômes. Les exemples étrangers sont légion où le concours n’existe pas et où le pays est stable et bien géré.

Enfin, il ne faut plus hésiter à confier aux citoyens la possibilité de contester des dépenses publiques : la mairie de Paris, a-t-on appris récemment, a ainsi versé 248 millions d’euros à 2600 associations ? Les intéressés, dont moi, aurions aimé avoir notre mot à dire. Même réserve vis-à-vis des JO à Paris. Retournons en Suisse : les JO d’hiver en 2026 étaient prévus pour se dérouler dans le canton du Valais. Hostiles à cet événement qu’ils jugeaient coûteux (« 3 semaines de fêtes, 30 ans de dettes »), et nuisible pour l’environnement, les Valaisans ont déclenché un référendum facultatif (abrogatoire). En votation populaire, le peuple a ensuite tranché : 54% des citoyens ont dit non à ces JO d’hiver qui, du coup, se déporteront en Italie. Plaignons les Milanais qui vont devoir écoper. Ce type de contestation pacifique et démocratique devrait commencer par s’apprendre au niveau communal puis, après retour d’expérience, monter d’un cran au plan régional, puis national. Se savoir sous le feu toujours possible des citoyens quand on dilapide de l’argent public incite à la modération sinon à la sagesse. Si nous avions la possibilité de contester la prodigalité de la mairie de Paris et de son maire, je suis convaincu que Paris serait mieux géré. En l’absence de tout recours contre cette générosité à mes frais, il me reste les yeux pour pleurer. Le référendum abrogatif me paraît infiniment plus efficace pour enrayer le gaspillage d’argent public et former des citoyens adultes, que le RIC, d’usage très compliqué, notamment lorsque placé entre les mains de citoyens drogués à l’aide publique.

Dernier avertissement : ne jamais demander ni aide ni conseil à un citoyen suisse. Il ne vous en fournira pas. L’intéressé a vocation à vivre heureux, mais discrètement, loin des projecteurs. Son souci ? Jouir sans être dérangé dans son confort douillet. Tout le contraire du Français qui a plutôt tendance, lui, chaussettes trouées au pied à pérorer sur les estrades du monde entier.


[1]Trenitalia fête le million de passagers sur son TGV Paris-Lyon-Milan, Les Echos, 15 décembre 2022.

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