Pourquoi la décision de la Cour constitutionnelle allemande sur les rachats de titres par la BCE pourrait bien être le coup de grâce pour la zone euro <!-- --> | Atlantico.fr
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La Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Allemagne) a contesté la légalité du programme d'achat de dette publique (OMT) par la BCE.
La Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Allemagne) a contesté la légalité du programme d'achat de dette publique (OMT) par la BCE.
©Reuters

Effet ping pong

Après avoir rejeté le programme d'achat de dette publique mis en place par la BCE, la Cour constitutionnelle allemande laisse à la Cour de justice de l'Union européenne le soin de trancher sur la légalité de ce programme. Une mesure dont tous les observateurs n'ont pas bien saisi le caractère déterminant...

Atlantico : Vendredi 7 février, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Allemagne) a contesté la légalité du programme d'achat de dette publique (OMT) par la BCE, mais a finalement renvoyé la décision à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Quelle est véritablement la portée de la décision de la Cour constitutionnelle allemande ? Doit-on y lire une soumission de l'Allemagne au droit européen ?

Nicolas Goetzmann : Il n’y a pas de réponse parfaite à cette question et le problème repose bien sur cette incertitude. Deux visions s’affrontent. Une première voit cette décision comme le symbole de la soumission définitive de la cour de Karlsruhe au droit européen, ce qui me semble être excessivement romantique. Et une seconde vision qui y voit précisément la poursuite de l’incertitude et plus encore la condamnation, de fait, du programme. La Cour rejette les OMT car non conformes aux traités, selon son interprétation. Devant une telle situation, elle renvoie le cas à la Cour de Justice de l’Union Européenne qui devra se prononcer sur la légalité du programme OMT. Mais si la CJUE déclare le programme légal, il est tout à fait vraisemblable que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe reprenne le dossier en mains et le déclare inconstitutionnel, et empêchera ainsi une participation de l’Allemagne, ce qui revient à anéantir le programme tout court.

Ce qui se joue ici est déterminant, car la Cour constitutionnelle allemande juge que la BCE a outrepassé ses droits et a violé les traités. Ce n’est pas anodin et cela marque la rupture qui existe aujourd’hui entre la BCE et la Bundesbank. En effet, Jens Weidmann, Président de la « Buba », avait vivement critiqué la décision de la BCE et avait alors présenté ses arguments en défaveur du programme devant la Cour. Il a été écouté.

Alain Fabre En ces matières, il faut avancer de manière nuancée. Le fond de la question est que les traités interdisent à la Banque centrale européenne de financer les Etats. De ce fait, la BCE n’intervient pas sur le marché primaire mais secondaire. Officiellement, la BCE rachète des titres d’Etat aux banques. Qui aide-t-elle donc ? Les Etats ou les Banques ? En fait ni l’un ni l’autre : la BCE assure le fonctionnement normal du marché interbancaire. Il est exact que ses interventions ont fait disparaître dans l’esprit des investisseurs les risques d’éclatement de la zone euro – bien réels en 2011-2012 – et que la conséquence a été une détente très nette des taux des dettes des Etats les plus menacés par les marchés. Il faut aussi admettre que les traités eux-mêmes ont instauré une BCE dotée d’un statut très en retrait sur les possibilités d’action d’une Banque centrale à part entière. La crise a permis d’accélérer une évolution à la fois inéluctable et bienvenue pour la stabilité du système. Alors non, la BCE n’a pas « violé » les traités mais elle a en raison de la crise, du interpréter ses statuts d’une manière extensive.

La décision de la Cour de Karlsruhe manifeste bien cette ambivalence de la crise qu’a dû gérer la BCE.Elle considère avant tout que sur un sujet relevant du droit européen, c’est à la Cour de Justice de l’Union européenne de définir la manière dont la BCE applique les traités. La Cour – on l’a vu sur le MES, ou sur le traité budgétaire – n’a jamais fait obstacle à la construction européenne. Elle veille essentiellement à ce que l’articulation entre le droit européen se fasse d’une façon conforme à la Loi fondamentale ; elle a jugé en d’autres circonstances que les transferts de souveraineté dont elle n’a jamais contesté le bien-fondé n’aient pas lieu de manière subreptice mais avec l’accord explicite du peuple allemand au travers de ses institutions représentatives. 

Philippe Simonnot La portée de la décision est considérable. Le renvoi de la décision à la Cour de Justice européenne n’est pas du tout une façon, pour les juges, de botter en touche, encore moins une soumission de l’Allemagne à la juridiction européenne.Il s’agit seulement de donner une opportunité à la BCE de trouver d’ici là un programme d’achat de dette publique conforme aux traités fondateurs de l’eurozone. On comprend que les lobbies liés aux gouvernements et aux banques cherchent à minimiser la portée de la décision, ne serait-ce que pour ne pas affoler les marchés, mais le ver est bien dans le fruit. Pour Markus C. Kerber, professeur et avocat à la Cour constitutionnelle allemande, "au vu de cette décision, l’OMT ne devrait plus  être pris au sérieux par les marchés".

Quels sont les fondements invoqués par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe pour rejeter le programme OMT ?

Nicolas Goetzmann : Il y a plusieurs aspects qui sont rejetés par la Cour, mais le principal fait relève de son appréciation du caractère économique ou monétaire de la politique menée par la BCE. C’est-à-dire que la cour de Karlsruhe n’accepte pas que la BCE puisse poursuivre une action économique et donc politique. La Banque doit se cantonner à son strict mandat et à un pur aspect de politique monétaire. Dans le principe, ce que les juges allemands ne tolèrent pas, c’est le risque que fait courir ce programme aux contribuables allemands.

La Cour estime par exemple que le caractère illimité des rachats d’actifs n’est pas conforme au droit européen. Elle encadre de la sorte le programme mis en place par la BCE, en le vidant de toute sa force, et le soumet ainsi dépouillé à la CJUE. Cette dernière est ainsi piégée, soit elle suit les recommandations de Karlsruhe et les OMT perdent tout leur sens, soit elle ne suit pas et la décision de la CJUE sera rejugée à Karlsruhe. Pour être déclarée inconstitutionnelle.

Alain Fabre : La Cour ne rejette pas les interventions de la BCE. Les « importantes raisons » qu’elle invoque pour s’interroger sur l’action de la BCE sont le moyen de justifier de la nécessité d’obtenir l’avis de la Cour de justice européenne. Si on laisse de côté la gestion strictement juridique, la Cour a l’habileté de ne pas être contrainte de trancher elle-même la divergence qui existe en Allemagne sur l’interprétation du rôle de la BCE. Quelle que soit la décision de la Cour européenne, la Cour ne pourra que renvoyer les uns et les autres à la position énoncée au niveau communautaire. Même la Bundesbank parfois rétive à l’action de la BCE devrait être satisfaite d’être contrainte par l’interprétation qu’en donnera la Cour de justice. 

Philippe Simonnot Clairement, pour les juges constitutionnels allemands, l’OMT outre-passe le mandat donné à la BCE. Et leur décision est conforme au pacte implicite qui pour l’Allemagne fonde et justifie sa participation à  la monnaie unique. La stabilité monétaire est comme inscrite dans le marbre de la Loi fondamentale allemande, l’équivalent de notre Constitution. C’est un fait que les autres Européens ont  une fâcheuse tendance à ignorer ou à oublier. Ce malentendu date des toutes premières démarches sur la voie de la monnaie unique comme je l’exprimai déjà il y a près de vingt ans dans Le Monde du 12 juin 1994 (Français, si vous saviez... ce que les Allemands pensent de l'Europe).

Dans le cas d’espèce,  pour les juges de Karlsrhue, la Banque centrale allemande (Bundesbank) ne devrait pas participer le cas échéant à l’exécution de l’OMT, car un tel programme transgresse l’interdiction du financement monétaire de l’Etat par la BCE. 

L’argument de la BCE selon lequel l’OMT a permis de pallier le risque d’explosion qui menaçait la zone euro à l’été 2012 et donc de préserver la stabilité financière de l’Union n’est pas prouvé sur le plan économique et n’a aucun sens sur le plan juridique.

Qu'est-ce que cette décision implique pour le programme OMT ? Et pour la doctrine récente de Mario Draghi indiquant que tout serait fait pour sauver l'euro, "whatever it takes" ("quoi qu'il en coûte") ?

Nicolas Goetzmann : Une attaque frontale. La cour constitutionnelle allemande ne fait rien d’autre que de mettre en péril le plan de sauvetage de la zone euro. Ce plan a été mis en place pour pallier les insuffisances du mandat de la BCE, c’est-à-dire qu’il offrait une solution de secours dans un cas de grande défiance envers un état membre.

Le mandat de la BCE est défaillant et les OMT ne sont rien d’autre qu’un sparadrap qui vient essayer de masquer cette défaillance. En brisant les OMT, les juges allemands sont en train d’affirmer une position dure de l’austérité. Car la situation des pays du sud s’était calmée sur les marchés financiers grâce à ce programme, et c’est bien ce qui est en jeu ici. Cette « aide » est jugée comme une menace pour le contribuable allemand, une menace qui n’est que potentielle mais qui est insupportable pour la Cour.

Le "whatever it takes" de Mario Draghi, c’est-à-dire l’affirmation que tout sera fait pour sauver l’euro, n’existe simplement plus.

Philippe Simonnot Cette décision donne tort à Mario Draghi tout simplement.  Du reste, son « whatever it takes » était ressentie comme une pure provocation  par la Bundesbank, qui ne la lui avait pas pardonnée. La vengeance est un plat qui se mange froid, surtout chez les banquiers.  Le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, membre du conseil des gouverneurs de la BCE, avait voté contre les OMT en septembre 2012, craignant a que le dispositif soit équivalent à une perte d’indépendance de la Banque centrale européenne vis-à-vis des gouvernements. Le même Weidmann doit se réjouir aujourd'hui. La Bundesbank supporte déjà un risque financier pour 59 milliards d'euros après le premier programme de rachat de dette souveraine décidé en 2010. Le programme OMT porte sur un montant potentiellement bien supérieur, sans que le parlement allemand  n'ait vraiment de pouvoir de contrôle. L’Allemagne est encore une démocratie parlementaire, la France habituée aux foucades présidentielles devrait en tenir compte.

Quelles vont être les conséquences de cette décision sur la zone euro dans son ensemble ? Et selon la décision à venir de la Cour de justice de l'Union ?

Nicolas Goetzmann : La BCE est aujourd’hui confrontée à une situation de « quasi » déflation. Elle n’a que peu de moyens d’agir, mais elle envisageait de recourir aux plans d’assouplissement quantitatifs sur le modèle de la Fed. La décision de Karlsruhe donne le ton car ce type de programme est basé sur une politique similaire de rachat d’actifs, et risquerait donc d’être censurée par les juges allemands. Et sans participation de l’Allemagne et de la Bundesbank, il n’aurait aucun sens.

La BCE se trouve être privée d’un important moyen d’action avec cette décision. Elle sait désormais qu’un tel programme serait immédiatement porté devant le juge de Karlsruhe qui ne manquera pas de le déclarer irrecevable. A partir de là, soit la BCE tente de passer en force, soit elle tente de trouver une solution plus conciliable avec la position du juge allemand. C’est-à-dire une solution n’ayant aucune chance de réussir à contrer la menace déflationniste.  

Alain Fabre :  En réalité, la manière dont la Cour a opéré – en escomptant par ailleurs une décision favorable de la Cour européenne – devrait renforcer la légitimité juridique et politique de la mutation indiscutable de la BCE en prêteur de dernier ressort. Le projet européen a besoin vis-à-vis de l’opinion européenne comme des opinions nationales d’être fortifié par sa conformité aux règles d’un Etat de droit. C’est que l’Allemagne que ce soit par l’implication permanente du Bundestag ou par l’intervention jusqu’ici toujours ouverte à la construction européenne de la Cour de Karlsruhe donne à l’Europe une dimension démocratique de l’Europe elle fournit peu et qu’aucun autre pays n’apporte non plus. En France, l’Europe, c’est la chose du Président ; en Allemagne, c’est l’affaire de tout le système démocratique allemand. L’Allemagne est une authentique démocratie parlementaire et dans une période d’entre deux juridique et politique, elle comble un vide en quelque sorte. 

Philippe Simonnot Le temps de la justice n’est pas celui de la politique et encore moins celui des marchés. En tout cas, en attente de la décision de la Cour de justice européenne, il sera difficile à la BCE d’activer l’OMT en cas de besoin. Or cette décision n’est pas attendue avant un an. Coup de chance : les marchés se sont calmés, les taux des obligations d’Etat ont baissé, et l’eurozone a moins besoin de la roue de secours de l’OMT qu’il y a dix-huit mois quand plusieurs pneus étaient en train de crever.

Une autre échéance, plus proche, est devant nous : la cour de Karlsruhe doit se prononcer le 18 mars prochain sur le Mécanisme européen de stabilité et sur le traité du 2 mars 2012 concernant la coordination des politiques au sein de l’union économique et monétaire. Il ne faut pas attendre un changement de doctrine des juges constitutionnels allemands.

Si la Cour luxembourgeoise se range du côté de l'Allemagne, qu'en sera-t-il du filet de sécurité assuré par la BCE aux pays européens ?

Nicolas Goetzmann : Si la CJUE se range derrière Karlsruhe, c’est Mario Draghi et la BCE qui seront fragilisés, et ce sera une victoire pour le modèle Bundesbank. Ce qui veut dire une victoire de l’austérité, et une victoire au final pour les partisans de la fin de l’euro. Car sans filets et sans réforme du mandat de la BCE, il n’y a pas d’avenir stable possible.

Voilà pourquoi une telle décision paraît improbable de la part de la CJUE, mais une approbation des OMT sera le moyen pour la Cour de Karlsruhe de désengager l’Allemagne du programme, c’est-à-dire de le priver de son membre le plus important, et donc de le discréditer. Le journal allemand Der Spiegel parle d’une potentielle sortie de l’euro dans un tel cas. Selon le quotidien, l’ambiance de la Cour ressemble à ceci « la démocratie est plus importante pour nous que l’euro ». Le raisonnement se tient parfaitement de ce point de vue. Il ne reste qu’à modifier les traités pour rendre l’euro viable car sa forme actuelle devient fortement compromise.

Philippe Simonnot :Il faudra le remplacer, mais cette fois sans l’utilisation déguisée de la planche-à-billet, c'est-à-dire avec de vraies économies budgétaires. N’est-ce pas ce qu’a promis François Hollande lui-même ?  

Propos recueillis par Marianne Murat

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