Réformes sociétales, école, attitude face aux religions... : François Hollande voit-il le risque qu'il y a à transformer la laïcité en une nouvelle forme d’extrémisme ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le nouveau timbre polémique inspiré pour Marianne de la leader des Femen Inna Shevchenko.
Le nouveau timbre polémique inspiré pour Marianne de la leader des Femen Inna Shevchenko.
©Reuters

Retour à l'envoyeur

Les réformes sociétales du quinquennat ont ressuscité des fractures disparues depuis 30 ans de l'espace public français, une tendance que beaucoup analysent comme un retour des valeurs et du combat culturel dans le jeu politique. La gauche au pouvoir semble en tout cas avoir choisi la bataille contre les revendications "identitaires" en faisant de la laïcité l'unique référence des vertus citoyennes.

Atlantico : Alors que François Hollande rend aujourd'hui visite au Pape, Manuel Valls a récemment déclaré que la gauche se devait de combattre les revendications religieuses, sans quoi "notre modèle [républicain] sera mis en danger". Le ministre de l'Intérieur souhaite ainsi opposer à la montée des valeurs "identitaires" la culture de "l'émancipation" de l'individu. Faut-il voir dans cette volonté de réformer la société l'illustration d'une "religion laïque" en guerre contre le fait spirituel ?

Rémi Brague : Sans que l'on puisse l'affirmer avec une certitude scientifique, c'est une hypothèse qui n'est totalement dénuée de fondements, d'autant plus que M. Valls n'est pas le seul à défendre une telle ligne au sein du gouvernement. M. Peillon, que ce soit lorsqu'il cite des auteurs qu'il a étudié où lorsqu'il exprime sa propre pensée, me semble être assez proche de ces déclarations, même s'il faut rester prudent et éviter la surinterprétation en affirmant qu'un projet "anti-religieux" se cacherait derrière ces déclarations. L'idée d'un projet d'instauration d'une religion civile n'est  visiblement pas à écarter d'un revers de la main pour autant.

Bernard Lecomte : Le grand danger réside dans le fait de voir un gouvernement laïque sombrer dans le «laïcisme » en faisant de la laïcité une religion d'Etat anticléricale. Les représentants du pouvoir républicain, fussent-ils de gauche ou non, ne peuvent pas diaboliser (en théorie du moins) une partie importante de la population qui reste attachée aux valeurs et aux croyances de ce qui demeure la principale religion du pays.

Jean Garrigues : Je vois plutôt dans les déclarations de M. Valls une réaffirmation de l'identité du modèle républicain tel qu'il a toujours existé. Ces déclarations sont aussi, plus concrètement, une façon de prendre le contre-pied de la politique de Nicolas Sarkozy en termes de laïcité, ce dernier ayant prôné le dialogue entre les religions et le pouvoir politique. La visite de l'ancien locataire de l'Elysée à Rome avait d'ailleurs bien illustré cette volonté, jusqu'à cette déclaration où il avait affirmé que le prêtre ne pourrait jamais être remplacé par l'instituteur. L'actuel ministre de l'Intérieur cherche ainsi à s'inscrire en porte-à-faux de ce qui a précédé en reposant les principes du socle laïc.

S'il existe effectivement une véritable logique de "religion laïque" chez certains groupes de pressions et autres associations, on remarque toujours une rhétorique pondérée dans les discours de leurs représentants qui se réfèrent toujours à l'Histoire républicaine. Les pères de la laïcité française (Jules Ferry, Aristide Briand…) ont d'ailleurs souvent été des modérés, tant sur le plan politique que pédagogique. Du reste, les "revendications religieuses" que vous évoquez me semblent davantage aborder la question des revendications communautaires issues d'une partie de l'Islam, le dernier affrontement entre pensée laïque et pensée chrétienne en France remontant concrètement à 1984 avec les manifestations pour l'école libre. Si le mariage pour tous et les amendements sur l'IVG ont pu ressusciter ces failles, l'essentiel du débat autour de la laïcité se trouve de fait ailleurs aujourd'hui.

Dans une veine similaire, les manifestants opposés à la récente modification du texte de loi sur l'avortement ont directement été désignés comme des "intégristes". Cette diabolisation permanente de l'adversaire n'est-elle pas en soi le révélateur d'une logique extrême voulue par une partie de la gauche ?

Rémi Brague : Il s'agit là d'une tactique assez courante de diaboliser l'adversaire en utilisant des termes qui n'ont aucune valeur conceptuelle mais qui sont en vérité des insultes (intégriste, fondamentaliste, anti-progressiste, fanatique…). Ils ne décrivent rien de précis mais ont l'avantage de faire fonctionner les affects. On peut d'ailleurs y voir l'aveu d'une incapacité à argumenter à une époque où tout le monde évoque, paradoxalement, le besoin de dialogue. C'est évidemment plus facile que d'essayer de gagner les consciences par la conviction, mais l'on voit mal comment pourrait s'instaurer un échange après que l'on ait traité préalablement son opposant de tous les noms.

C'est d'autant plus inquiétant que ces appellations émanent parfois de représentants du pouvoir républicain. L'histoire des débats parlementaires, en France comme ailleurs, a toujours démontré une nette virulence dans les échanges politiques, et il n'y a là rien d'inadmissible. C'est autrement plus dangereux et symptomatique de voir la puissance publique descendre ainsi dans l'arène alors qu'elle est censée être la représentante de "tous les Français" pour prendre une formule déjà usitée.

Bernard Lecomte : Il est regrettable voire scandaleux de considérer l'expression des catholiques comme un extrémisme. Le gouvernement n'a visiblement pas retenu la leçon du mariage pour tous, époque où il taxait d'homophobie des millions de brave gens qui manifestaient pacifiquement leur opposition.

Par ailleurs, les déclarations du clergé sur le mariage pour tous avaient suscité une forte indignation l'année dernière, certains médias allant jusqu'à se demander quelle légitimité pouvait bien avoir l'Eglise sur ces questions. Est-on entré dans une volonté d'effacement du religieux plutôt que dans son cantonnement ?

Rémi Brague : Il faut déjà essayer de comprendre dans un premier temps ce qui a pu amener l'Eglise à s'exprimer sur le sujet. Les ecclésiastiques gardent, pour une bonne partie d'entre eux, un mauvais souvenir des reproches qui ont été faits à Pie XII pour son silence face à l'Holocauste durant la Seconde Guerre mondiale. Il y a donc un véritable souci pour le clergé de ne pas être accusé de ce que les juristes appellent une "non-assistance à personne en danger" et ce en dépit du fait qu'il sait très bien que les propos qu'il tiendra sur le mariage pour tous seront mal reçus, voire mal interprétés, par beaucoup de monde. Néanmoins, ce que l'on pourrait appeler à cette occasion le principe de "non-assistance à civilisation en danger" a prévalu, l'Eglise s'avérant particulièrement inquiète d'une réforme qui remet en cause les fondements biologiques et culturels de l'espèce humaine. L'ennui est ici que ceux qui nous gouvernent et nous informent ne comprennent absolument pas ces faits. L'Eglise est applaudie des deux mains lorsqu'elle défend les Roms et plus largement le droit des immigrés, mais elle est immédiatement mise au pilori lorsqu'elle n'abonde pas directement dans le sens que l'on voudrait lui indiquer. Même si l'expression à elle seule suffit à faire mourir d'apoplexie un homme de gauche, on peut affirmer sans exagération que nous vivons aujourd'hui sous un régime "d'ordre moral" qui culpabilise immédiatement ceux qui ne pensent pas correctement.

Bernard Lecomte : Il y a en fait dans la gauche française une minorité de gens qui sont dans cette volonté « d'effacement » du religieux que vous évoquez. Il a du être difficile pour eux de voir défiler dans les rangs de la Manif pour Tous une partie de la gauche d'inspiration chrétienne, parfois même de la gauche social-démocrate. Plus encore d'y voir des éditorialistes et des présidents d'associations de gauche comme René Poujol ou Jérôme Vignon et même des personnalités représentatives comme Simone Veil. Il me semble en tout cas qu'il a du être difficilement supportable pour eux d'être assimilés à des homophobes ou des extrémistes.

Plus largement, le fait d'opposer la morale laïque contre la morale religieuse ne relève-t-il pas d'une erreur de conception, la laïcité ayant au départ comme objectif d'organiser les limites de la morale dans l'espace public ?

Rémi Brague : D'après moi, la simple opposition des deux est déjà une sottise en soi. Je suis personnellement convaincu que la morale est un concept qui se passe d'épithète (morale laïque, morale chrétienne, morale bouddhiste…). La morale est, dans son acceptation, un "guide de survie de l'humanité" dont les valeurs sont assez souvent communes à toutes les sociétés post-tribales (ne pas assassiner son prochain, ne pas convoiter la femme de son voisin, condamner les faux-témoignages, le vol…). Ainsi, les dix commandements ne sont finalement qu'une immense successions de platitudes et il n'y a rien de mal à ce qu'elles en soient d'ailleurs. 

Bernard Lecomte : On oublie visiblement trop souvent que la laïcité est initialement définie dans un objectif de respect des religions. C'est l'acceptation par la République de la liberté de croire et de la liberté de conscience. Il faut dissocier la laïcité originelle de la laïcité telle que nous la souhaitons. Une vision de société « laïciste », dont M. Valls est apparement militant, finit à l'inverse par diaboliser l'expression religieuse. Agir ainsi revient pourtant à se couper d'une histoire, d'une conscience, d'un patrimoine et des valeurs qui forment la cohésion nationale.

Pour ce qui est plus précisément de la laïcité telle qu'elle a été conçue, elle n'est que le résultat d'une série de négociations législatives répondant à des problèmes propres à la France dans une époque donnée. Son principe n'est pas inscrit dans le marbre, il est constamment en évolution : les principes de 1880 divergent ainsi beaucoup de l'application qui a été faîte de la laïcité au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Jean Garrigues : Si l'on revient au vocabulaire des pères fondateurs de la République, on trouve déjà la notion de "morale laïque" autour de valeurs clairement affirmées comme la tolérance, le vivre-ensemble. A aucun moment le respect de ces règles et valeurs n'est mis sur un pied d'égalité avec des pratiques culturelles qui relèvent de l'intime, le fait religieux s'incluant évidemment dans cette définition.

Quels risques peut-il y avoir à faire glisser la laïcité vers une rhétorique de plus en plus intolérante ?

Rémi Brague :Difficile de répondre de manière définitive. On peut déjà constater qu'une certaine exaspération populaire monte et que le pouvoir se comporte comme si cette exaspération n'existait pas. L'impression de ne plus être des citoyens acteurs de la vie de leur cité mais des simples sujets subissant les lois n'en devient que plus forte et je ne vois là, hélas, rien de réconfortant.

Bernard Lecomte : Le risque est tout simplement de diviser, diviser et diviser encore les Français tout en perturbant les équilibres nationaux. Cela est d'autant plus regrettable dans un pays qui est censé autoriser toute les opinions. Nous avons l'immense chance de vivre dans une République qui met au-dessus de toutes les valeurs la liberté d'expression et de conscience. Toucher à ces deux libertés au nom d'une lutte contre « l'intégrisme » serait de fait dramatique pour l'unité de la nation, unité que François Hollande appelait pourtant de ses voeux lors de son dernier déplacement à Tulle.

Sans attache culturelle, géographique la France pourra difficilement continuer à porter des projets qui puissent se rattacher à une certaine cohérence, une certaine identité. Dans la mondialisation, un pays qui perd ses racines se voit condamner au déclin. L'Hexagone n'en est heureusement pas là, l'époque étant aux polémiques, aux manifestations, voire aux invectives, et il n'y a là rien qui pousserait à faire un constat trop dramatique. La diversité française avait su jusque-là se maintenir grâce au respect de règles communes dont la laïcité fait partie, mais certainement pas le laïcisme

La sympathie à l'égard des Francs-maçons est particulièrement présente au sein du gouvernement actuel. Jusqu'à quel point l'action du président Hollande peut-elle être assimilée à l'idéologie laïque des Loges ?

Rémi Brague : Il y a Loge et Loge. La Franc-maçonnerie obéit à plusieurs obédiences dont les idéologies ne sont pas toutes identiques, en particulier dans l'Hexagone dont la situation est à ce titre différente de celle du monde anglo-saxon. Ainsi, si le Grand-Orient de France possède une longue tradition de "bouffeur de curés" depuis la IIIe République, la Grande Loge est de nature bien plus spiritualiste et moins critique à l'égard de la religion. Il faudrait donc mieux savoir quelles sont les affiliations de chacun et ne pas croire que le politique est de fait soumis à des forces occultes pour mieux répondre à une question si complexe.

Jean Garrigues : S'il est vrai que des liens existent depuis le début de la IIIe République entre les représentants du pouvoir républicain (en particulier les radicaux de gauche) et la franc-maçonnerie, la remise en question de ces mêmes liens a été permanente, en particulier par l'Eglise catholique. S'il est donc certain que des rapports privilégiés existent entre une des familles de la gauche (mais aussi du centre) et les loges (dont le Grand-Orient) il faut éviter de tomber dans une suspicion de "l'Etat dans l'Etat" qui dicterait sa politique dans l'ombre. On peut certes parler de passerelles intellectuelles, autour de thèmes comme la libre-pensée et la laïcité notamment, mais il me semble difficile d'affirmer que cette connivence est une spécificité historique du hollandisme, sachant qu'elle se rencontrait déjà sous Lionel Jospin et même bien avant dans des proportions similaires ou plus importantes.

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