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“C’est fabuleux, tu es une femme et tu es black” : ce qu’un retour sur la campagne présidentielle de Christiane Taubira en 2002 nous apprend de la garde des Sceaux
©Reuters

Retour en 2002

Aujourd'hui ministre de la Justice, Christiane Taubira a également été candidate à la présidence de la République en 2002. Retour sur le contenu de son programme qui a de quoi surprendre quant à sa vision de la France, de l'unité et de l'immigration... en Guyane.

Ali Devine

Ali Devine

Ali Devine est professeur d'Histoire dans un lycée de banlieue parisienne. Il anime un blog éponyme, incandescent et iconoclaste.

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Cet article est tiré du blog Ali Devine

Connaissant mal Mme Taubira et désirant remédier à cette ignorance, je me suis penché sur un document où elle a eu l'occasion d'exprimer sa vision de la France et des transformations qu'elle y apporterait si le pouvoir devait parvenir entre ses mains : il s'agit du programme qu'elle a défendu lors des élections présidentielles de 2002. Il est très vraisemblable qu'elle en a été la principale voire l'unique rédactrice.

Dans un style que l’on peut trouver, selon ses goûts littéraires, flamboyant ou pompeux (j’incline vers la deuxième appréciation), Christiane Taubira commence par expliquer pourquoi elle est candidate. C’est effectivement une question intéressante. Elle ne bénéficie alors que d’une mince notoriété, si ce n’est pour avoir été la rapporteure de la loi « tendant à la reconnaissance des traites et des esclavages comme crimes contre l’humanité » - loi mémorielle au mieux inutile et dont le seul effet concret est d’avoir provoqué quelques années plus tard des poursuites judiciaires contre un historien ayant commis la faute de bien faire son métierA part cela, la quasi-totalité de ses interventions de députée (questions écrites et questions au gouvernement) au cours des Xe et XIe législatures, c'est-à-dire de 1993 à 2002, a porté sur lesDOMet en particulier sur sa chère Guyane ; ce qui n’a évidemment pas contribué à la faire connaître ou apprécier en métropole, ni à la désigner comme une postulante crédible à une candidature présidentielle.

Mme Taubira a de surcroît été investie par le Parti radical de gauche sans en être membre, et contre l’avis de plusieurs des figures de cette formation politique (Emile Zuccarelli qui préfère se rallier à Chevènement, Roger-Gérard Schwartzenberg qui avec une certaine clairvoyance critique une candidature créant division et confusion à gauche). Poussée par Jean-Michel Baylet, président du parti mais empêtré dans une vilaine affaire d’abus de bien sociaux, elle est également parrainée par… Bernard Tapie, officiellement retiré de la politique active depuis un passage en prison consécutif à l’affaire OM-VA. Notre Nanard national n’a pas oublié que celle qui n’était alors qu’une jeune parlementaire fut la quatrième de sa liste aux élections européennes de 1994. Les ambitions présidentielles de son amie (c’est encore ainsi qu’il l’appelle quand l’occasion se présente) suscitent son enthousiasme : « Moi, quand Jean-Michelm'a parlé de ta candidature, j'ai dit c'est fabuleux, parce que tu es une femme, que tu es black (...) C'était le symbole idéal. (…) Tu dois être celle qui va intéresser sur ton nom des gens que personne n'intéresse. Et ça représente quoi ? 4... 5 millions de personnes ! » On observe au passage avec un certain intérêt que ce ne sont pas les méchants racistes de la Manif pour Tous qui ont, les premiers, racialisé le discours au sujet de l’actuelle garde des Sceaux : ce sont ses amis et promoteurs.

Mais passons, et revenons-en au programme présenté en 2002 par Mme Taubira, et aux motivations profondes de sa candidature.

Ce texte commence par rappeler un fait d’actualité brûlant : les sifflets contre la Marseillaise, lors du match de football France-Algérie, au mois d’octobre 2001, soit six mois avant le premier tour. Christiane Taubira manifeste son empathie à l’égard des voyous maghrébins, qu’elle compare aux athlètes noirs américains brandissant leur poing ganté lors des Jeux olympiques de Mexico : mêmes injustices subies, même déni de la bonne société, même révolte des victimes. Puis elle se lance dans une tirade assez sidérante si l’on veut bien se souvenir 1) qu’elle se proposait alors de devenir chef de l’Etat français 2) qu’elle avait été pour cela investie par l’une des composantes de la « majorité plurielle » de Lionel Jospin. J’en cite ici trois paragraphes, qui donneront une idée assez claire de l’ensemble :

« Quand comprendront-ils [ce pronom désigne "ceux qui gouvernent le pays "] que ce n’est pas en cabotinant au nom de la France et en traitant de sauvageons une partie de ses enfants humiliés, en réclamant pour eux des maisons de correction, en jetant sur leurs parents, leurs amis, leurs voisins un regard uniformément réprobateur, en exigeant d’eux respect de la loi et des biens sans vraie contrepartie éducative ni perspective d’insertion, en ignorant leurs succès dans les arts, les sciences, les techniques, la littérature, outre le sport et la musique, quand comprendront-ils que ce n’est pas en occultant la déshérence de ceux qui ont cru aux vertus de l’effort, à la méritocratie républicaine, à l’ascenseur social, que ce n’est pas en les stigmatisant aveuglément qu’ils apaiseront les légitimes sentiments de révolte, qu’ils réduiront l’illusion protectrice des citadelles identitaires ?

Quand comprendront-ils qu’ils n’obtiendront nulle soumission à menacer les parents de suspendre les allocations familiales, sans assurer à leurs enfants l’égalité des chances, sans leur reconnaître le droit d’être eux-mêmes, simplement d’être, de conserver l’héritage précieux d’une histoire, d’une langue, d’une religion ? Quand comprendront-ils que la violence d’un urbanisme qui a bâclé des forteresses au bord des autoroutes, reléguant ensemble, soi-disant par hasard, des familles d’origine coloniale ou d’origine française rurale, les oubliés du progrès, les blessés de la croissance, les bernés de la prospérité ? Quand comprendront-ils que Loft story et Star Academy ne sont que des mirages plus fertiles en frustrations qu’en espoir, et qu’une partie de la jeunesse de France peine à croire qu’elle a droit à sa juste place au soleil de la vie ?

Car c’est bien d’elle qu’il s’agit d’abord. De cette jeunesse de France refoulée dans la honte de parents soumis aux impôts locaux mais privés de droits civiques, acculée au ressentiment des contrôles incessants, forcée à s’habituer à la peine de mort sans sommation, tentée par la loi du talion et les charmes du caïdat. »

D’un côté, une jeunesse innocente, vertueuse et débordante de talent ; de l’autre côté, de méchants « ils », proprement innommables, qui discriminent, insultent, humilient, relèguent, trompent par des promesses faites sans intention de les tenir, piétinent des droits aussi fondamentaux que celui à l’instruction, assimilent atrocement et finalement assassinent. Houria Bouteldjane dirait pas mieux : c’est ce que l’on serait tenté d’appeler du lepénisme inversé.

On se trouve face au paradoxe d’une déclaration de candidature à une fonction symbolisant l’unité de la nation française, qui dès ses premières lignes oppose les Français les uns aux autres, en répartissant les rôles en victimes et bourreaux. Bien sûr on pourrait arguer que seuls certains politiciens français sont visés par cette charge (on reconnaît notamment, dans les lignes qui viennent d’être citées, les profils de MM. Chevènement et Chirac). Mais c’est en fait le portrait d’une société structurellement raciste et hostile qui nous est faite ici : ce n’est pas qu’il y ait des injustices, c’est que l’injustice est partout, et on ne peut vraiment croire que pareil système se soit échafaudé sans l’assentiment des Français.

Cette violence est d’autant plus étonnante que, en d’autres temps, Mme Taubira avait donné de l’immigration et de ses conséquences sociales un tableau nettement plus équilibré. En 1993, alors qu’elle n’était encore candidate qu’au mandat de député pour la première circonscription de la Guyane, pour le compte du mouvement Walwari (une formation locale vaguement de gauche, vaguement autonomiste), elle avait en effet co-signé un manifeste dont elle était sans doute aussi la principale rédactrice - le style en est inimitable. On y lit notamment pages 20-21, après un éloge convenu du métissage culturel créole et avant quelques larmes convenues sur la souffrance des migrants, les phrases suivantes :

« L’immigration, dans ses débordements actuels, risque de battre en brèche les efforts collectifs pour la convivialité. 

L’immigration, ce n’est pas un slogan. C’est une menace réelle ou vécue sur la conscience de l’identité collective. 

C’est une source de panique pour le repli sur soi. C’est une source de profits.

C’est une arme de chantage.

C’est un bouc émissaire.

C’est un spectre qui empêche les agriculteurs isolés de rejoindre leur abattis. »

Il est évident que les contextes guyanais et métropolitain sont extrêmement différents, mais pourquoi ce qui est inquiétude légitime pour les gens de Cayenne ou de Saint-Laurent du Maroni devient-il déplorable exclusion xénophobe à Créteil ou à Bobigny ? Le sort du retraité isolé empêché de rejoindre sa supérette mérite-t-il moins de compassion que celui du paysan ultramarin ?

En fait, notre héroïne paraît avoir bien appliqué les conseils de son spin doctor bénévole Bernard Tapie : il faut viser le vote d’un certain segment de la population et y aller à fond, flatter la jeunesse issue de la diversité et les antiracistes à poil dur, quitte à s’aliéner tous les autres. Diviser pour mieux racler. Une bien belle stratégie, qu’il serait dommage de n’utiliser qu’une fois.

Quel moyen, finalement, d’échapper à la guerre civile larvée que nous décrit Christiane Taubira ? Son programme présidentiel propose quelques pistes qui, comme on le verra sous peu, ne manquent pas d’intérêt ; mais l’espoir principal, pour la cohésion de la société française et le salut de la République, c’est Christiane Taubira elle-même. La candidate se présente en effet sans vergogne en garante et presque en incarnation d’une possible réconciliation nationale : « moi qui par choix, par fidélité et par nécessité, passe d’un univers à l’autre, je sais que je dois être là, visible et audible, pour dire (…) que cette diversité culturelle donne de la fragrance à la variété des territoires » (oui, elle a vraiment écrit ça). On reste interdit devant les prétentions messianiques qui sont ici exprimées. Mais elles se situent dans la continuité du discours politique tenu par Christiane Taubira depuis ses débuts nationaux. Dans le document de 1993 cité plus haut, et suggestivement intitulé « Charte pour un souffle nouveau », le futur député est désigné comme « l’Élu », et les références bibliques affleurent. Et en 2013, lors du séminaire organisé par Bernard-Henri Lévy et sa revue La règle du jeu, celle que la République a élevé à la tête de l’un de ses ministères régaliens déclare encore : « j’ai l’impression d’être malgré moi le vecteur, le motif, d’un grand moment d’interrogation sur nous-mêmes.»

Il est vrai que, désormais, Christiane Taubira aurait tort de réfréner ses élans, car une bonne partie de la gauche gouvernementale et intellectuelle semble lui avoir octroyé, et avec quel enthousiasme, le statut exceptionnel auquel elle prétend. Ainsi l’un de ses premiers mentors, Jean-Michel Baylet, a-t-il pu déclarer lors du meeting de la Mutualité : « Oui, Christiane, nous t’aimons (...) Nous sommes tous Christiane Taubira et c’est une armée de Christiane Taubira qui va se dresser devant eux. » Auprès d’une assemblée d’individus sensés, pareille déclaration aurait dû provoquer une immense crise d’hilarité, suivie de l’internement du comique. Mais M. Baylet a été applaudi, et il court toujours.

(Un souvenir personnel, sur les débuts de cette épidémie d’antiracisme dévoyé. Nous sommes à l’automne 2002, mon amie Rebecca m’a invité à dîner. Elle forme avec Arnold un couple en bon chemin vers les sommets de la réussite sociale : elle est juriste et a intégré un cabinet spécialisé dans le droit des affaires, il fait du conseil aux entreprises, ils gagnent tant d’argent qu’alors qu’ils ont à peine trente ans ils ont déjà pu s’acheter un vaste et bel appartement dans le quinzième arrondissement de Paris. Ils bossent comme des fous, ils voient très peu leurs enfants, et ils ont donc embauché une nounou algérienne, qui ne travaille que pour eux et passe parfois quatorze heures par jour avec les garçons. Avec un certain tact, Rebecca a refusé de me dire combien elle payait cette personne ; ce serait vexant d’apprendre qu’elle gagne deux fois plus que moi, qui ne suis à cette date qu’un rien du tout au smic, logeant en petite couronne avec ma femme chômeuse. Bref je suis jaloux, j’ai de moins en moins de choses à dire, et je tente de relancer une conversation languissante en lui demandant pour qui elle a voté aux élections présidentielles. Moi-même je m’en veux un peu d’avoir donné ma voix à Jean-Pierre Chevènement ; c’est dans ses idées que je me retrouvais le mieux, mais je me sens coupable d’avoir contribué à l’injuste élimination de Lionel Jospin, l’un des moins mauvais dirigeants que la France ait eu depuis plusieurs décennies. En réponse à ma question, Rebecca me dit, avec un sourire de fière malice, qu’elle a voté

« -Tubiani.

-Tubiani ? Il y avait un candidat qui s’appelait Tubiani ?

-Euh, non, attends, je me trompe… Tabiro ?

-Ah, mais non ! Tu veux parler de Christiane Taubira !

-Oui ! Voilà ! C’est elle !

-Ah bon. Mais, euh… pourquoi ? Qu’est-ce qui te plaisait chez elle ? »

Elle a un geste évasif. La politique ne l’intéresse pas beaucoup. Et elle ne peut pas me dire la vérité, qui est qu’elle trouvait transgressif et amusant de voter pour la première femme noire à avoir jamais postulé à la fonction. Elle préfère me parler des vacances passées dans une île lointaine, Caraïbes ou Mascareignes, où sa famille se retrouve et se ressource.

Je n’insiste pas. Je ne verrai plus beaucoup Rebecca par la suite. J’ignore ce qu’elle est devenue. Le plus probable est qu’elle soit restée riche, apolitique et audacieuse.)

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