Inégalités : ce qu'on perd en efficacité (y compris pour les réduire) à s'obstiner à faire semblant qu'elles n'existent pas<!-- --> | Atlantico.fr
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Un SDF range ses affaires sur le banc qu'il occupe.
Un SDF range ses affaires sur le banc qu'il occupe.
©Reuters

La loterie du QI

Outre-Manche, Boris Johnson a récemment fait part de l'obsolescence de ce que l'on appelle "la lutte contre les inégalités" qui est selon lui révélatrice d'une conception erronée des rapports sociaux. L'occasion de relancer un débat déjà vieux, mais qui n'a toujours pas trouvé de réponses...

Dans une récente intervention publique, le maire de Londres Boris Johnson s'est illustré par des propos dignes de feu Madame Thatcher en déclarant que certaines inégalités relevaient d'un fait naturel et que ce n'était pas le rôle de la société de chercher éternellement à les combler (voir ici). En se positionnant sur un tel sujet, M. Johnson ressuscite un débat déjà vieux de trois siècles quant à l'origine des inégalités et les politiques qui devraient en découler. Partagez-vous tout d’abord le constat du Maire de Londres ?

Gaspard Koenig : C'est un débat encore plus vieux, puisque Platon présentait déjà les vertus comparées du communisme, de l'aristocratie et de la démocratie. On peut discuter des chiffres tant qu'on veut, mais il y a une attitude morale voire esthétique fondamentalement différente entre les "partageux" qui regardent le monde avec envie et ressentiment en rêvant de l'aplanir, et ceux qui apprécient les différences et les contrastes. Boris Johnson fait partie de cette dernière catégorie, un peu nietzschéenne si l'on veut. Son discours était un modèle de franchise et aussi d'humanité. Il faut le lire en entier !

Alain Cohen Dumouchel : La phrase exacte du maire de Londres est "...une dose d'inégalité est essentielle pour entretenir une certaine envie qui est, tout comme l'avarice, une impulsion vertueuse pour l'activité économique." Je crois que cette affirmation est une évidence et, en tant que libéral de gauche je n'y vois rien de choquant. Les inégalités en économie permettent une meilleure allocation des ressources. Dans les régimes où la propriété est garantie et protégée, elles favorisent les échanges qui profitent toujours aux deux parties, riches ou pauvres, forts ou faibles. Vivre dans une économie égalitaire qui ne produit pas de richesses, voire qui les détruit, n'améliore le sort de personne.

Cette constatation  n'empêche pas un philosophe comme John Rawls de poser une condition à l'acceptation des inégalités : pour lui, leur accroissement doit obligatoirement profiter aux "moins bien lotis". C'est ce que Rawls appelle le "principe de différence" : "il n'y a pas d'injustice dans le fait qu'un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là même améliorée la situation des moins favorisés."

Sachant que l’égalitarisme n'a pas toujours porté ses fruits, peut-on essayer d’établir ce que nous ont coûtés les errements d’une telle politique ?

Gaspard Koenig : J'irai beaucoup plus loin : l'égalitarisme conduit par nature à la tyrannie, puisqu'il est nécessaire que le pouvoir central définisse les conditions d'existence de chacun, dans les moindres détails. Ce que cela nous a coûté? Les 3000 guillotinés de la Terreur, les 100 millions du morts des communismes du 20e siècle (source : Le Livre Noir du Communisme). Inutile de prendre des gants avec l'égalitarisme. Je n'admets ni l'excuse de la bonne foi, ni celle des bonnes intentions. Les égalitaristes sont des criminels. Leur passion, c'est de supprimer les libertés.

Alain Cohen Dumouchel ; Je laisse ce travail aux économistes. Ils sont très forts pour expliquer le passé. Mais plus que l'égalitarisme, c'est le planisme qui produit des ravages en économie. Prévoir une certaine forme de redistribution automatique, parfaitement prédictible, à assiette large et taux faible, n'est pas un gros handicap pour l'économie. Prétendre diriger, administrer l'économie est toujours contre productif et peut même s'avérer catastrophique. Les exemples et les comparaisons ne manquent pas : les fameuses "30 glorieuses" gaullistes ont fait beaucoup moins bien que dans une Allemagne plus libérale. les allemands sont partis de beaucoup plus bas et ont fini nettement plus haut.

Peut-on essayer de définir ce que devrait être le rôle des pouvoirs publics face à un tel phénomène ?

Gaspard Koenig : Ah, "le rôle des pouvoirs publics", ce cher fantasme! Mais rien du tout, en l'occurrence. D'abord, contrairement à ce que veut nous faire croire Piketty en manipulant les chiffres, les inégalités sont stables depuis vingt ans en France : le coefficient de Gini établi par l'OCDE est clair sur ce point. Et savez-vous quelle est la part de l'impôt sur le revenu payée par le top 10% des contribuables? 72%. Donc on devrait d'abord leur dire merci avant de hurler aux inégalités. Ensuite, que les pouvoirs publics s'occupent de fournir un filet de sécurité aux plus démunis, qui n'existe pas aujourd'hui : ça, c'est une fonction régalienne essentielle. Et qu'ils assurent à tous l'égalité des chances, avec une bonne école primaire et secondaire, ce qui est loin d'être le cas (il n'y a qu'à voir le dernier classement Pisa). Pour le reste, qu'ils nous fichent la paix. L'idée que l'impôt doive être redistributif est une invention assez récente : l'article 13 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 donne à la "contribution commune" le seul rôle de payer "l'entretien de la force publique et les dépenses d'administration". L'impôt doit payer les services publics, un point c'est tout.

Alain Cohen Dumouchel : Pour tous les libéraux les pouvoirs publics ne doivent pas se mêler d'économie. Pour un libéral de gauche, en dehors de ses fonctions régalienne et de financement de l'éducation, l'Etat peut avoir un rôle redistributeur à la condition qu'il soit décorrélé du système électif. Une femme ou un homme politique ne doit pas pouvoir utiliser la redistribution coercitive pour se faire élire. Promettre des "avantages" à une clientèle électorale pour obtenir son vote, voilà l'un des drames des sociales démocraties. C'est ce qui explique que leurs dépenses ne peuvent que monter. En revanche ni les français ni, à ma connaissance, aucun peuple n'ont jamais été consultés pour décider du montant souhaitable ou maximum de la redistribution. Celle-ci devrait être claire et chiffrable pour pouvoir faire l'objet d'un vote. Il faut arrêter de la cacher dans des milliers de dispositifs opaques et clientélistes.

Sans une réforme institutionnelle majeure, les dépenses publiques des sociales-démocraties ne pourront donc jamais baisser sur le long terme. Même les dépenses publiques de l'Allemagne ou du Royaume-Uni recommenceront à grimper, c'est une certitude.

Le chantier des inégalités repose souvent sur l'idée que les écarts de revenus génèrent mathématiquement de la pauvreté et de l'injustice. Qu'en est-il concrètement ?

Gaspard Koenig : Je ne vois pas très bien où est la mathématique là-dedans. Margaret Thatcher, dans son dernier discours aux Communes, a brillamment montré que les socialistes (qu'ils soient de gauche ou de droite) préféreraient que "les pauvres soient plus pauvres, du moment que les riches sont beaucoup moins riches". Chacun sait que les sociétés en pleine croissance sont les plus inégalitaires : regardez les pays émergents aujourd'hui, comme la France du 19e siècle. Le tassement des niveaux de vie est un signe de faiblesse.

Par ailleurs, on peut (et on doit) lutter contre la pauvreté et pour la mobilité sociale sans lutter contre les inégalités - au contraire! Toute l'hypocrisie française, c'est de prendre aux riches sans jamais donner leur chance aux pauvres, sans s'attaquer aux rentes que le système a générées.

Alain Cohen Dumouchel : Ça c'est absolument faux. Le XIXe siècle est très inégalitaire car c'est le moment où se forment les grandes fortune mais c'est également celui ou des millions de personnes sortent de la pauvreté comme jamais auparavant. La Chine contemporaine connait un peu la même histoire.

En revanche on ne peut pas dire que les inégalités soient le seul moteur de l'élévation du niveau de vie. Il existait avant le grand démarrage industriel des sociétés très inégalitaires et très pauvres, et il en existe encore. Ce sont toujours des endroits où la propriété privée n'est pas un droit reconnu à tous les individus et où les échanges sont limités. C'est l'établissement d'un droit de propriété privée stable qui permet avant tout le recul de la pauvreté. La propriété privée - qui est quelque chose de nouveau dans l'histoire de l'humanité - crée à la fois de la richesse et des inégalités. Il faut relire l'ouvrage de Jacques Marseille "L'argent des français" pour s'en convaincre.

Pour le célèbre économiste Friedrich Von Hayek, les inégalités sont de fait un phénomène nécessaire pour générer de l'envie, donc de l'activité économique tandis que trop de redistribution décourage le travail. Cette théorie peut-elle encore se démontrer aujourd'hui ?

Gaspard Koenig : Ce n'est pas une théorie économique, c'est un principe philosophique : l'inégalité est un moteur pour la société. "L'envie" ne joue pas un rôle très important chez Hayek. Ce qui est primordial, c'est la multiplicité des expériences possibles que l'inégalité permet.

Alain Cohen Dumouchel : Cette affirmation ne date pas de Hayek et reste assez périphérique dans sa pensée. C'est un point de vue simpliste s'il est isolé du reste de sa philosophie. Hayek affirme que si l'on veut "améliorer" la société il faut, par tâtonnement, trouver des règles qui s'appliquent à tous et non, par exemple, tenter de "punir" certaines catégories au nom de la "justice sociale". Plus que les inégalités, c'est la liberté des acteurs économiques dans le cadre du droit (civil et commercial), ce que Hayek appelle la Catallaxie, qui crée le niveau de complexité et de prospérité de nos sociétés. C'est un ordre spontané qui ne résulte pas de la volonté d'un législateur. Hayek dénonce le constructivisme des "architectes" sociaux qui veulent bâtir une "société meilleure". Il y voit une erreur scientifique sur la source du droit. La loi ne découle pas de l'autorité, c'est l'autorité qui découle de la loi communément admise par un groupe social.

Peut-on distinguer, comme le faisait le philosophe américain John Rawls les "bonnes inégalités" qui maintiennent le pouvoir d'achat des pauvres des "mauvaises inégalités" qui finissent par exclure les plus démunis du marché du travail ?

Gaspard Koenig : C'est la distinction de la bonne conscience par excellence, dont Rawls est un champion. Il voudrait gagner sur les deux terrains : ne pas être égalitaire et se ranger néanmoins du côté des gentils. Ce qui exclut les plus démunis du marché du travail, c'est la protection abusive dont bénéficient les insiders.

Alain Cohen Dumouchel : Le point de vue de Rawl (1971) est intéressant pour un libéral contemporain mais il ne peut servir de modèle car son principe de redistribution reste une construction très planiste et étatiste. S'il respecte bien l'individualisme méthodologique qui est l'un des socles de la pensée libérale, Rawls est passé à côté de la notion d'ordres spontanés, brillamment développée par Hayek.

Par exemple si l'on considère le SMIC qui est un des instruments de la politique sociale ; fixer un salaire minimum c'est en quelque sorte décréter un certain niveau de vie, mais en même temps c'est exclure du marché du travail tous ceux dont le travail vaut moins que ce salaire. Dans ce cas, on s'aperçoit qu'une mesure prétendument sociale provoque l'exclusion. Il est donc extrêmement difficile et en fait, nous dit Hayek, épistémologiquement impossible pour un "ingénieur social" de distinguer une bonne et une mauvais inégalité.

Jusqu'ici, le débat s'est dans l'ensemble orchestré entre "rousseauistes" égalitaristes et les partisans d'Adam Smith qui estiment que les écarts de revenus sont une juste compensation des avantages et des désavantages de chaque profession. Peut-on s'affranchir d'une telle binarité ?

Gaspard Koenig : Non. Il existe d'un côté le marché libre, de l'autre la contrainte étatique. J'ajoute que Hayek, puisque vous le citiez, distinguait intelligemment, en reprenant des termes kantiens, la "valeur" du "mérite". La valeur de mon travail, c'est le marché qui lui donne un prix. Mon mérite, c'est un jugement personnel. Je vais vous donner un exemple : j'estime avoir eu beaucoup plus de "mérite" à écrire des livres qu'à travailler dans une banque comme je l'ai fait quelques années. Pourtant, la "valeur" sur le marché de mes livres était bien inférieure à celle de mon activité bancaire. Est-ce qu'il faut sans plaindre? Mais pas du tout! Et c'est là l'erreur des égalitaristes qui, finalement, accordent beaucoup trop d'importance à l'argent. Respectons les lois du marché qui donnent la mesure de notre valeur pour la société, sans en faire l'étalon du mérite personnel !

Alain Cohen Dumouchel : On peut tout à fait s'affranchir de ce dilemme et c'est Bastiat dans ses "Harmonies économiques" qui l'exprime : "Je crois que l'invincible tendance sociale est une approximation constante des hommes vers un commun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une élévation progressive et indéfinie de ce niveau. Je crois qu'il suffit au développement graduel et paisible de l'humanité que ces tendances ne soient pas troublées et qu'elles reconquièrent la liberté de leurs mouvements. Je crois ces choses, non parce que je les désire et qu'elles satisfont mon cœur, mais parce que mon intelligence leur donne un assentiment réfléchi."

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