Nucléaire iranien : le dessous des cartes des intérêts des uns et des autres <!-- --> | Atlantico.fr
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Les négociations concernant le nucléaire iranien ont repris mercredi 20 novembre à Genève.
Les négociations concernant le nucléaire iranien ont repris mercredi 20 novembre à Genève.
©Reuters

Panorama perse

Alors que vient de s'ouvrir un nouveau cycle de négociations sur le nucléaire iranien, la question des intérêts des différents acteurs du dossier vient logiquement se poser. Décryptage d'un conflit d'intérêts des plus géopolitiques et des plus complexes.

Atlantico : Les négociations concernant le nucléaire iranien ont repris mercredi 20 novembre à Genève. Ces nouvelles réunions réunissent l'Iran et le groupe dit des 5+1, à savoir les cinq membres du Conseil de sécurité plus l'Allemagne. Ces six pays partagent-ils les mêmes objectifs ? 

François Géré :Un point commun les réunit : éviter que l’Iran ne se dote d’armes nucléaires opérationnelles. Personne n’a jamais soulevé publiquement la question pourtant classique d’au moins un ou deux essais nucléaires préalables. Évidemment, ce genre d’activité supposerait une sortie du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), ce à quoi l’Iran se refuse jusqu’à présent. 

Au-delà c’est chacun pour soi. Chaque État conserve ses propres préoccupations conformément à ses intérêts. C’est banal. L’important est davantage de mesurer les différentiels de puissance dans la région, la manière dont ils évoluent et pourraient évoluer selon la tournure que va prendre la crise nucléaire iranienne.

Ardavan Amir-Aslani : Incontestablement, la volonté de l’ensemble des membres du groupe de 5+1 est de s’assurer que l’Iran ne développe pas une capacité nucléaire militaire. Ce qui différencie les membres de ce groupe est leur appréciation de l’urgence de la chose et les moyens qu’il convient de mettre en œuvre pour éviter la nucléarisation de la capacité militaire iranienne. Si par exemple pour les Chinois et les Russes, l’objectif est effectivement d’empêcher la prolifération nucléaire, pour y parvenir, ces deux pays ne retiennent que l’option de la diplomatie dans le temps. En revanche pour les Américains, le principe d’une intervention militaire n’est pas exclue et la durée qu’ils s’octroient pour contraindre l‘Iran à réduire ses ambitions nucléaires ne dépasse pas un an.

Que cherchent à obtenir les États-Unis avec ces négociations ? 

François Géré :Les États-Unis sont en phase de désengagement – ce qui ne veut pas dire de retrait - dans la région. Il semble que l’objectif du changement de régime soit abandonné par Washington. L’option militaire reste officiellement sur la table mais l’administration Obama s’y refuse intimement, en dépit des pressions des alliés régionaux israéliens et saoudiens.

Au plan strictement économique, les États-Unis, comme les autres, cherchent à ne pas perdre l’équivalent du gain de l’autre. Une amélioration de la relation des relations entre les États-Unis et l’Iran ne profiterait pas à la Russie et à la Chine. Elle n’avantagerait guère les intérêts français ou allemands qui seraient surclassés par les entreprises américaines.

Les Etats-Unis, par inertie et conformisme, n’osent pas ou ne parviennent pas à bouleverser les relations établies dans la région depuis 1980. La seule initiative est venue des neo-conservateurs américains en 2000. Elle s’est traduite par l’immense gâchis irakien.

Alain Chouet :Les différents centres de décision, lobbys et think tanks américains se déchirent déjà depuis plusieurs années sur la position à adopter vis-à-vis des dossiers du Moyen-Orient. Convient-il, comme l’a fait pendant huit ans l’administration Bush de continuer à entretenir une relation privilégiée avec les théocraties pétrolières sunnites (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Émirats) qui rapporte aux États-Unis en terme de pétrole et d’exportation de la dette mais coûte cher en termes de sécurité et de stabilité régionale ? Ou bien convient-il de rééquilibrer la position internationale US en pratiquant une politique d’ouverture en direction de l’Iran qui demeure - qu’on le veuille ou non - la principale puissance régionale en termes de population, de niveau éducatif et de potentiel économique ?

Autant que j’en sache, la question n’est pas tranchée, en particulier entre la Maison Blanche, plutôt favorable à des formules d’ouverture, et le Département d’Etat (Affaires Etrangères) qui reste crispé sur une attitude d’intransigeance favorable aux pétromonarques wahhabites.

Ardavan Amir-Aslani : L’accord éventuel entre l’Iran et le groupe de 5+1 serait en fait pour le président Obama une aubaine. Ce dernier, dès la première année de son premier mandat, a toujours clairement exprimé son souhait de mettre un terme à l’hostilité qui opposé l’Iran aux Etats-Unis. Pour ce faire, et en particulier pour contraindre l’Iran à prendre ce chemin, les Etats-Unis ont mis en œuvre l’arsenal des sanctions qui ont forcé l’Iran à regagner la table des négociations. Les Américains ont tout à y gagner car ils ont fini par comprendre que ce qui les menace est une forme de l’islam qui n’est pas celle que partage les iraniens.

Le récent attentat devant l’ambassade d’Iran à Beyrouth perpétré par une branche d’Al-Qaïda dirigé par deux saoudiens en est un exemple. En revanche, le règlement de ce conflit nucléaire avec l’Iran entraînera aussi un rapprochement inéluctable entre ces deux pays, ce qui ne sera pas du goût ni d’Israël ni de l’Arabie Saoudite, habitués jusqu’à lors à être les seuls partenaires privilégiés des Etats-Unis dans la région.

Enfin, un accord sur le nucléaire iranien permettra au président américain de revendiquer une victoire sur la scène de politique étrangère alors qu’il est empêtré dans des graves difficultés sur le plan domestique, notamment du fait de la législation sur la protection médicale.

L'Allemagne et la Chine ont-elle des objectifs similaires à ceux des États-Unis ? 

François Géré :L'Allemagne et la Chine voisinent dans une approche purement commerciale, politiquement non conquérante, soucieuse de ne pas s’empêtrer dans les querelles régionales. C’est l’application d’une real politik strictement égoïste, susceptible d’inclure et de développer, si nécessaire, un volet humanitaire. Sans plus.

La Chine, avant tout soucieuse de puiser dans les ressources énergétiques, entre en scène avec une extrême prudence.

Alain Chouet : Comme pour les affaires de Syrie et de Libye, la Chine ne souhaite pas que l’ONU - sous pression occidentale - se transforme en machine à décerner les bons et les mauvais points en matière de gouvernance et à entériner les choix de l’OTAN en matière d’options stratégiques des pays émergents dont elle fait partie.

Je ne suis pas certain que la Chine ait des idées très arrêtées sur le nucléaire iranien, mais elle ne souhaite certainement pas laisser se développer des systèmes internationaux de sanctions contre les pays qui n’ont pas la chance de plaire à l’Occident. Elle risquerait d’en être la première victime. Les Iraniens le savent très bien et ne manquent certainement pas de développer cet argumentaire à Pékin.

Ardavan Amir-Aslani :La Chine cherche à s’assurer des sources stables d’approvisionnements énergétiques. L’Iran, de part ses ressources énergétiques pharaoniques, peut répondre dans un court délai aux besoins croissants de ce pays. Les chinois perçoivent en effet la volonté américaine de se réengager en Asie comme d’abord et avant tout de tenter de contrôler l’essor de la chine afin que ce pays ne remplace pas Washington comme puissance dominante en Asie. La Chine est aujourd’hui le principal partenaire économique de l’Iran et son client le plus important en terme d’achat pétrolier. Ce n’est pas certain que le rapprochement entre les Etats-Unis et Téhéran assure le maintien de ce rang au chinois à Téhéran.

Que cherche la Russie de Vladimir Poutine ? 

François Géré :La Russie, c’est très remarquable, se situe entre ces deux voies. Elle obéit à des intérêts strictement égoïstes mais son action s’explique aussi par une motivation de recherche de la puissance. Comme une nostalgie. La Russie, cherchant à combler le vide ainsi créé par le retrait progressif des États-Unis, fait un retour via la Syrie et l’Égypte mais sans disposer d’atouts encore très puissants.

Alain Chouet : La Russie, qui retrouve ses ambitions régionales, et a besoin de l’Iran dans plusieurs domaines stratégiques (en particulier celui du terrorisme islamique sunnite), n’a aucune raison de "faire des cadeaux" à Benyamin Netanyahou, qui s'est rendu en Russie cette semaine, et aux faucons israéliens. C’est d’autant plus vrai qu’en Israël même, l’intransigeance de Netanyahou est loin de faire l’unanimité. De nombreux responsables politiques israéliens, mais aussi des membres de l’état-major et des services secrets s’interrogent sur la faisabilité, l’opportunité et l’efficacité de frappes contre l’Iran ainsi que sur les conséquences à long terme du renforcement de l’intégrisme sunnite aux frontières d’Israël.

Ardavan Amir-Aslani : Les Russes ont cherché à accroître leur présence au Moyen-Orient, dans ce climat de nouvelle Guerre Froide qui s’annonce avec les Américains dont l’emblématique symbole est le statut de réfugiés politiques octroyé à Snowden. Ainsi, la fin du régime des sanctions permettra aux Russes d’augmenter leurs échanges, notamment dans le domaine militaire avec Téhéran, tout en développant leur proximité diplomatique avec le seul pays qui de par ses richesses en hydrocarbures est à même de défier la suprématie gazière russe en Europe.

Et la France dans tout cela ? A-t-elle, comme le guide suprême Ali Khamenei l'a déclaré, "cédé aux États-Unis" et s'est mise "mise à genoux devant le régime israélien" en empêchant la conclusion d'un accord sur le programme nucléaire iranien le 10 novembre dernier ? 

François Géré : Dans la formulation du Guide Suprême, il y a eu, regrettablement, une erreur d’appréciation. La France n’a certes pas cédé aux États-Unis qui, au contraire, n’ont cessé de lui conseiller une plus grande souplesse. Quant à Israël, tout en faisant la part d’une formulation enflammée bien mal venue à la veille d’une négociation, il est exact que la position de la France aurait mieux fait de n’être pas formulée durant un voyage en Israël. Cela a été perçu en Iran comme une provocation à laquelle il fallait répondre.

Alain Chouet : Il me semble que la France a "brûlé ses vaisseaux" dans cette affaire et s’est privée de toute marge de manœuvre par son intransigeance durement affichée dans cette affaire comme dans l’affaire syrienne. Aux yeux des Iraniens, elle est d’autant plus disqualifiée qu’ils considèrent que Paris n’a pas les moyens de son intransigeance. Le seul atout qui lui reste est négatif. Ce serait celui d’opposer son veto au Conseil de sécurité à toute formule d’apaisement ou d’allègement des sanctions contre l’Iran.

Mais si de telles formules étaient proposées, cela voudrait dire qu’elles ont l’approbation américaine et cela amènerait la diplomatie française en opposition frontale avec la présidence US. Il n’est pas sûr que la France puisse se payer ce luxe. Refuser la guerre comme la présidence française l’avait fait en 2003 avait du panache à défaut d’effet pratique. Refuser l’apaisement risque d’apparaître moins valorisant… et tout à fait contreproductif si les négociations débouchent sur une formule d’accord.

Ardavan Amir-Aslani :La France, pour des raisons ayant trait à sa proximité avec Israël et les pétromonarchies arabes du golfe persique, joue le rôle de "gâcheur de fête" dans le retour de l’Iran dans le concert des nations en adoptant depuis une dizaine d’années une position particulièrement agressive à l’égard de l’Iran. Son espoir étant de remplacer les Etats-Unis au Moyen-Orient comme partenaire militaire privilégié des pays arabes pétroliers. En ce faisant, la France risque de rater les opportunités économiques historiques que l’Iran représente pour elle dans des domaines comme le transport à grande vitesse ou l’automobile.

Cette position française marque-t-elle un virage dans l'histoire de notre diplomatie?

François Géré :On a pensé qu’après Sarkozy, Hollande conduirait une diplomatie différente, moins hostile à l’égard de l’Iran. Il semble qu’il n’en soit rien. Il n’y a donc pas de clivage gauche-droite

On pourra évoquer la SFIO de Guy Mollet qui, la main dans la main avec Israël (et les Britanniques) avait attaqué à Suez l’Égypte de Nasser en décembre 1956, recevant un terrible camouflet américano-soviétique.

Depuis les quinze dernières années, la diplomatie française, tous les experts s’accordent là-dessus, a effectué un basculement interne. Elle a abandonné la tradition d’équilibre entre États musulmans et Israël pour rechercher une combinaison identique à celle des États-Unis : Israël et les États arabes "modérés" face aux "perturbateurs", proliférants, l’Iran en première ligne. La difficulté vient de ce que les soi-disant modérés entretiennent des liens pour le moins gênants avec des groupes islamistes extrémistes directement liés à Al-Qaïda comme on le constate en Syrie, en Libye, au Mali.

Si la rupture entre la France et l’Iran s’avérait définitive au profit d’un basculement vers Israël et les Saoudiens, cela constituerait un tournant. Mais le virage sera dur à négocier par rapport aux positions saoudiennes à l’égard du militantisme salafiste, notamment en Afrique et par rapport à Israël sur la question palestinienne. La position française sur Jérusalem et l’interruption de la colonisation perdrait un peu plus de crédibilité.

En fait, la France, comme les États-Unis, cherche à se positionner au mieux de ses intérêts dans un Moyen Orient en phase d’instabilité prolongée depuis le "printemps" tunisien. Or, on constate qu’aucun facteur stabilisant ne s’est encore imposé. Un accord avec l’Iran pourrait (aurait pu) constituer une option mais il semble que la situation ne soit mûre ni d’un côté ni de l’autre pour s’accorder sérieusement dans la durée tant les oppositions régionales sont puissantes.

Alors nous allons tous poursuivre une marche incertaine dans l’instabilité…. La certitude est que les puissances occidentales ont perdu la capacité à fixer le cap. C’est certainement l’élément le plus important. 

Ardavan Amir-Aslani : Aujourd’hui, c’est clair que l’opportunité historique du 10 novembre a été manquée du fait de l’intransigeance française. Comme je l’ai dit, la France, à tort à mon sens, considère que plus elle adopte une position dure sur la question iranienne, plus elle sera récompensée par des marchés économiques avec les pétromonarchies du golfe persique. Ce calcul est d’autant plus erroné que jusqu’ici les entreprises françaises ont raté tous les marchés stratégiques dans le sud du golfe persique. Des marchés importants car ils assuraient aux entreprises victorieuses des espoirs majeurs sur les grands chantiers de demain, en Inde et au Brésil. C’est ainsi que le contrat de TGV liant la Mecque à Médine en Arabie Saoudite a été remporté par Thalgo, une société espagnole, la centrale nucléaire d’Abou Dhabi par Kepko, une société coréenne, etc…

La seule conséquence de cette position française est que la France risque de perdre son statut de troisième voie diplomatique internationale, celle de De Gaulle, et au passage de perdre aussi le marché du siècle que sera l’Iran sorti du régime des sanctions.

Quel rôle jouent les autres acteurs de la région ? 

François Géré :La nouveauté tient à la montée des acteurs régionaux : l’Arabie saoudite et dans une moindre mesure le Qatar. En raison de l’affaiblissement relatif des Etats occidentaux, ils utilisent le levier énergétique et les masses de capitaux dont ils disposent pour infléchir les politiques occidentales. Ils se dotent également d’arsenaux conventionnels très couteux (notamment de défense antimissiles) dont les marchés attirent les industriels.

Le facteur religieux achève de rendre la situation un peu plus inextricable. Non seulement il existe une opposition traditionnelle entre shiites et sunnites, mais ces derniers sont rongés par des dissensions impitoyables. Les Frères musulmans regroupent diverses mouvances y compris salafistes, toutes disposées à recourir à la violence. Ainsi, les États occidentaux se retrouvent-ils face à un nouveau dilemme : le terrorisme hybride, mélange de motivations fanatiques et de banditisme traditionnel. Quelle est l’autorité légitime pour en venir à bout ? Les dictateurs traditionnels que l’on se refuse à soutenir (Moubarak, Assad) ? Ou bien de nouveaux gouvernements dont les dirigeants étaient hier encore tenus pour terroristes ?

Ardavan Amir-Aslani :Le Royaume-Uni a déjà engagé son rapprochement avec l’Iran avant même un accord sur le nucléaire, en manifestant son désir de renouer des relations diplomatiques avec l’Iran depuis la fermeture de son ambassade à Téhéran il y a un peu plus de deux ans. Les Anglais mesurent l’importance économique de l ‘Iran comme marché potentiel dès lors que les sanctions prendraient fin.
L’Allemagne, seul membre non doté de l’arme nucléaire parmi le groupe de 5 + 1, participe à ces négociations en sa qualité de plus grande puissance économique européenne.Elle n’a que des visées économiques en Iran. Pendant que la France, depuis l’administration précédente, avait alignée sa politique iranienne sur celle de l’aile droite du Likoud, l’Allemagne a toujours maintenu une modération remarquée. Elle sera éminemment privilégiée dans les choix économiques de l’Iran, de ce fait, après la fin du régime des sanctions.

Propos recueillis par Théophile Sourdille et Sylvain Chazot 

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